L’autoritarisme électoral face aux mobilisations populaires en Turquie. Entretien avec Elise Massicard

10/04/2025
Mobilisations à Istanbul, 23 mars 2025

Le 19 mars dernier, le pouvoir turque mené par Recep Tayyip Edrogan, fait emprisoner le maire d’Isbantul, Ekrem Imamoglu. Les manifestations en réaction à cette arrestation, nombreuses dans le pays, se poursuivent encore, en dépit de nombreuses arrestations. Pour mieux comprendre les enjeux derrière cette arrestation, nous interrogeons Elise Massicard, Directrice de recherche CNRS au CERI, Sciences Po. Entretien.

L’arrestation du maire d’Istanbul le 19 mars 2025 fait partie d’un mouvement de répression accrue. Était-elle prévisible?

Cette arrestation s’inscrit dans une vague de répression qui s’accentue depuis le début de l’année 2025, ciblant les journalistes critiques, des élus, des cadres partisans, des maires, mais aussi, pour la première fois, des responsables de la principale association patronale turque, la TÜSIAD. Mi-février, la police turque avait ainsi procédé à une vague d’arrestations d’une ampleur inédite : près de 300 élus et personnalités proches de l’opposition, accusés d’être « membres présumés d’organisations terroristes ». Figuraient parmi les personnes arrêtées des membres de petits partis de gauche et des journalistes, mais la cible principale était le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) - au moment même où des négociations étaient en cours avec le mouvement kurde, qui se sont d’ailleurs soldées quelques semaines plus tard par l’appel de son leader, Öcalan, à déposer les armes. Il pourrait s’agir, pour le pouvoir, de faire montre d’une politique de fermeté, afin de ne pas s’aliéner sa base nationaliste malgré ce rapprochement. En parallèle, les destitutions de maires ont continué - plus d’une dizaine depuis les élections municipales de mars 2024 ; dont neuf issus du parti pro-kurde, et deux du Parti républicain du peuple (CHP), principale formation de l’opposition, dont est issu Ekrem Imamoglu.

L’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu prend donc sens dans un contexte de répression plus large, qui vise l’ensemble de l’opposition. Dans une certaine mesure, elle était attendue : depuis plusieurs années, Ekrem Imamoglu est visé par plusieurs enquêtes, et, récemment, deux nouvelles enquêtes ont été ajoutées coup sur coup. L’étau se resserrait donc. Pour autant, son arrestation marque un véritable saut : ce n’est rien de moins que le principal rival politique d'Erdogan qui est arrêté, et ce quelque jours avant d’être intronisé candidat à la présidence.

Justement, qu’incarne le maire d’Istanbul pour la Turquie aujourd’hui?

Ekrem Imamoglu est d’abord la personne qui est parvenue à reconquérir la métropole d’Istanbul sur le parti d'Erdogan (le parti Refah puis l’AKP) qui la gouvernait depuis 1994 - après, donc, plus de 25 ans de pouvoir. Cet homme est ainsi d’abord celui qui a défait l’AKP, qui était alors (en 2019) réputé électoralement invincible. Au-delà de ce que signifie le contrôle de la plus grande métropole du pays (qui représente environ 40% du PIB turc) en terme de contrôle de ressources, la dimension symbolique est centrale : c’est comme maire d’Istanbul qu’Erdogan a entamé sa carrière politique, et on lui attribue la formule “qui remporte Istanbul remporte la Turquie”.
Comme Erdogan, Imamoglu est issu d’une famille conservatrice, originaire de la région de la mer Noire. Ce maire très populaire incarne cependant un style très différent de celui d’Erdogan : loin des diatribes polarisantes de ce dernier, il en appelle au contraire à l'inclusivité, à l’ouverture, à l’amour même, veillant à ne pas jouer sur les clivages (tel celui qui oppose laïques et islamistes) mais à s’adresser à tout un chacun, sur la base des besoins des habitants. Ce faisant, il a mis en place une gestion municipale qui a globalement fait ses preuves, lui permettant d’être réélu en 2024.

Ce qu’incarne Imamoglu aujourd’hui cependant, c’est d’abord et avant tout la possibilité d’une réelle compétition politique en Turquie. Bon communiquant, il a su se construire une aura nationale, comme le montrent les sondages. Alors que les luttes intra-partisanes et les logiques de coalition ne lui avaient pas permis d’incarner la candidature d’opposition aux présidentielles de 2023, sa candidature semble aujourd’hui une évidence.

Manifestations en Turquie 2025

Le régime d’Erdogan se sent-il menacé?

