Un appareil et un dispositif hors-la-loi en Turquie : le CIMER et son système de délation

04/03/2025

Entretien avec Aysen Usal, chercheure associée au CERI

Qu’est-ce que le Centre de communication de la Présidence de la République (CIMER) en Turquie ? Comment fonctionne-t-il ?

Aysen Usal : Le Centre de communication de la Présidence de la République (CIMER) est une plateforme virtuelle, rattachée à la Présidence de la communication (Iletişim Başkanlığı), fondée en 2015 et dirigée par Fahrettin Altun, une des figures emblématiques du régime de R. Tayyip Erdoğan. Son prédécesseur était le Centre de communication qui dépend du Premier ministre (BIMER, Başbakanlık Iletişim Merkezi), fondé en 2006, c’est-à-dire, quelques années après l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Les deux centres ont coexisté entre 2015 et 2018. A la suite du passage de la Turquie à un régime présidentiel, le BIMER a été absorbé par le Centre de communication de la Présidence de la République. La Présidence et le Centre sont donc devenus des institutions importantes pour le régime « hyper présidentiel » en Turquie.

Dans ma recherche, je me suis focalisée sur ce Centre qui recueille les plaintes et les délations qui émanent des citoyens. Travailler sur ce Centre permet de mettre sous le feu des projecteurs les caractéristiques du régime en vigueur depuis 2018 en Turquie, plus particulièrement de révéler son caractère d’hyper central. Les demandes, les plaintes et les dénonciations reçues par le CIMER témoignent du fonctionnement bureaucratique et l’extrême centralisation du système. Même les « petits » problèmes locaux passent par la présidence de la République avant d’être transmis aux institutions concernées.

Ce système, s’il n’est pas le seul moyen pour déposer des plaintes et dénoncer ses concitoyens, reste le plus populaire, car il est le plus facile d’utilisation et qu’il permet notamment de conserver l’anonymat. Il est également perçu comme le plus efficace. Son objectif officiel est de « fortifier les liens entre l’État et les citoyens » dans la perspective de créer une administration publique innovatrice, notamment par le recours aux nouvelles technologies, et de faciliter la transmission des demandes, des plaintes et des délations des citoyens au Président de la République. Le Centre est ainsi fondé sur l’intégration des citoyens au sein du dispositif officiel du contrôle social et du maintien de l’ordre.

Vous dites que le CIMER n’est fondé sur aucune législation …

Aysen Usal : Le CIMER a été fondé par un décret-loi présidentiel mais celui-ci a été annulé par la Cour constitutionnelle en février 2024 au motif que le droit à l’information, le droit à la pétition et le droit à la plainte ne peuvent être réglés que par la loi1. La Cour a prévu que sa décision entrerait en vigueur neuf mois plus tard, soit le 28 novembre 2024. La promulgation d’une loi avant cette échéance était nécessaire au fonctionnement du CIMER mais le gouvernement n’a pas effectué les démarches indispensables. Le CIMER a en effet fonctionné pendant dix ans sans reposer sur aucune législation. Désormais, cette plateforme ne peut plus remplir de fonctions autre que la coordination entre les institutions. Elle ne peut plus donner des directives ni imposer des sanctions aux institutions publiques qui ne suivent pas ses recommandations. Cette nouvelle situation pose de nombreux problèmes juridiques mais aussi systémiques. Imaginez que dans ce système politique, le Président de la République est compétent dans quasiment tous les domaines mais qu’un centre directement relié à la Présidence ne peut pas donner de directives. S’il continue à ignorer l’annulation du décret-loi, les institutions concernées seront obligées de ne pas lui obéir. Dans le cas contraire, les fonctionnaires concernés seront coupables de ne pas respecter la décision de la Cour constitutionnelle. En ce sens, le système présidentiel turc est chaotique depuis ses débuts. L’exemple du CIMER en est la preuve. Il montre également la violation et la destruction de l’État de droit. Je veux aussi ajouter que depuis la mise en vigueur de la décision de la Cour constitutionnelle, on trouve sur le site internet du CIMER un nouveau manuel qui a remplacé la version « ancienne » et qui ne parle plus de délation (ihbar). Il s’agit désormais d’une nouvelle catégorie de dépôt : la participation aux politiques publiques (yönetime katıl). Il est à préciser que ce changement a eu lieu après que j’ai terminé ma recherche.


Comment avez-vous pu collecter les sources pour votre enquête (on imagine que beaucoup de données sont secrètes) et quelles difficultés avez-vous rencontrées durant votre travail ? 

