Union économique eurasienne : vers un retour de Moscou en Asie centrale ?
Bayram Balci
Fondée par Vladimir Poutine pour permettre à la Russie de retrouver une certaine grandeur sur la scène internationale et créer un nouveau pôle de puissance dans un monde multipolaire, l’Union économique eurasienne, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2015, est de loin le plus abouti de tous les projets intégrationnistes menés par Moscou depuis la fin de l’ère soviétique. Créée en 2010 comme une union douanière, elle rassemble la Russie, le Belarus et le Kazakhstan. A l’origine, l’Ukraine devait la rejoindre mais l’histoire a pris un tour différent et le rêve de Vladimir Poutine de voir Kiev adhérer à l’Union s’est brisé sur la place Maïdan il y a un an, remettant en cause le projet d’Union eurasienne. Ce dernier est loin d’être considéré avec enthousiasme par l’ensemble des Etats de l’ex-URSS. Ainsi, les pays d’Asie centrale se montrent réticents, voire hostiles, face à cette nouvelle union que leur propose – impose ? – Moscou.
Une certaine circonspection
L’Union économique eurasienne n’est pas la première tentative intégrationniste de la Russie depuis la fin de l’ère soviétique. Dès la disparition de l’URSS, la Communauté des Etats indépendants (CEI) a vu le jour. Structure politique lâche rassemblant la plupart des Républiques ex-soviétiques mais mal pensée et incapable d’inspirer confiance à ses membres, elle n’a pas été à la hauteur des attentes de Moscou, sans cesse en quête de nouveau leadership dans son ancien pré carré de l’Asie centrale et du Caucase. Ayant pris acte de l’échec de la CEI, la Russie a proposé un nouveau projet d’intégration fondée sur des étapes de construction plus réalistes et inspirées du modèle de la construction de l’Union européenne contre laquelle elle cherche pourtant à s’affirmer. Cet objectif n’est pas clairement avoué mais il transparaît dans certains propos de Vladimir Poutine comme dans sa tribune publiée par les Izvestia en octobre 2011.
Les objectifs politiques et géostratégiques de Moscou dans ce projet eurasien sont en contradiction avec ceux de ses partenaires d’Asie centrale, que ceux-ci soient déjà membres de l’Union eurasienne comme le Kazakhstan, quasiment membres comme le Kirghizstan (qui le deviendra en mai prochain) ou qu’ils s’interrogent sur leur adhésion comme le Tadjikistan.
Le Kazakhstan est le pays moteur d’Asie centrale. Ses dirigeants aiment à rappeler que leur président, Nursultan Nazarbaev, fut le premier à évoquer l’idée d’une union eurasienne rassemblant les pays de l’ex-URSS. En effet, dans un célèbre discours délivré en 1994 à l’université de Moscou, le président kazakh avait ébauché à grands traits les contours possibles d’une union économique, qui n’empièterait pas sur la souveraineté politique de chacun de ses membres. Le sujet est alors très sensible ; aucun Etat ex-soviétique ne peut accepter d’interférence ou d’ingérence d’un pays étranger dans sa politique ou son économie.
Le Kirghizstan sera le prochain pays d’Asie centrale à intégrer l’Union eurasienne (mai 2015). Pour ce petit Etat, économiquement vulnérable et politiquement instable, très dépendant de sa coopération économique et migratoire avec la Russie, l’idée d’adhérer à une nouvelle union géopolitique chapeautée de fait par Moscou n’est pas des plus enthousiasmantes. Toutefois, pour des raisons économiques, mais également sécuritaires, liées à la peur que suscite le grand voisin chinois, l’opinion publique et les élites kirghizes voient dans l’adhésion à l’Union eurasienne le moyen d’empêcher la mainmise de Pékin sur leur pays.
Comparable au Kirghizstan par sa dépendance économique vis-à-vis de Moscou, le Tadjikistan voisin pourrait être tenté de rejoindre l’Union pour les mêmes raisons. Des milliers de travailleurs saisonniers tadjiks travaillent en Russie et le pays survit grâce à l’argent qu’ils envoient au pays. Douchanbé est également fragilisé par son voisinage avec l’Afghanistan. Les dirigeants tadjiks ne se sont pas encore prononcés sur leur adhésion à l’Union eurasienne mais seront tôt ou tard invités à le faire par la Russie.
