Ce que la prison fait aux Palestiniens. Entretien avec Stéphanie Latte Abdallah
On parle de 40% pour le taux de la population palestinienne masculine ayant été incarcérée à un moment de sa vie depuis 1967. Pouvez-vous nous rappeler quelles sont ces populations emprisonnées et les raisons de leurs incarcérations ?
Il s’agit là de prisonniers que la société palestinienne nomme des prisonniers politiques ou des prisonniers de guerre et que les autorités israéliennes nomment elles des détenus de sécurité, et qui se différencient ainsi des droits communs. L’incarcération touche chaque famille palestinienne et constitue une expérience fondamentale, or cette incarcération massive n’avait pas été traitée dans sa dimension tout autant systémique - liée à l’occupation coloniale, à sa gestion d’une population ainsi qu’à sa gestion frontalière -, que politique et sociale. L’univers carcéral est omniprésent dans la société palestinienne. La détention n’est pas, le plus souvent, un moment circonscrit dans les trajectoires : plusieurs séjours en prison se succèdent, les aller-retours sont fréquents entre l’intérieur des établissements carcéraux et l’extérieur sauf lorsque les peines sont particulièrement longues. La lourdeur des condamnations étant une autre caractéristique majeure du système pénal israélien vis-à-vis des Palestiniens. Si ce livre se centre sur ce type d’incarcération dans les prisons israéliennes, il aborde aussi de façon moins centrale l’incarcération politique intra-palestinienne, qui s’est véritablement développée avec la scission entre le Hamas et le Fatah de 2006. Sans comparaison avec l’incarcération massive en Israël, elle touche des secteurs de plus en plus large de la société palestinienne avec le renforcement de l’autoritarisme en Cisjordanie et à Gaza.
Pour la société palestinienne, il est question en effet de prisonniers de guerre ou de prisonniers politiques dans la mesure où ils s’opposent par leur engagement partisan, leurs mobilisations dans des manifestations, au sein de la résistance populaire ou sur les réseaux sociaux, et parfois par l’action violente et armée, à l’occupation et à la poursuite de la colonisation de la Palestine. Il faut cependant préciser que les cas qualifiés par les tribunaux d’« activité terroriste hostile » sont une minorité (20%) de ceux traités par les tribunaux militaires de Cisjordanie à présent, et au sein de cette catégorie, moins de 1% concerne des homicides volontaires ou involontaires. La plupart des cas relevant de cette catégorie sont des activités ou des liens avec des partis politiques ou des associations militantes, sachant que tous les partis politiques sont considérés comme illégaux, même le Fatah, au fondement de l’Autorité palestinienne et du processus de paix d’Oslo.
La plupart de ces détenus dits de sécurité, aujourd’hui essentiellement ceux originaires de la Cisjordanie, sont donc passés par les tribunaux militaires israéliens. Les Jérusalémites et les Gazaouis (depuis 2005) sont jugés par des tribunaux civils qui appliquent des dispositions particulières relatives à ces cas dits de sécurité. Les tribunaux militaires mettent en œuvre un système très particulier de la preuve essentiellement basé sur les aveux de l’intéressé ou de tiers, et ne conduisent pas de véritables procès. Plus de 99% des cas se règlent par un système de plaider-coupable obtenu par le biais de multiples formes de pression. Les possibilités de défense sont très faibles, même si j’évoque les étroites marges de manœuvre et stratégies de certains avocats à travers le suivi de "procès", en rétablissant ce faisant des formes de symétrie afin de comprendre ces possibles et les enjeux de procédures en train de se faire. Il serait un peu long de revenir sur les détails de ces formes de procès qui sont minutieusement décrits dans le livre à partir d’une enquête ethnographique conduite à la cour militaire d’Ofer, mais disons que le droit exercé dans ces cours que je qualifie de « droit sans justice » entend remplacer de véritables procès (avec l’établissement de preuves, etc. ) qui n’ont quasiment jamais lieu, par ces négociations de peine en performant le droit et son langage tout en le vidant de sa substance, en refusant de prendre en compte le contexte territorial d’occupation des délits ou crimes considérés, et ainsi l’illégitimité de ces tribunaux à y exercer depuis plus de cinquante ans. Le droit y est énoncé de manière complètement hors sol. La géographie, les moments précis des faits considérés sont souvent effacés ou flous. Basées sur les aveux de la personne ou de tiers, ces négociations de la peine participent de formes de chantage diverses et de pressions physiques, voire de torture, sur les gens afin qu’ils incriminent telle ou telle personne. Il s’agit aussi d’additionner des charges, certaines sont parfois mensongères mais elles contribuent à faire pression sur les prévenus. L’enjeu n’est pas ici de conduire de véritables enquêtes, de vérifier des alibis ni d’instruire des procès contradictoires.
