Syrie : les grandes manœuvres d'Al-Qaida
Entretien avec Jean-Pierre Filiu par Laurent Marchand
Quelle est la portée du ralliement des jihadistes du Front Al-Nosra à Al-Qaida ?
Il faut d’abord replacer cette annonce dans le contexte chargé des intrigues inter-jihadistes. La branche irakienne d’Al-Qaida a pris son autonomie par rapport à la direction de l’organisation depuis la mort d’Oussama Ben Laden, en mai 2011, et elle a refusé de prêter allégeance à son successeur, l’Egyptien Ayman Zawahiri. Le Front Nusra, apparu en Syrie en janvier 2012, compte parmi ses fondateurs des « vétérans » syriens de la guérilla antiaméricaine en Irak. Cette fraternité d’armes entre les jihadistes syriens et irakiens leur a été pendant les derniers mois mutuellement profitable, notamment en termes d’approvisionnement par la frontière très poreuse entre les deux pays. Mais « l’Etat islamique en Irak », la dénomination officielle des jihadistes irakiens, a voulu formaliser en rapport de dépendance ce qui était une collaboration relativement équilibrée. Le Front Nusra a réagi en rejetant cet amalgame au sein de la branche irakienne d’Al-Qaida. Il l’a même « court-circuitée » en déclarant son allégeance directe à Zawahiri. Il s’agit donc bien de manœuvres complexes dans un milieu beaucoup plus divisé qu’il ne veut l’admettre face aux « infidèles ».
Dans les régions riches en ressources du Nord de la Syrie, les factions les plus radicales semblent avoir le dessus. Doit-on craindre la constitution d’un territoire sous contrôle jihadiste ?
Le Nord et l’Est de la Syrie sont progressivement passés sous le contrôle de l’insurrection depuis l’été 2012, le tout au prix de féroces batailles. Les bombardements que le régime a infligés à la population locale par l’aviation, l’artillerie et les missiles SCUD ont semé ruines et désolation, poussant des centaines de milliers de civils à l’exode. Cette situation de guerre imposée par Bachar al-Assad à son peuple a favorisé le développement des milices, soit sous l’autorité de l’Armée syrienne libre (ASL), soit à l’initiative des groupes salafistes et jihadistes. Le Front Nusra a été servi par sa discipline implacable et par l’expérience de la guérilla acquise par beaucoup de ses combattants en Irak. Mais les jihadistes poursuivent dès maintenant un programme qui leur est propre et qui va bien au-delà du renversement de Bachar al-Assad. Ils ont ainsi pris l’initiative de plusieurs offensives, ce qui a accentué la désorganisation du front révolutionnaire, mais leur a aussi permis de s’emparer d’un arsenal important dans les bases du régime ainsi conquises. Les jihadistes ne sont qu'une minorité, certes agissante, mais qui profite surtout du vide laissé par les autres acteurs pour pousser son avantage très relatif.
Vous vous êtes déclaré favorable à l’armement de l’opposition au régime d’Assad. Vous le restez ?
La passivité occidentale face au conflit syrien est non seulement terrible en termes de souffrances pour une population martyrisée, elle produit surtout le contraire de ce qu’elle prétend atteindre sur le plan stratégique. L’argument courant pour rejeter l’armement de la guérilla syrienne est qu’un tel armement profiterait aux jihadistes contre Bachar al-Assad. Or on voit bien aujourd’hui que deux ans d’abstention des Etats-Unis et de leurs alliés ont fait le jeu des jihadistes, sans pour autant accélérer la chute du despote syrien. Les forces révolutionnaires et démocratiques sont aujourd’hui en Syrie prises entre les deux feux de la dictature et des jihadistes. Face à un tel désastre, il n’y a plus que des mauvaises solutions à mettre en œuvre. Mais la moins mauvaise est encore de doter la coalition révolutionnaire d’un matériel anti-aérien qui lui permettra enfin d’installer son gouvernement provisoire dans une zone protégée des bombardements du régime. Ne rien faire, c’est faire le jeu des jihadistes, et donc trahir doublement un peuple syrien abandonné depuis deux ans face à une dictature barbare.