En revanche, le Turkménistan – Etat neutre – et l’Ouzbékistan – qui fait partie des pays non alignés – sont opposés à toute adhésion à l’Union eurasienne dans laquelle ils voient un vecteur du retour de l’hégémonie russe en Asie centrale. En outre, Moscou dispose de faibles moyens coercitifs à l’égard de ces deux pays riches en hydrocarbures et dans lesquels vivent très peu de Russes.
Les raisons de la réticences
L’intervention russe en Ukraine – après l’annexion de la Crimée et la guerre par procuration dans l’Est ukrainien – a engendré une crainte peu à même de convaincre les ex-Républiques soviétiques d’appuyer Moscou dans son projet eurasien. Bien qu’affaiblie par la crise financière qui ébranle le rouble depuis la chute du cours du pétrole et par les sanctions occidentales, la Russie dispose néanmoins d’importants moyens de pression sur les pays d’Asie centrale.
Membre fondateur de l’Union, le Kazakhstan a toujours affirmé qu’il s’arrogeait le droit de la quitter si ses intérêts l’exigeaient. Dans l’éventualité d’un retrait unilatéral, Moscou pourrait certes difficilement utiliser la contrainte militaire puisqu’il ne dispose plus de bases dans le pays ou encore économique puisque très peu de Kazakhs travaillent en Russie mais il pourrait aisemént manipuler l’importante minorité russe du Kazakhstan qui représente près d’un quart (23%) de la population et vit majoritairement dans les régions septentrionales du pays. La frontière russo-kazakhe a d’ailleurs été un temps contestée par les nationalistes russes à la fin de l’ère soviétique. Certes à l’heure actuelle, les deux populations cohabitent sans problème mais rien ne garantit que cette situation perdurerait en cas de rupture entre Astana et Moscou. Ce dernier pourrait également utiliser ses médias, très influents au Kazakhstan.
Face à Moscou, le Kirghizstan voisin est quant à lui extrêmement vulnérable, notamment au niveau économique. En l’absence de statistiques officielles fiables et du fait du caractère informel du travail saisonnier en Russie, on estime que près d’un million de Kirghizes travaillent dans la Fédération. La partie de leurs revenus qu’ils envoient à leurs familles permet à celles-ci de vivre et au pays, en proie à de fortes tensions sociales après les révolutions de 2005 et de 2010 qui ont chassé les présidents Askar Akaev et Kurmanbek Bakiev du pouvoir, d’éviter la faillite.
La Russie dispose également d’une base militaire dans la ville de Kant à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Bichkek. Enfin, Moscou pourrait également s’appuyer sur la minorité russe du pays (12% environ de la population) pour s’ingérer dans les affaires du Kirghizstan. Conscient de ces réalités économiques et militaires et inquiet de l’émergence fulgurante de la Chine en Asie centrale, le gouvernement kirghize d’Almazbek Atambaev semble résigné à se rapprocher de l’Union eurasienne même s’il sait que l’adhésion fragilise son pays.
On le voit, la Russie, malgré la crise qu’elle traverse, conserve les moyens de contrecarrer les atermoiements du régime kirghiz pour le contraindre à adhérer à l’Union eurasiatique. Si à Bichkek la rumeur mise sur un veto du parlement à l’adhésion du pays à l’organisation dirigée par Vladimir Poutine, la seule menace d’une intervention devrait suffire à faire taire l’opinion publique et à bâillonner des députés pourtant « eurasiano-sceptiques ».
L’Ouzbékistan, ouvertement réfractaire à l’idée de rejoindre l’Union, est également dépendant de la Russie puisqu’environ un million d’Ouzbeks travaillent dans la Fédération. Le Tadjikistan, à l’économie encore plus fragile, est également très vulnérable. La frontière tadjiko-afghane est gardée en partie par la 201e division motorisée de l’armée russe. L’instabilité de Kaboul inquiète les autorités tadjikes, contraintes de maintenir une coopération militaire avec Moscou que les Russes pourraient s’ils le souhaitaient aisément pousser au-delà de la surveillance des frontières.
Parce qu’il n’abrite qu’un très petit nombre de ressortissants russes, que peu de ses citoyens travaillent en Russie, qu’il n’a jamais accueilli de base militaire russe et enfin parce qu’il opté pour une diversification des partenaires étrangers avec lesquels il commerce, le Turkménistan est sans doute le pays d’Asie centrale le pays le plus préservé de toute contrainte exercée par Moscou pour élargir l’Union eurasienne.
