Un président de gauche pour le Mexique ?
Alors que les Amériques connaissent un virage à droite, le Mexique est-il sur le point de basculer à gauche ? À quinze jours de l’élection présidentielle qui aura lieu le 1er juillet, Andrès Manuel López Obrador, alias AMLO, le candidat de la jeune formation Morena (2014), caracole en tête des sondages où il dispose de plus de 20 points d’avance sur son principal opposant.
AMLO n’est pas un jeune premier. Professionnel de la politique depuis plus de 40 ans, il est un homme d’appareil qui, sur le tard, a connu sa traversée du désert. À la fin des années 1970, il est le président local du parti hégémonique au Mexique, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), dans son Etat d’origine, le Tabasco, où cette formation incarne alors une option locale progressiste et lettrée. Au milieu des années 1990, il devient le président du Parti de la révolution démocratie (PRD), formation réunissant à l'origine, en 1989, une grande partie de la gauche mexicaine. Par le travail politique de terrain qu’il impulse au sein du parti et par sa capacité à mettre les militants en ordre de marche, AMLO contribue à faire du PRD la deuxième force politique du pays dès les élections législatives de 1997. En 2000, il est élu maire de Mexico. En 2006, après une tentative de destitution ubuesque qui le rend très populaire, il est désigné candidat de sa formation à la présidentielle dans un climat très polarisé, sur fond de guerre des mots avec les principales organisations patronales. L’écrivain péruvien Manuel Vargas Llosa, intellectuel de la droite latino-américaine, appelle les électeurs à ne pas succomber aux sirènes d’un Chávez à la mexicaine. Le soir du scrutin, le 2 juillet, l’instance électorale n’est pas en mesure de déterminer le vainqueur. Le candidat du Parti action nationale (PAN, droite), Felipe Calderón, est finalement déclaré gagnant avec une avance d’à peine 0,56% des suffrages et quatre fois plus de voix annulées.
S’ouvre alors une phase essentielle pour comprendre les reconfigurations politiques actuelles. Dans les jours qui suivent l’élection, López Obrador organise pour contester le résultat un campement géant – le plantón – sur la place centrale de Mexico et sur sa principale avenue. Le campement dure quarante-huit jours. Il nomme ensuite « un gouvernement » qui l’intronise comme « président légitime » et commence une tournée à travers le Mexique (dans laquelle je l’ai accompagnée en 2007), visitant chacune des municipalités, même les plus montagneuses et les plus reculées tenues par les narcotrafiquants ou simplement isolées entre deux sierras. Il profite de deux mobilisations – celle contre la privatisation de la compagnie pétrolière nationale PEMEX et celle pour la défense de l’économie populaire – pour structurer localement une organisation, s’appuyant principalement sur des femmes qui peuvent plus facilement faire du porte-à-porte dans un contexte d’insécurité où le moindre passant est soupçonné d’être un délinquant. López Obrador en appelle au répertoire de la révolution mexicaine et, comme certains révolutionnaires libéraux, il utilise un journal pour structurer localement son organisation. Il contrôle personnellement, via un logiciel, le travail de chacun des responsables locaux et, donc, l’avancée territoriale de son mouvement qu’il baptise Morena dès 2010. Nous sommes loin de l’image qu’on dresse de lui souvent dans la presse : celle d’un dirigeant politique qui en appellerait directement au peuple sans la médiation de structures intermédiaires. La constitution d’un registre de militants lors de ses tournées et le travail de ses relais locaux dans chaque Etat fédéré ne sont pas vus d’un bon œil par la direction du PRD qui prend ses distances avec lui dès la mobilisation autour du campement en 2006. Pourtant, au moment où la formation désigne son candidat pour la présidentielle de 2012, alors qu’AMLO est depuis longtemps persona non grata dans les réunions du parti, force est de constater qu’il est le candidat de gauche le plus populaire et qu’il devance largement le sondage qui fait office de primaire son successeur à la mairie de Mexico, Marcelo Ebrard. Cette fois, López Obrador prend garde de modérer son discours et de nouer des alliances avec des puissants entrepreneurs, notamment ceux de l’industrieuse Monterrey. Point de « guerre sale » pendant la campagne. Il n’est pas le favori des sondages et s’il dénonce des achats de voix lors de la présidentielle, le retour du PRI au pouvoir après une période de douze ans d’absence (la seule depuis la fin des années 1920) ne fait que guère polémique : le candidat de ce parti, Peña Nieto, devance AMLO de presque 7% des voix.