Aysen Usal :  Oui, l’enquête a été véritablement difficile. On peut trouver quelques publications sur le CIMER et sur la délation qui s’appuient sur des données des archives des médias ; il s’agit de délations déjà publiques. Je n’étais pas satisfaite de ces données, je voulais aller plus loin mais l’enquête était ardue pour des raisons macro (système politique), méso (institutionnel) et micro (individuel). Le climat de peur était très perceptible pendant cette période (2021-2022) malgré la suppression de l’état d’exception en 2018. Les personnes qui avaient été dénoncées étaient très réticentes à parler et à partager des informations par peur des conséquences de la part du pouvoir. Les « utilisateurs du CIMER », des fonctionnaires qui disposent du droit d’accès aux données du centre au sein des institutions publiques locales, avaient peur de diffuser des informations personnelles. Enfin, étant moi-même une chercheuse stigmatisée par le pouvoir, l’accès au terrain m’était difficile. La délation constituait ma première enquête de terrain après mon limogeage de la fonction publique turque – pour avoir signé la Pétition pour la paix2.

Ma présence sur le terrain n’était pas légitime, stigmatisée comme je l’étais en tant que « terroriste » par le gouvernement AKP et les médias affiliés. À plusieurs reprises, mon nom et ma photo se sont retrouvés à la une des journaux locaux et nationaux. Certaines chaînes de télévision m’ont également ciblée comme ennemi et ces attaques se sont poursuivi lors de ma recherche de terrain sur la délation. Mon statut de « limogée » effrayait la plupart des personnes, y compris celles qui étaient politiquement et socialement proches de moi. Même en passant par les intermédiaires les plus fiables dotés d’importantes responsabilités, il m’était le plus souvent très difficile d’avancer dans la collecte des données. Néanmoins, il est toujours possible de trouver une faille par où s’infiltrer. J’ai fait appel à certains utilisateurs du CIMER et à certains avocats pour collecter des données. Les dossiers judiciaires constituent une source inédite et importante afin de suivre les traces des délations déposées au CIMER.

Qui sont les délateurs ? Peut-on dégager un profil type du délateur ?

Aysen Usal : Les statistiques officielles analysent le profil social des « déposeurs » auprès du CIMER sans distinguer entre délateurs et « déposeurs ». C’est pourquoi mon travail, qui se concentre sur les seuls délateurs, nuance et enrichit les analyses réalisées par le CIMER. 
Dans la plupart des cas, la dénonciation au CIMER relève de l’habitude : le délateur est un habitué du dépôt de dénonciations. Pour certains, la délation est une obsession. Par exemple, on peut lire dans la presse qu’une personne a dénoncé 150 personnes, y compris son père. Par ailleurs, on apprend aussi que plusieurs personnes peuvent être dénoncées en une seule fois.

Le terrain turc montre une extension de l’espace de la délation. Les délateurs peuvent résider loin des personnes qu’ils dénoncent. Or les travaux scientifiques sur la délation effectués dans d’autres pays montrent qu’il existe une proximité entre délateur et personne dénoncée : ils vivent dans le même appartement, dans le même quartier, ils travaillent sur les mêmes lieux, ils commercent ensemble, ils fréquentent les mêmes milieux3. Il existe donc des liens amicaux, familiaux, professionnels, de voisinage, etc. entre le délateur et sa cible. Il s’agit d’un contrôle du milieu social de l’un par l’autre. L’un devient le policier de l’autre. Ma recherche sur la délation en Turquie confirme ce résultat, mais en partie seulement. On trouve assez souvent une proximité entre le délateur et sa victime, mais à partir des données collectées, on observe parfois une distance. En effet, le système établi par le CIMER facilite la délation à distance. On trouve la dénonciation de personnes qui vivent dans une autre ville, voire dans un autre pays. Les médias sociaux créent un nouvel espace, plus large, pour la délation et pour le contrôle social. De ce fait, les caractères déterminants de la délation, la proximité et la connaissance de l’autre se trouvent dépassés.

En Turquie, 69% des « déposeurs » du CIMER sont des hommes4. Ce pourcentage semble être encore plus élevé concernant la délation. Dans les archives et les documents que j’ai pu consulter, je n’ai trouvé aucune trace de délatrices. En outre, dans mon échantillon, sans exception, toutes les femmes dénoncées sont des femmes éduquées. Ceci est fortement lié à la présence des femmes à fort capital culturel dans l’espace public. La majorité des « déposeurs » ont entre 27 et 35 ans. Les personnes appartenant à cette tranche d’âge ont passé leur enfance, leur adolescence et leur jeunesse sous l’hégémonie de l’AKP. En revanche, on ne connaît pas leur niveau de revenu ni leur métier car le CIMER ne requiert pas ce type d’informations dans le formulaire.