Le projet eurasien peut-il réussir ?
Les institutions de l’Union eurasienne s’inspirent de celles de l’Union européenne : l’organisation possède une Commission et des collèges qui rappellent les commissariats européens. Elle dispose également d’une Cour de justice calquée sur son équivalent européen. Mais les deux organisations sont très différentes. Les pays fondateurs et les premiers Etats membres de l’Union européenne étaient des entités nationales très proches les unes des autres notamment par leur développement économique et leur niveau de vie. A contrario, les inégalités sont nombreuses entre les membres de l’Eurasie en construction : la vaste Russie compte par exemple 145 millions d’habitants pour 17 millions seulement au Kazakhstan, deuxième pays le plus peuplé de l’organisation. Moscou est surtout nettement plus riche que ses voisins et alliés.
En outre, l’Europe s’est bâtie sur plusieurs décennies. En effet, entre la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), ancêtre de l’Union européenne, inaugurée en 1952, et le traité de Maastricht, qui a donné naissance à l’Union européenne en 1992, quatre décennies se sont écoulées. L’Union douanière entre la Russie, la Belarus et le Kazakhstan a été signée en 2010, est entrée en vigueur en 2012 avant de devenir Union économique eurasienne en janvier de cette année. La rapidité de la construction eurasienne témoigne de l’impatience de Vladimir Poutine à régler ses comptes avec ses rivaux occidentaux. En d’autres termes, l’Union eurasienne se construit davantage en réaction et contre certains pays que pour une réelle coopération économique entre plusieurs Etats voisins.
Enfin, contrairement à ce qui s’est passé et se passe en d’Europe, les pays d’Asie centrale ne manifestent quasiment aucun désir de rejoindre l’Union eurasienne. Leur adhésion, fruit de la contrainte exercée par Moscou, est par conséquent vouée à l’échec.
La nature des relations entre la Russie et ses anciens pays satellites fait également douter de la viabilité de l’organisation dominée par Moscou. Les pays d’Asie centrale n’ont pas oublié la colonisation russe et veillent aujourd’hui au respect de leur indépendance récemment acquise. Pour la préserver, ces pays ont su, en dépit de la faiblesse de leurs ressources, mettre en place des partenariats qui ont considérablement fait diminuer le poids de la Russie au sein de leur économie. La plupart entretiennent de bonnes relations politiques avec l’Occident, ce qui ne peut qu’inquiéter la Russie. Moscou n’est plus aujourd’hui le premier partenaire économique de ces Etats, devancé par la Chine, l’Union européenne, les Etats-Unis, voire la Turquie. Or l’Union économique eurasienne devrait, à terme, modifier cet état des lieux auquel les pays d’Asie centrale sont très attachés, convaincus qu’il garantit leur indépendance et leur offre une reconnaissance sur la scène internationale.
Enfin, l’impact de la crise ukrainienne sur les politiques et les opinions publiques d’Asie centrale fait douter de l’avenir de l’Union eurasienne. Seuls les nostalgiques de la période soviétique ont admiré le coup de force de Moscou en Crimée et dans l’Est de l’Ukraine. Pour les Centrasiatiques, la crise ukrainienne constitue un point de rupture dans le processus de construction de l’Union. Kazakhs, Kirghizes, Tadjiks, Ouzbeks et Turkmènes ont longtemps vu l’adhésion à l’organisation eurasienne comme un moyen de faire face à l’emprise chinoise mais l’invasion par Moscou d’une partie du territoire d’un pays étranger et l’indifférence de la communauté internationale devant cet événement ont fortement ébranlé les pays d’Asie centrale.
Projet économique cohérent pour permettre à des pays au passé commun de créer un espace de coopération profitable à tous selon ses promoteurs ou instrument de Moscou pour recréer son ancien pré carré selon ses détracteurs, le malentendu subsiste entre l’architecte russe de l’Union eurasienne et les pays appelés à la rejoindre. L’organisation apparaît bien comme un outil utilisé par la Russie pour lutter contre l’hégémonisme occidental, un combat qui n’est pas celui des Etats d’Asie centrale qui souhaitent eux s’affranchir autant des Russes que des Chinois.