Après la chute d’Assad, quel avenir politique pour la Syrie ?

17/01/2025

Le 8 décembre 2024, Bachar el-Assad, président de la République arabe syrienne depuis 2000, a fui le pays après une offensive éclair (mais soigneusement préparée) menée par Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation pour la libération de la Syrie), officiellement formée en 2017, et ses alliés installés, pour la plupart, dans le nord-ouest du pays, à Idlib et ses environs. 

Il n’a fallu qu’une dizaine de jours pour que l’un des régimes les plus autoritaires au monde qui avait survécu au printemps arabe en 2011, à la militarisation d’une partie de l’opposition, puis à l’essor temporaire de l’État islamique s’écroule sans que son armée se batte pour sa survie. Entre 10 000 et 20 000 combattants auront eu raison de plus de 150 000 militaires (les chiffres divergent) et d’une dizaine de services secrets aux effectifs pléthoriques.

Si les scènes de liesse populaire à travers le pays étaient l’expression du soulagement d’une population profondément traumatisée par les violations endémiques à grande échelle des droits humains perpétrées et documentées depuis des décennies, les paroles et les actes, souvent rassurants, des nouveaux dirigeants n’ont pas dissipé le flou qui entoure l’avenir

Un rapport de forces internes défavorable au régime d’Assad 

Les événements de novembre et décembre 2024 étaient le produit d’un rapport de forces intra-syrien de plus en plus défavorable pour le régime. Les groupes de rebelles installés à (ou expulsés par les forces du régime vers) Idlib avaient réussi, malgré d’importantes contraintes, à coordonner leur action militaire ; leur offensive lancée, d’autres milices installées dans le sud l’ont amplifiée . En dépit de leurs penchants répressifs, ils étaient également parvenus à assurer leur enracinement local, leur légitimité sur place et la mobilisation de ressources humaines et matérielles relativement importantes. Ainsi, le Gouvernement du salut syrien qu’ils avaient formé en 2017, présidé par Muhammad el-Bashir (désormais premier ministre de la Syrie), était capable de répondre à bon nombre de besoins de ses administrés. A contrario, le régime d’Assad n’a jamais cherché à mener une politique de reconstruction, et encore moins de réconciliation, dans les parties du territoire qu’il avait conservé ou reconquis. Enfin, l’exacerbation de la crise économique  a démobilisé ses propres soutiens, y compris dans l’armée et les services secrets.

Une Turquie confortée et des alliés affaiblis

Le rapport de forces entre acteurs syriens a également évolué en fonction du soutien reçu de l’extérieur. Les rebelles à Idlib ont pu compter sur le soutien souvent discret, mais efficace de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sous la pression de ses électeurs, cherche à faciliter, voire forcer, le retour des 3 - 4 millions de réfugiés syriens installés en Turquie. Un retour précoce aux yeux d’Assad qui s’était plusieurs fois félicité d’une composition démographique plus « saine » de la Syrie grâce au départ des réfugiés. 

Cette même Turquie a, depuis le début de la guerre d’Ukraine, vu sa position renforcée vis-à-vis de la Russie, qui a besoin d’elle et de ses drones, et qui a été conduite à réduire la présence militaire, y compris à ses bases navale de Tartous et aérienne de Hmaymim. Lors de la marche des rebelles sur Damas, le soutien de l’aviation russe est resté minimal ; selon certaines sources, la Russie disposait de moins de dix avions en Syrie. 

Quant aux forces du Hezbollah, de l’Iran et du gouvernement syrien, elles étaient plus que jamais exposées aux attaques israéliennes, surtout après le 7 octobre 2023 et le début de l’escalade le long de la frontière israélo-libanaise à la fin septembre 2024. En effet, l’offensive des rebelles syriens coïncidait avec le cessez-le-feu qui actait l’affaiblissement du Hezbollah.    

Il ne s’ensuit évidemment pas que le gouvernement israélien aurait intentionnellement provoqué la chute d’Assad. Depuis des décennies, les avis des politiques et militaires israéliens étaient partagés ; si Bachar, comme son père et prédécesseur Hafez, continuait de revendiquer  le Golan unilatéralement annexé par Israël en 1981, refusait de signer un accord de paix avec son voisin du sud, restait l’allié de l’Iran et du Hezbollah , il n’a jamais engagé les forces syriennes contre Israël et faisait ce qu’il fallait pour que le calme règne le long de la ligne de cessez-le-feu sur le Golan. 


Contrôler et gouverner, réconcilier et reconstruire

À quel point les vainqueurs pourront-ils contrôler, gouverner, voire réconcilier et reconstruire la Syrie ?  Les quelques milliers de combattants et bien moins de cadres administratifs n’y suffiront vraisemblablement pas. Si l’ancien régime s’est effondré, le nouveau reste à construire. 

Tout d’abord une grande partie de la Syrie échappe toujours à la coalition autour de HTC ; l’armée turque reste déployée le long de la frontière nord pour repousser les Kurdes syriens vers le sud, tandis que les forces kurdo-arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenus par des troupes américaines dominent le territoire à l’est de l’Euphrate. Enfin, les fidèles de l’État islamique n’ont jamais entièrement disparu des régions à l’est de l’axe Damas-Alep. Même ailleurs des combattants rechignent à déposer les armes et des recours à la violence ont été signalés.

