Un monde en crises
Entretien avec Eberhard Kienle, co-directeur avec Alain Dieckhoff, Adrien Estève et Carola Kloeck d’Un monde en crises (Presses de Sciences Po) qui paraît le 15 septembre 2023.
Qu’est-ce qu’un Etat défaillant et quelles conséquences entraîne la défaillance ?
Eberhard Kienle : Le plus souvent, on définit la « défaillance » d’un Etat par l’incapacité du gouvernement central à assurer la sécurité des habitants – le célèbre monopole des forces de coercition. Ainsi, aujourd’hui en Libye ou en Somalie, des parties entières du territoire échappent au contrôle des force dites de sécurité. Celles-ci sont concurrencées par des milices plus ou moins organisées, souvent assez fortes pour dominer par les armes une partie du territoire. La définition inclut parfois une deuxième dimension, celle de l’incapacité de l’Etat central de mettre en œuvre des politiques publiques cohérentes – en matière fiscale, éducative, etc., au service du bien-être de cette même population. Parfois, cette incapacité découle de l’essor des milices qui mettent en place leurs propres services administratifs et sociaux, aussi rudimentaires soient-ils. D’autres fois, elle est simplement la conséquence du manque de ressources du gouvernement central, même si celui-ci n’est pas menacé par d’autres groupes armés.
Or les gouvernements d’Etats dits défaillants contrôlent souvent avec une certaine efficacité une partie de leur territoire comme aujourd’hui en Syrie ; certains arrivent à éviter une famine, par exemple par l’importation de blé, mais se montrent incapables de satisfaire d’autres besoins comme l’éducation des enfants ou le fonctionnement des hôpitaux publics. Par conséquent, le concept de l’Etat défaillant a commencé à être remplacé par celui de l’Etat fragile dont on pensait pouvoir mieux préciser les dimensions et mesurer le degré de fragilité.
S’y ajoutent désormais d’autres concepts comme la limited statehood (qu’on pourrait traduire par étaticité limitée) qui se démarquent davantage d’une définition étroite de ce qu’est un Etat ou de ce qu’il devrait être. Le problème principal de la notion – et des concepts – de l’Etat défaillant réside dans le fait que toute déviation par rapport aux Etats historiquement consolidés à l’image de la France serait le signe d’un déficit ou d’une « défaillance ». Or certaines entités que l’on désigne sous le nom d’Etats sont issues de processus historiques différents et ceux qui les ont bâtis ne cherchaient pas nécessairement à reproduire le modèle d’un Etat comme la France. In fine, ces entités ne partagent que l’appellation Etat et le fait d’être reconnues internationalement, c’est-à-dire par d’autres Etats, notamment par les plus performants sur le plan militaire et économique.
Vous montrez que les « défaillances » des Etats s’expliquent par leur formation, leur histoire différente de celles des Etats occidentaux. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?
Eberhard Kienle : Les Etats dits fragiles ou défaillants sont pour la plupart des territoires qui jusqu’à la décolonisation des années 1940-1970 étaient occupés par les principales puissances européennes et économiquement dominés par elles. Des Etats comme la Syrie et l’Irak ont été créés en tant que tels par la Grande-Bretagne et la France, y compris le tracé de leurs frontières et leurs régimes politiques. Dire cela ne revient pas à nier que ces territoires et leurs populations possèdent une longue histoire politique et que Bagdad et Damas ont été les capitales de deux des principaux califats durant les premiers siècles de l’Hégire. Créés en fonction des intérêts des puissances européennes, leur histoire en tant qu’Etats est bien plus courte que celle de la France ou du Royaume-Uni qui est vieille de plusieurs siècles. Lors de l’indépendance, ces Etats nouvellement créés ont dû rejoindre une communauté internationale dont les institutions, telle que l’ONU, et le droit avaient été largement mis en place et formatés par les Européens et leurs descendants en Amérique du Nord ou en Australie. Au moment de leur indépendance, ces nouveaux Etats et leurs populations ne disposaient que d’une fraction de la richesse et des moyens de leurs anciens maîtres. D’ailleurs, les Etats les moins « fragiles » du « Sud global » sont ceux comme le Maroc qui, au moment de l’expansion européenne, étaient déjà constitués en Etats, c’est-à-dire qui possédaient un territoire et une population relativement stables ainsi qu’un régime politique capable de s’imposer et de mettre en œuvre certaines politiques, ne serait-ce que la collecte des taxes.
Vous écrivez que les interventions étrangères dans certains Etats moins stables, qui sont parfois justifiées par la défaillance même de ces Etats, ont fragilisé ces derniers en détruisant leurs structures étatiques comme on a pu l’observer en Afghanistan. En outre, ce faisant, les acteurs étrangers célèbrent leurs propres valeurs et protègent leurs intérêts. Pouvez-vous développer ce point ?