L’analyse des délations déposées auprès du CIMER nous montre explicitement que la majorité écrasante des délateurs ont un faible capital culturel. Le mauvais usage de la langue, la mauvaise syntaxe, de nombreuses fautes d’écriture et de ponctuation confirment ce constat.

Votre enquête vous a-t-elle permis de confirmer votre hypothèse de départ d’une corrélation entre l’étatisation du dispositif de délation d’un côté et la mise en place de l’état d’exception et le passage au système présidentiel de l’autre ?

Aysen Usal : Tout à fait. Elle a permis, avant tout, de mettre en lumière les liens forts qui existent entre la délation et ce que j’appelle les « temps brumeux », soit l’état d’exception et les périodes les plus répressives qu’a connu de la Turquie. Lié entre autres à l’augmentation du contrôle et de la répression, le nombre de délations a tendance à s’accroître. Rappelons que la Turquie a connu plusieurs virages autoritaires à partir des années 2010, à la suite des protestations de Gezi de 20135, des élections du 7 juin 20156, de la tentative du coup d’État des Gülenistes du 15 juin 20167 et de l’état d’exception qui a été proclamé après celle-ci, qui a été en vigueur entre 2016 et 2018 et dont les effets se sont fait sentir même après sa levée. A chaque fois, la répression et la surveillance se sont intensifiées. Le nombre de dénonciations et de délations a augmenté proportionnellement à la montée de la répression et de la violence au sein de la société. Le lien entre répression et délation est fort et indéniable. A titre d’exemple, à la suite de la tentative du coup d’état du 15 juillet 2016, le BIMER et le CIMER ont reçu un nombre important de délations, visant souvent des présumés Güllenistes. Selon les chiffres officiels, le nombre de dénonciations et de plaintes a atteint un total de 3 138 233 pour la seule année 2019 pour 1 415 336 au cours de la période s’étendant entre 2006 et 2011, soit un peu plus de cinq ans. L’augmentation des dénonciations est bien parallèle à l’augmentation de la répression étatique.

Par ailleurs, mon travail de terrain sur la délation m’a permis d’appréhender la manière par laquelle l’AKP gouverne, de saisir ses différentes formes de surveillance et l’éventail de son répertoire répressif. On comprend ainsi à quel point les liens entre la délation et le régime politique sont importants. Encourager et institutionnaliser la délation contribue à renforcer le régime politique répressif.


Vous décrivez le CIMER comme un appareil de gestion du mécontentement de la population dans un pays où la citoyenneté n’est pas définie en termes de droits. Quelle est cette vision particulière de la citoyenneté et plus largement du système politique turc que révèlent les pratiques de délation ? Peut-on élargir cette vision aux régimes autoritaires ?

Aysen Usal : Les documents que j’ai pu consulter suggèrent que la délation constitue tout à la fois comme un instrument pour gérer le mécontentement au sein de la société et comme un devoir civique servant à défendre des principes généraux d’égalité et d’équité. Le CIMER permet aux délateurs d’exprimer leur colère contre certaines situations perçues comme injustes et le dysfonctionnement du système. Ainsi, on trouve dans des archives du CIMER mention de bâtiments construits illégalement, de métiers exercés sans avoir obtenu le diplôme nécessaire, de magasins ouverts sans licence, d’aides sociales détournées, de fraude fiscale, des ventes non conformes aux normes sanitaires, etc. 

Par ailleurs, la délation apparaît comme un moyen de renforcer le sentiment de « citoyenneté responsable ». En effet, les délateurs dénoncent « pour faire régner l’ordre ». Ce faisant, ils se sentent participer au gouvernement du pays. Peu de dispositifs participatifs légaux et légitimes, tels que les référendums locaux ou les conseils de quartier, existent en Turquie ; ceux qui existent comme les manifestations de rue sont en fait peu autorisés. Dans ce cas de figure, les dépôts au CIMER et la délation renforcent le sentiment d’une participation à l’ordre politique et social. Les personnes qui déposent des plaintes estiment souvent peser sur le gouvernement du pays. Certains citoyens qui s’estiment peu considérés par les autorités publiques trouvent de la reconnaissance en dénonçant certaines autorités et certaines personnes auprès du CIMER. 

Peut-on élargir cette vision aux régimes autoritaires ? Les travaux présents sur d’autres terrains le confirment mais je préfère être un peu plus prudente car le savoir-faire citoyen est différent selon les pays. Il est issu d’une accumulation des savoirs et ceux-ci se forment historiquement et socialement. Il faut prendre en compte les spécificités de chaque société et de chaque régime politique. « Le régime autoritaire uniforme » n’existe pas.