De surcroît, ce qui est visé, c’est le plus souvent un collectif : un village engagé dans la résistance populaire, un parti politique, des liens sociaux et politiques, des engagements. À partir de là, tout ce qui peut attester de ces interactions, quelle que soit la période considérée, est pris en compte dans une sorte de continuum temporel et relationnel de la vie des personnes : la temporalité est gommée, écrasée. On peut être accusé pour des actes ou des liens très anciens ou futurs, avec les dispositions de la détention administrative, selon lesquelles, aucune charge n’a besoin d’être stipulée : les personnes sont détenues en vertu de motivations secrètes pour des périodes de 6 mois renouvelables, à la seule discrétion des services de renseignement israéliens. De nombreux détenus administratifs ont ainsi entamé des grèves de la faim pour sortir de ces détentions arbitraires : trente sont actuellement en grève de la faim pour ce motif ,dont notre compatriote Salah Hamouri.
L’incarcération, la vie à l’intérieur de la prison, celle à l’extérieur, avec ceux et celles encore ou de nouveau emprisonné-e-s, les aller-retours, les échanges incessants entre un intérieur et un extérieur tissent une toile carcérale, une forme de lien continu. Vous évoquez l’influence que cet emprisonnement massif des populations palestiniennes a sur la subjectivité des individus, sur leur intime. Comment cela se manifeste-t-il ?
Cette notion de toile carcérale désigne en effet à la fois la réalité de l’incarcération massive des hommes tout particulièrement, les femmes ont été beaucoup moins emprisonnées (elles ont représenté entre 1 et 2 % des détenus), mais aussi une détention suspendue, c’est-à-dire une virtualité, une potentialité carcérale, la possibilité juridique, avec des dispositions diverses explicitées dans le livre, d’incarcérer quasiment tous les Palestiniens à partir de l’âge de douze ans, instaurant un véritable gouvernement de la population palestinienne par le système pénal. Cette toile carcérale c’est une suspension sans contours, à la fois visible et toujours hors champ, invisible, une incertitude. C’est ainsi une forme d’extension de l’emprise du carcéral sur les existences, qui participe et a pu être pérennisée et fortement réactivée depuis la seconde Intifada (2000-2006) à l’aune d’un carceral turn global ayant d’autres fonctions et modalités dans des contextes qui sont très différents.
La toile carcérale, c’est aussi l’emprise du carcéral sur la société en raison de son caractère massif, mais aussi de modalités de contrôle fractales reproduite à plusieurs échelles et en plusieurs lieux, et en l’occurrence entre dedans et dehors ; à la porosité entre le dedans et le dehors, qui a en quelque sorte fondu le dedans et le dehors dans un ethos carcéral partagé. La toile carcérale évoque aussi la manière dont le carcéral se déploie dans les espaces sociaux et politiques, entend envahir l’espace territorial mais aussi relationnel, les corps, les esprits. Elle renvoie aux dimensions multiples de l’incarcération et à sa dimension performative.
Il paraît difficile ici de développer la manière dont la toile participe à façonner les subjectivités politiques de même que les rapports familiaux, de genre, les masculinités, les féminités, les liens personnels et le rapport à soi mais disons que dans ce livre j’ai travaillé à plusieurs niveaux afin de montrer tout à la fois l’emprise de cette toile sur les existences et les multiples manières d’y résister ou de vivre dans ce contexte. J’ai travaillé à trois échelles différentes. D’une part, à un niveau systémique du déploiement de cette toile carcérale à partir notamment d’une problématique frontalière, le système pénal adressé aux Palestiniens a en effet été utilisé pour gérer les frontières, ou plutôt l’absence de frontières-lignes de la nation israélienne. D’autre part, à partir de la notion de porosité entre dedans et dehors, et donc d’une autre forme de non-frontière entre le dedans et le dehors, j’ai abordé les mobilisations et vécus politiques (démocratie et citoyennetés carcérales) d’un côté et de l’autre les vécus personnels, masculins et féminins à partir des moyens possibles, le plus souvent dématérialisés et clandestins, de vivre entre dedans et dehors.