Eberhard Kienle : En Irak par exemple, l’intervention militaire de 2003 a détruit une bonne partie des structures étatiques en place, ce qui ne veut pas dire que celles-ci fonctionnaient comme l’auraient souhaité les néo-conservateurs américains et leurs alliés. Comme on le sait, l’administration provisoire mise en place par les Etats-Unis et leurs alliés a démantelé les forces armées irakiennes et le parti dominant, le Baas, qui sous la houlette de Saddam Hussein imposaient certains choix politiques. L’idée était de reconstruire l’Irak ou plutôt de construire un nouvel Irak, en fonction des intérêts, des valeurs, des normes et des savoirs des occupants que l’on considère parfois comme universels. Les résultats sont connus : des années de conflit armé que l’on peut qualifier de guerre civile, la naissance et l’expansion de l’Etat islamique et un Etat irakien toujours pas consolidé. La situation ressemble à bien des égards à l’occupation britannique de l’Irak en 1920, prélude à la création de cette entité politique qui avait été suivie d’un grand soulèvement populaire, de l’instabilité endémique de la monarchie que les Britanniques y avaient établie, de son renversement dans un coup militaire, d’autres coups et contre-coups jusqu’à l’arrivée d’un régime des plus arbitraires et répressifs, celui de Saddam Hussein. Son renversement et la reconstruction de l’Irak, cette fois-ci au nom de la démocratie, se sont une nouvelle fois traduits par une grande violence et des politiques publiques inefficaces. Ce qu’on qualifie de défaillance de l’Etat est en fait le résultat de la (re)construction défaillante de l’Etat.
Ceci dit, sous la monarchie comme sous Saddam Hussein, il existait bel et bien un Etat irakien. Celui-ci remplissait les critères d’une définition certes minimaliste de ce qu’est l’Etat : reconnaissance internationale, territoire et population délimités et régime politique qui réussit plus ou moins bien à s’imposer sur ce territoire et sur cette population. L’occupation post-2003 n’a jamais été conçue pour mettre fin à cet Etat. Malgré ses immenses défauts, le régime transitoire mis en place par les alliés devait servir à gouverner le pays et in fine faciliter sa reconstruction. Les acteurs qui au cours des dernières décennies ont eu recours à la violence cherchaient pour la plupart à peser sur la reconstruction de l’Irak dans ses frontières connues, même si leurs projets politiques (et parfois crapuleux) n’avaient que ce dénominateur commun. Les projets sécessionnistes au Kurdistan n’ont pas abouti. L’Etat islamique, qui remettait en cause les frontières et le régime politique a été vaincu (pour l’heure) par une nouvelle coalition internationale ; on notera qu’il était largement le produit de l’invasion de 2003. Qui plus est, les nouvelles alliances politiques conclues en Irak comprennent de plus en plus souvent des personnes et des groupes venus d’horizons linguistiques et religieux différents, Kurdes, Turkmènes, Arabes, chiites, sunnites, chrétiens.
Le décalage entre la trajectoire de l’Irak et l’idée qu’on se fait d’un Etat souligne avant tout l’impossibilité de (re)construire un Etat de l’extérieur, pour ceux et à la place de ceux qui sont censés y vivre. Souvent cité comme exemple, le cas de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale ne confirme précisément pas la viabilité générale de projets de reconstruction conçus et mis en œuvre par des acteurs extérieurs. En Allemagne, les procédures démocratiques étaient déjà en place et elles fonctionnaient depuis le dernier quart du XIXe siècle. Ces procédures, à certains égards plus limitées qu’ailleurs en Europe, étaient fondées sur les évolutions économiques et sociétales similaires à celles que l’on pouvait observer en France ou en Grande-Bretagne – l’essor progressif du capitalisme, la révolution industrielle, la lutte pour le suffrage universel. Enfin, comme au Japon, la présence sur place et le poids politique des vainqueurs de la guerre étaient encore plus forts qu’ils ne l’étaient en Irak.
La reconstruction d’un Etat en difficulté ne saurait se faire sans la participation active et structurée de ses habitants qui ce faisant (re)deviennent de véritables citoyens. Cette participation se décline dans des processus collectifs de délibération et de prise de décision nécessairement longs. Elle peut inclure des acteurs externes tant que les internes restent en charge du processus. En anglais, on parlerait d’ownership, un terme qu’il faut comprendre dans le sens de la maîtrise, et non pas de l’appropriation, du processus par ses supposés bénéficiaires.
Enfin, vous terminez votre texte en vous interrogeant sur la responsabilité des Etats stables et puissants dans le « retard » des Etats qualifiés de défaillants, une responsabilité trop peu évoquée et jamais reconnue et que les programmes mis en œuvre pour que ces Etats défaillants rattrapent leur « retard » contribuent même à recouvrir.
Eberhard Kienle : La plupart des Etats en Afrique et en Asie qui ont été occupés par les puissances européennes sont restés des Etats à faible revenu ou à revenu moyen inférieur, selon la classification de la Banque mondiale. Dans les premiers le PIB par habitant s’élève à moins de 1 100 dollars américains, dans les seconds, à moins de 4 000 dollars américains, tandis qu’en France, celui-ci atteint 40 000-45 000 dollars américains. La plupart du temps, en termes de proportions les écarts sont restés les mêmes depuis l’indépendance. Les raisons sont multiples. En Syrie et en Egypte par exemple, les traités internationaux imposés par les Européens au XIXe siècle ont empêché l’introduction de tarifs permettant de protéger les industries manufacturières naissantes jusque dans les années 1930. Certes, les principaux Etats producteurs d’hydrocarbures ont réussi à augmenter leurs ressources grâce à la demande mondiale tandis qu’une combinaison de facteurs institutionnels et internationaux a permis à plusieurs Etats d’Asie de l’Est d’initier leur propre révolution industrielle, puis de diversifier leurs économies. Si les Etats pétroliers comme ceux de l’Asie de l’Est ont rejoint le groupe des Etats à revenu supérieur les autres Etats du Sud n’ont jamais réussi à rattraper l’Europe, l’Amérique du Nord ou le Japon.
Propos recueillis par Corinne Deloy.
Photo : Une rue de Mossoul (Irak) en 2018, ville conquise par l'Etat islamique en juin 2014. Photo : Sebastian Castelier pour Shutterstock.
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