Le CIMER a contribué au renforcement de la « société de la peur » en Turquie. Depuis l’état de siège de 2016-2018, les citoyens ont peur d’être dénoncés auprès du CIMER. Cette peur est la garantie de leur soumission et de leur obéissance au pouvoir en place.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Ankara, vue de nuit de la résidence présidentielle de la République de Turquie. Crédit : Hsyn20 pour Shutterstock.
Photo 1 : Istanbul, 9 octobre 2024, bannière avec le portrait de Recep Tayyip Erdogan sur la façade d'un bâtiment. Crédit : s_oleg pour Shutterstock.
Photo 2 : Istanbul, juin 2013, occupation du parc Gezi. Crédit : Faraways pour Shutterstock.

  • 1. « […] Afin de permettre aux citoyens de transmettre plus facilement leurs demandes, opinions et suggestions aux institutions et organisations publiques et d'obtenir des résultats plus efficaces et plus rapides sur les dépôts, il est envisagé de créer la plateforme officielle CİMER. Ses procédures et principes de travail seront déterminés par le règlement qui sera émis par le Président. La plateforme en question maintient ouverts les canaux de communication entre les individus et l'État, permettant de transmettre par voie électronique des dépôts et des demandes concernant de nombreuses questions aux institutions et organisations publiques, à tout moment et en tout lieu. En conséquence, compte tenu de l'objectif de l'établissement énoncé dans la règle, le devoir de CİMER de transmettre les demandes, les opinions et les suggestions des individus aux institutions et organisations publiques dans le cadre de ses fonctions et activités, ainsi que l'évaluation et la réponse de ces demandes par les institutions et les organisations publiques compétentes a été garanti par l’article 74 de la Constitution qui règle le droit de pétition et le droit à l’information. À cet égard, la règle contenant la réglementation relative au droit de pétition et au droit à l'information dans le quatrième chapitre de la deuxième partie de la Constitution reste dans le domaine interdit qui ne peut être réglementé par la CBK conformément à la deuxième phrase du dix-septième alinéa de l'article 104 de la Constitution. […] Pour les raisons exposées ci-dessus, la règle est contraire à la deuxième phrase du dix-septième alinéa de l'article 104 de la Constitution. Il faut l'annuler ». La décision de la Cour Constitutionnelle, date et numéro de la publication au Journal officiel, 28/02/2024 – 32474.
  • 2. En janvier 2016, le Collectif Universitaires pour la paix (BAK), fondé en 2012, a fait circuler une pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime ! » pour protester contre les dernières invasions de la région kurde, à la suite de l’arrêt des négociations entre l’État turc et le mouvement kurde. La pétition a été rendue publique à la suite de la conférence de presse organisée simultanément à Istanbul et à Ankara, le 11 janvier 2016. La pétition ainsi que les universitaires signataires sont ensuite devenus la cible du Président Recep Tayyip Erdoğan. Les universitaires pour la paix ont été et sont encore la cible de la répression étatique. Après la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016, sous l’État d’exception institué, 407 signataires ont été limogés de la fonction publique.
  • 3. Voir par exemple Patrice Betbeder, « Dénoncer à Paris durant la Seconde Guerre mondiale », in Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard (dir.), Citoyens et délateurs. Délation peut être civique ?, Paris, Autrement, 2005, p.72.
  • 4. La réponse donnée par le vice-président, Fuat Oktay, à la question parlementaire (n°7/6072) posée par Filiz Kerestecioğlu Demir, député d’Ankara, date de la réponse le 7 février 2019.
  • 5. Les manifestations ont débuté le 28 mai 2013 à Istanbul, à la suite de la destruction d’arbres du jardin public de Gezi à Taksim réalisée afin de construire un centre commercial. Elles se sont ensuite diffusées dans toute la Turquie (sauf au département de Bayburt) et elles ont duré tout l’été 2013 malgré l’ampleur de la répression.
  • 6. Élections législatives, où pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, l’AKP n’a pas obtenu la majorité absolue. Le parti pro-kurde, le HDP, a dépassé le seuil national de 10%, une autre première dans l’histoire de la Turquie. Les affrontements entre l’armée turque et le PKK ont repris après les élections et la Turquie a connu une des périodes plus sanglantes de son histoire récente.
  • 7. Une tentative de coup d’État a eu lieu le 15 juillet 2016, commanditée par un « Conseil de la paix dans le pays », une faction des Forces armées turques liée à la communauté de Fethullah Gülen. Elle s’est soldée par un échec et dans les jours suivant le putsch, les autorités turques ont réalisé une série d’arrestations et de purges au sein des forces armées du pays, de la gendarmerie, de la police, mais aussi de l’enseignement, de la justice, du secteur de la santé et des médias. L’état d’exception décrété le 20 juillet est resté ensuite en vigueur durant deux ans.
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