Il est désormais temps pour AMLO de voler de ses propres ailes. Il quitte le PRD dans la foulée de l’élection. Dans un premier temps, il n’est suivi que par ses proches les plus fidèles, à l’instar de Claudia Scheinbaum, aujourd’hui candidate de Morena à la mairie de Mexico, elle aussi en tête des sondages. La cohorte de militants de base que j’ai suivie pendant près de dix ans ont le cœur qui balance entre AMLO et un parti qu’ils ont construit à la sueur de leur front et, parfois, avec le sang de leurs camarades assassinés (plus de 800 à l’échelle nationale sur les six premières années de vie du parti). Beaucoup s’accommodent un temps d’un double militantisme de fait.
Le PRD traverse une crise profonde. Les défections se multiplient avec la disparition de quarante-trois étudiants en 2014 à Iguala, ville gouvernée par le PRD et par un maire qui fraie avec les narcotrafiquants. En 2017, dans l’incapacité de présenter un candidat à la présidentielle, le PRD fait alliance avec le PAN et soutient le jeune et indéniablement brillant, Ricardo Anaya. Ce choix est difficile à accepter pour une partie de la gauche comme pour les fractions les plus à droite du PAN. De son côté, le PRI tente de se refaire une virginité après le mandat de Peña Nieto, marqué par des milliers de morts (environ 115 000 morts depuis 2012) et de disparus (près de 20 000 personnes). Son candidat est un technocrate diplômé de Yale, ancien ministre de Calderón (PAN) et non membre du PRI. Peu probable que les électeurs de base de ce parti, très populaire dans les grandes banlieues et dans les campagnes, valident ce choix. Autant de reconfigurations partisanes qui participent sans doute de l’avance de AMLO dans les sondages.
Favori indétrônable depuis plusieurs mois, AMLO s’attire à nouveau l’ire des milieux d’affaires malgré une responsable de campagne issue d’une famille d’entrepreneurs de Monterrey… et fille d’un candidat de la droite (PAN) à la présidentielle de 1988. Les hostilités ont été ouvertes par une controverse avec Carlos Slim, septième fortune mondiale en 2018, portant sur l’opportunité de la construction d’un nouvel aéroport à Mexico. Là où AMLO invoque le respect des populations autochtones et les considérations écologiques, Carlos Slim met en avant les retombées de ce grand chantier en termes de créations d’emplois et de dynamisme économique. La relation se dégrade également fortement avec la Compramex, une des organisations patronales du pays. Certains grands patrons n’hésitent pas à réunir leurs employés et à les exhorter à faire barrage à AMLO.
Les prises de position de ce dernier rythment la campagne de 2018. Il est indéniablement celui qui fixe l’agenda. Dès janvier, il a commencé à désigner ses ministres. Quand le spectre de Chávez revient dans les débats, la contre-attaque de MORENA consiste à mettre en avant « ces experts », comme il les nomme, « ouverts sur la mondialisation »: un gouvernement paritaire comprenant une ancienne juge de la Cour suprême, un universitaire ancien ambassadeur et fils d’un ancien ministre de l’Education, plusieurs anciens hauts fonctionnaires d’Etat ou d’entreprises publiques et plus d’un tiers d’universitaires. Presque tous presque ont obtenu un master ou un doctorat aux Etats-Unis ou en Europe et sont fortement liés aux organisations régionales ou internationales. Dans leurs profils comme dans le programme du candidat d’ailleurs, rien de bien révolutionnaire. Un point fait toutefois débat : l’annonce d’une amnistie dont le contour reste flou ainsi que les éventuels bénéficiaires AMLO reconnaît ainsi la situation de guerre interne, pour ne pas dire de guerre civile, dans laquelle se trouve le pays, et la nécessité de mettre en place des mécanismes de sortie de conflit. S’il est élu, il instaurera une commission à cet effet et invitera le Pape au Mexique avant même son investiture comme président prévue en novembre. Quatre autres défis attendent AMLO s’il est élu : enrayer les mécanismes de la polarisation politique déjà à l’œuvre, lutter depuis l’échelon fédéral contre le crime organisé et la violence généralisée qui l’accompagne, tant au sein de la sphère privée que de la part d’agents étatiques locaux, alors que celle-ci s’ancre dans des histoires locales spécifiques, renégocier les termes des échanges commerciaux avec les Etats-Unis. Enfin, l’accent mis sur la lutte contre la corruption risque de rendre López Obrador vulnérable. Cette question, en Amérique latine, comme l’a montré le cas brésilien, est aussi devenue une arme politique en général et contre la gauche en particulier.