Imamoglu constitue aujourd’hui un véritable rival, sans doute le plus dangereux, pour Erdogan, dans le cas d’une confrontation pour les prochaines présidentielles. Au-delà de savoir si Erdogan et Imamoglu pourront se présenter ou non aux prochaines présidentielles, si ce duel aura lieu un jour et comment il se soldera, la séquence actuelle montre un régime menacé dans ses fondements : l’AKP et Recep Tayyip Erdogan se sont toujours appuyés sur la légitimité de l’élection. C’est sur la volonté populaire qu’Erdogan revendique la base de son pouvoir, en accord avec son discours populiste. C’est au nom de la volonté populaire qu’il a limité le pouvoir des non-élus, l’armée notamment, dans le jeu politique, dans les années 2000. De fait, la popularité électorale d’Erdogan est réelle, et l’AKP a longtemps été, et est toujours dans une certaine mesure, une machine électorale redoutable. Malgré les entorses à l’équité des élections, évidentes depuis de nombreuses années, le principe de l’élection comme reflet de la volonté populaire et comme base de la légitimité à gouverner n’a jamais été remis en cause. Ce principe est largement consensuel en Turquie, pas seulement dans l’opposition, et c’est ce qui explique l’ampleur de l’indignation qui s’est exprimée suite à l’arrestation d’Imamoglu. Si le pouvoir fait en sorte que la compétition politique soit vidée de son sens, alors il scie la branche même sur laquelle il est assis. Le régime pourra alors se perpétuer, mais sur d’autres bases, et donc en sera transformé. C’est la tension fondamentale à laquelle sont confrontés les “autoritarismes électoraux” : jusqu’où jouer le jeu de l’élection - jusqu’à risquer la défaite ?

Vous évoquez l’ampleur de l’indignation populaire. On lit justement que les manifestants rassemblent toutes les générations, toutes les catégories de la population. Peut-on voir dans ces manifestations un réel espace de mobilisation pour la société civile en dépit de la répression du système autoritaire?

Les manifestants rassemblent de nombreux milieux, mais les jeunes y sont largement surreprésentés - c’est d’ailleurs d’une manière générale la classe d’âge qui soutient le moins Erdogan. D’autre part, le soutien du mouvement pro-kurde et des milieux kurdes à cette protestation est source de débats. Si le parti pro-kurde a apporté son soutien au grand meeting du 29 mars, quelques altercations dans les rassemblements montrent que les orientations ouvertement pro-kurdes n’y sont pas nécessairement bienvenues. Les slogans scandés sont très marqués par le kémalisme et le nationalisme ; il n’est pas si certain que la protestation rassemble toutes les nuances de l’opposition. La question du rôle du parti d’opposition dans l’organisation, mais aussi dans la canalisation de cette mobilisation bien plus large (de nombreux syndicats, chambres professionnelles, ONG soutiennent le mouvement) n’est d’ailleurs pas réglée. En revanche, la répression de l’arrestation de très nombreux manifestants n’a pas permis de l’étouffer, comme le montre la dynamique de rassemblements qui s’est amplifiée sur une dizaine de jours, et qui a repris le 9 avril.

La protestation prend maintenant des formes plus diffuses, de manière à contourner la répression mais aussi à perpétuer la mobilisation. Le simple citoyen peut ainsi s’y investir en tambourinant sur ses casseroles le soir, en boycottant des entreprises liées aux groupes de presse proches du pouvoir, en s’associant à la grande campagne de pétition. Loin d’annuler la primaire qui devait désigner le candidat à la future présidentielle suite à l’arrestation puis l’incarcération d’Imamoglu, le CHP l’a au contraire maintenue, et même ouverte à l’ensemble des citoyens, qu’ils soient membres ou non du parti, leur permettant ainsi d’exprimer un soutien la candidature d’Imamoglu.
La protestation invente de nouvelles formes, tenant compte des risques de la répression, mais aussi de la nécessité de faire durer cette immense vague d’indignation et de la volonté de la transformer politiquement.

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

Pour aller plus loin :
- Le dessous des cartes, Erdogan, à l'épreuve du peuple?
- Les turcs appelés à voter pour la primaire de l'opposition, sur fond de contestation grandissante, France culture, 23 mars 2025

Illustrations :
1. Manifestations le 23 mars 2025 à Istanbul. Crédit : Yusuf Cap pour Shutterstock
2. Manifestations le 24 mars 2025, à Istanbul, devant la municipalité. Crédit : Sadik Gulec pour Shutterstock

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