La prison est un espace paradoxal où les expériences vécues sont à la fois radicalement différentes de celles de l’extérieur, mais en même temps, ce n’est pas un monde fermé sur lui-même et encore moins dans ce cas-là. Cette porosité s’est accrue pour diverses raisons, parmi lesquelles : l’emprise de la prison sur la société, son omniprésence suspendue qui fait qu’elle est un univers partagé qui produit des formes de socialisation carcérale et un ethos carcéral communs à de nombreuses personnes. La multiplicité des aller-retours entre le dedans et le dehors et donc les circulations entre les deux mondes, la démocratie et les citoyennetés carcérales qui s’y exercent à travers les modes de représentations et les trajectoires politiques et partisanes poursuivies entre les deux espaces et la participation des détenus aux élections Dehors en constituent quelques exemples. La prison est en effet devenue une expérience nationale et citoyenne palestinienne majeure avec la constitution depuis les prisons d’hommes d’une entité politique, le Mouvement des prisonniers en lien avec l’OLP dehors. Le Mouvement des prisonniers a gouverné le temps passé en prison, coordonné les luttes en détention tout en participant à celles conduites dehors. Il a encadré les relations et les communications avec la pénitentiaire. Ce mode de représentation interne comprend des élections au sein des branches-prisons des partis qui sont en interaction avec les partis dehors et participent à la vie et aux élections partisanes via des systèmes de communication clandestins.
Je pourrais encore évoquer le management carcéral mis en place par l’administration pénitentiaire qui a reproduit des modes de gouvernement similaires dedans et dehors, notamment en termes de séparation territoriale et de production de subjectivités plus néolibérales. Enfin, tout un ensemble de manières de vivre par-delà la détention a été mis en œuvre justement pour pallier la mort sociale et politique, l’absence prolongée du dehors, transformer les intimités : les mariages en prison, les communications via les portables entrés en fraude, le passage en fraude de sperme afin d’avoir des enfants malgré la longueur et les conditions carcérales qui empêchent tout parloir privé, toute individualisation de la peine, remise de peine ou liberté conditionnelle, etc. J’ai travaillé à partir des interactions entre dedans et dehors. L’espace du livre est ce lieu en suspens qui est créé par cette porosité, c’est-à-dire cet intervalle, ce fil tendu entre dedans et dehors.
La construction de cet ouvrage hors norme ne suit pas une structure classique. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix, et sur comment vous avez choisi de guider le lecteur dans l’exploration de ce que vous nommez la toile carcérale.
Il était pour moi particulièrement important de mettre en oeuvre non seulement une analyse de sciences sociales mais aussi une narration qui puisse emmener le lecteur dans cette histoire complexe de la toile carcérale. « Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait » écrivait Gille Deleuze et Félix Guattari (1980). En suivant cette invitation, l’intention a été pour moi de tisser et de déployer le récit comme la toile. La trame du livre s’entrelace ainsi dans des chapitres abordant de manière plus systémique l’histoire du déploiement de cette toile carcérale, d’autres traitant de la politique et des citoyennetés, des formes de démocratie carcérale entre dedans et dehors, et enfin des chapitres abordant les subjectivités carcérales et les vécus personnels dans cet intervalle et les formes d’incorporation de la prison. Par ailleurs, le livre suit un fil qui va du tribunal militaire, à l’entrée en prison, la vie en détention, à la sortie et aux traces de la prison dehors.
En ce sens, il ne fait toile qu’une fois achevé, et si chaque chapitre peut je crois être lu isolément, l’étendue de la toile ne se comprend qu’au fil d’une lecture linéaire, du début à la fin. La plongée dans le récit se fait sans introduction préalable. Les éléments introductifs nécessaires et le propos méthodologique s’immiscent dans le cours du texte. Le récit contribue à ne pas étouffer l’histoire sous des catégories et des réflexions étiques surplombantes. Tout en avançant une démonstration de sciences sociales, il laisse une marge d’interprétation, de liberté aux lectrices et aux lecteurs, une ambiguïté. Il ne cherche pas à tout résoudre. Il se construit autour de lieux, de scènes, de moments et de personnes, et relève de cette « écriture scénographique » dont a parlé Christine Jungen, d’un récit très visuel faisant la part belle aux descriptions ethnographiques, dans une narration qui est aussi sensible et ne sépare pas savoir, projet de connaissance et affects. J’ai également choisi de raconter en filigrane le déroulement de l’enquête, cherchant ainsi à écrire ce texte-recherche dont parle Ivan Jablonka, qui, « en tant que forme, consiste donc à réunir dans un même récit le passé, la preuve et l’enquête » (2014). J’ai voulu emmener lectrices et lecteurs dans mes pas, sans effacer les émotions qu’elle a pu provoquer. Suivant une épistémologie du point de vue, j’ai écrit le point de vue, le mien, tel qu’il est à chaque fois déterminé par les interactions avec les différents protagonistes, et de la sorte, donné à lire la manière dont elles ont et peuvent influer, déterminer le texte.