Ensuite, la capacité d’agir de la coalition dépendra à la fois de sa cohérence interne, de son rapport de force avec les autres acteurs, et de sa volonté ou de la nécessité d’élargir sa base populaire – trois variables dont chacune peut impacter les autres. L'éloquent, rassurant et médiatique Ahmad Hussein el-Shar’a alias Abu Muhammad al-Jawlani (Joulani) ne parle pas au nom de tous ses membres ; son propre passage par l’État islamique (EI) et al-Qaida le rend suspect aux yeux de nombreux Syriens et observateurs. Des désaccords portant sur l’orientation idéologique et politique ou sur le rôle des uns et des autres ne seraient pas surprenants au vu de l’histoire assez brève et parfois violente de HTC et de la coalition qu’il conduit.          

Les dissensions internes et les rapports avec les autres acteurs  se répercuteront sur l’organisation des élections, la rédaction de la nouvelle Constitution, les libertés qu’elle devrait garantir, l’État de droit évoqué par Jawlani, l’ensemble du cadre institutionnel à venir et  son caractère plus ou moins participatif et démocratique. Même unie , la coalition resterait pour l’instant une coalition de groupes armés, composés d’hommes sunnites arabophones seulement qui ne sont pas concurrencés par des partis dont les statuts et le fonctionnement permettraient la représentation d’intérêts défendus par telle ou telle autre partie de la population. L’ancien régime n’avait légalisé que quelques partis qui tous fonctionnaient sous d’énormes contraintes. Le seul parti de masse, le parti Ba’th, inféodé au régime, désormais suspendu, pourrait ne pas survivre la chute d’Assad. Ses partenaires dans l’ancien Front national progressiste (FNP) n’ont jamais pesé, ni en membres ni en influence. 

Toute tentative de transformer les groupes armés ou les partis du FNP en partis structurés et représentatifs, capables de former des alliances, ou d’encourager la création de nouveaux partis, prendra plus de temps que ne prendrait le sabordage de telles initiatives. En cas de bienveillance des dirigeants un délai de transition raisonnable – plus long que les trois mois initialement évoqués, plus court que les quatre ans désormais envisagés - permettrait de structurer la vie politique en vue de l’organisation d’élections et de la rédaction d’une Constitution, à condition toutefois de trouver des mécanismes consensuels pour prendre les décisions les plus urgentes. Sans aucun doute, il y aurait là aussi un rôle pour la société civile qui a pu se développer depuis 2011, parfois grâce à l’érosion des capacités de répression, parfois grâce à la tolérance des groupes armés focalisés sur l’action militaire. Pourtant, la situation pourrait aussi profiter aux autorités religieuses, musulmanes et chrétiennes, et aux notables locaux, tous non-élus, cherchant à avancer leurs intérêts grâce à la légitimité dont ils peuvent jouir dans une partie de la population.  

Inclure et exclure

Si la réduction de la Syrie à une mosaïque relève de la caricature, les critères religieux, linguistiques, et familiaux (certains ajouteraient tribaux) peuvent, tout comme les intérêts matériels et symboliques, déterminer les loyautés personnelles et politiques. Jusque-là, les responsables de la coalition, se sont largement adressés à l’ensemble des Syriens, indépendamment de leur langue et de leur religion. Ils ont également mis l’accent sur la justice sans vengeance, la réconciliation, le respect des croyances et des pratiques de chacun ; et ont le plus souvent, mais pas toujours, écarté l’imposition de normes souvent considérées islamiques comme le port du voile pour les femmes ou leur exclusion de la vie publique. Il n’empêche, de nombreux Syriens les jugeront sur leurs actes plutôt que sur leurs paroles ou des mesures symboliques. 

Non moins importants sont les critères et les procédures que la coalition mettra en place pour associer ou exclure des personnes et des groupes qui, à différents degrés, ont ou auraient soutenu l’ancien régime ou profité de ses politiques. La question se pose certes par rapport aux Alaouites dont sont issus non seulement les Assad mais également nombre d’opposants. Pourtant, elle se pose tout autant par rapport aux militaires, Ba’thistes, voire fonctionnaires. Une purge à grande échelle comme en Irak en 2003, jusque-là évitée, aurait      d’autres effets directs et d’autres ramifications qu’une amnistie partielle ou la mise en place d’un mécanisme de justice transitionnelle. Bien représentées dans l’administration et le reste du secteur public, les femmes pourraient payer un tribut  élevé.

Enfin, l’inclusion n’est pas seulement une question de la représentativité sociétale des gouvernants et des institutions mais également des politiques publiques qu’ils mettent en œuvre et de leur impact sur la vie des gouvernés. Dans de nombreux domaines, la situation économique et budgétaire catastrophique laissée par l’ancien régime limite les choix sans les nécessairement les imposer. Certes utile, la levée des sanctions internationales ne changerait que partiellement la donne. 

Après bientôt quatorze ans de conflit et de guerres internes, la Syrie est exsangue

Un quart de ses habitants, environ 22 millions en 2011, s’est réfugié à l’étranger, y compris de nombreux diplômés ; un autre quart a dû quitter ses foyers pour s’installer ailleurs dans le pays. La production de pétrole (et de gaz), depuis toujours limitée, a chuté et ne correspond plus qu’à la moitié de la consommation locale, elle aussi fortement réduite ; le reste était fourni par l’Iran, à prix réduit et sur crédit. L’exportation continue de Captagon, source importante de devises sous Assad, pèserait sur les relations avec les autres pays arabes dont l’aide serait utile. Selon la Banque mondiale, le produit intérieur brut (PIB) par tête ne dépasse désormais plus les US $ 421 dollars (courants) par an, contre environ US $ 2900 en 2011. En 2021, le PIB n’atteint pas les US $ 9 milliards ; le dernier budget de l’État sous Assad s’est élevé à US $ 5.3 milliards (même si l’évolution du taux de change permet d’autres calculs). Entre 2011 et 2016, les destructions et pertes causées par la guerre intérieure correspondaient à quatre fois le PIB de 2010 ; la situation ne s’est guère améliorée depuis. Les nouveaux dirigeants estiment que la dette publique atteint entre US $ 20 et 23 milliards. Les réserves en devises de la Banque centrale sont épuisées. Dès 2023, la monnaie a chuté d’environ 2 500 à 13 000 livres syriennes pour un dollar1. Dans la foulée le nouveau gouvernement a d’ores et déjà décidé de ne plus subventionner le prix du pain et de privatiser des entreprises du secteur public qui pourront alors plus facilement licencier. Or ce choix peu « inclusif » est aussi idéologique que budgétaire puisqu’il reflète l’engouement des nouveaux dirigeants et de nombreux islamistes pour les politiques (néo)libérales en économie. 

Une aide internationale sans doute limitée

L’aide publique de la part des pays plus riches de l’Europe occidentale, de l’Amérique du Nord, de l’Asie de l’Est et du Golfe arabo-persique restera sûrement modeste et largement humanitaire ou technique. Les uns invoqueront des contraintes budgétaires plus ou moins fondées, les autres se replieront sur eux-mêmes. Quant aux investissements étrangers, ils dépendent de facteurs de production aujourd’hui largement absents ; la main d’œuvre qualifié a émigré, le système d’éducation marqué par la répression et la pénurie n’a pas formé la relève. Les investissements sont aussi conditionnés par le pouvoir d’achat des Syriens qu’on ne voit pas se reconstituer de sitôt. Il va sans dire que ces contraintes peuvent rapidement entamer le crédit du nouveau régime, créer ou approfondir des fissures en son sein.   

Une politique étrangère semée d’embûches 

La Turquie ne se retirera pas facilement des territoires syriens comme Afrin qu’elle occupe le long de sa frontière. Le président Erdogan et ses soutiens semblent d’ailleurs conditionner son retrait à l’exclusion des acteurs kurdes du futur "compromis historique" syrien. Malgré ses déclarations apaisantes et sa faiblesse relative, le pouvoir iranien digère mal la perte de son ancien allié, perte qui renforce son isolement après la déroute du Hamas et l’affaiblissement du Hezbollah.

En Irak, plusieurs milices et acteurs chiites craignent une revanche sunnite dans leur propre pays. La plupart des monarchies du Golfe, l’Égypte, les Européens et les Américains se méfient toujours de ceux qu’ils désignent comme des islamistes ou djihadistes ; HTC et d’autres se trouvent encore sur leurs listes de terroristes. Particulièrement intenses après la chute d’Assad, les attaques israéliennes ont détruit environ 80% des équipements militaires de la Syrie. En même temps, Israël a occupé la partie syrienne de la zone tampon entre le Golan annexé et la Syrie et annoncé le doublement du nombre de colons sur le Golan. Les peurs et les récriminations réciproques entre Israéliens et Syriens ne disparaîtront pas avec le nouveau régime. Reste la possibilité de monnayer le maintien des bases russes à Tartous et Hmaymim. Sans ressources et sans alliés évidents, le nouveau pouvoir à Damas pourrait être forcé de faire des concessions contestées qui, elles aussi, risqueraient de l’affaiblir et le diviser. 

À tous les niveaux, les défis sont considérables mais ils ne sont pas pour autant insurmontables. Plus les nouveaux maîtres se résoudront à privilégier l’inclusivité et la représentativité, ce qui dans leur situation n’est pas facile, et plus les pays capables de le faire les soutiendront sans nier ces difficultés, plus heureuse sera l’issue du changement de régime pour les Syriens, le Proche-Orient et le reste du monde.

 

Photo de couverture : Les Syriens célèbrent la fuite de Bachar el-Assad. Damas, Syrie, 8 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash pour Shutterstock.
Photo 1 : Célébrations des combattants de l'opposition syrienne après la fuite de Bachar el-Assad. La chute du régime syrien, 7 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash  pour Shutterstock.
Photo 2 : Les Syriens célèbrent la fuite de Bachar el-Assad. Damas, 8 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash pour Shutterstock.


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