Ces choix narratifs se sont imposés comme particulièrement nécessaires pour un livre qui traite d’un sujet qui relève de « terrains minés » dans une situation frontalière et coloniale : la narration peut en effet contribuer à appréhender la conflictualité des situations, des terminologies, des positionnements, qu’elle est une voire la possibilité d’écrire dans l’entre-deux, sur la frontière, dans la suspension. Enfin, l’attention au récit tient aussi à la volonté que le livre touche un public au-delà du monde universitaire. Il me semble en effet important que nos travaux aient une fonction citoyenne et qu’ils puissent se déployer dans une sphère publique plus large et contribuent aux débats dans la cité.
Comment avez-vous travaillé au fil des ans pour cette recherche ?
Les prisons israéliennes sont assez fermées à la recherche contrairement à celles d’Europe ou d’ailleurs, les prisons palestiniennes plus encore. Je n’ai pas pu être une ethnologue en prison mais j’ai demandé et obtenu d’y faire de brèves visites. Mon intention n’était pas alors de rencontrer des prisonniers, ce qui de toute façon m’était interdit, le contexte conflictuel n’aurait de toute façon pas permis d’envisager une enquête valable en détention. J’ai souhaité lors de ces visites d’un côté faire une « ethnographie de la visite », comprendre les lieux et la manière dont on me les présentait, et d’autre part, rencontrer le personnel pénitentiaire, et notamment le personnel arabe : entre 15% et 30% des employés du Service des prisons d’Israël sont en effet des Druzes ou des Palestiniens d’Israël. Les Druzes étant par ailleurs présents à d’autres niveaux du système pénal : à la Cour militaire comme policiers et comme traducteurs. Il m’intéressait de comprendre la perception de ce personnel de son rôle dans le système pénal et sécuritaire israélien et dans l’ordre colonial à l’œuvre.
Ce livre n’étant pas en effet seulement une histoire du dedans, de l’intérieur des prisons, mais celle d’un lieu en suspension, la toile carcérale, et de celui que les personnes tissent entre dedans et dehors, j’ai pu travailler à partir d’une multiplicité de sources que j’ai collectées sur un temps long, presque dix ans, ce qui m’a permis de confronter des sources parfois contradictoires mais surtout de comprendre la manière dont les histoires personnelles et l’histoire collective sont sans cesse recréés, repensées. Tout d’abord des sources orales : sous la forme de 268 entretiens collectés en Cisjordanie, à Jérusalem, à Gaza, en Israël et dans le Golan qui ont été réalisés entre 2008 et 2019 avec les multiples acteurs et actrices, palestiniens, israéliens, internationaux du monde de la prison (membres d’ONG, avocats, fonctionnaires, politiques, personnel de l’administration pénitentiaire, etc.) et surtout avec 87 anciens prisonniers et prisonnières, tous rencontrés trois ou quatre fois à différents moments de l’enquête.
Je me suis aussi appuyée sur un riche matériau ethnographique. J’ai suivi les audiences et les « procès » entre 2014 et 2018 au tribunal militaire d’Ofer ; et j’ai partagé de nombreux moments avec des familles ou des personnes ayant passé du temps dans les prisons israéliennes lors de mes séjours de terrain et pendant les trois années pendant lesquelles je vivais à Jérusalem. En raison de l’emprise de la prison sur les existences en Cisjordanie, nombre de personnes de mon réseau social et amical ont été emprisonnées, ou font partie d’une famille de détenus.
J’ai également constitué des archives orales par l’enregistrement entre 2010 et 2011 de l’émission radiophonique La Voix de la Palestine destinée à faire le lien entre les familles et les personnes incarcérées. Enfin, j’ai travaillé à partir de sources écrites : les archives du Comité international de la Croix-Rouge (déclassifiées pour la période 48-75) sur la détention en Israël/Palestine ; et une large documentation en arabe, anglais et hébreu des ONG palestiniennes, israéliennes et internationales engagées sur ces questions, la presse, des mémoires de prison et des ouvrages écrits par d’anciens prisonniers ; les jugements rendus par le Cour suprême israélienne et divers autres rapports des autorités palestiniennes et israéliennes.
Propos recueillis par Miriam Périer