Critique internationale - Sommaire
La littérature consacrée aux organisations internationales souligne à l’envi leur propension à la « dépolitisation ». Liées par des mandats techniques, se retranchant derrière des normes consensuelles et un discours managérial, elles seraient cantonnées à un « en deçà de la politique ». Peuvent-elles cependant intervenir dans la défense des droits humains, la résolution des conflits, la protection de l’environnement ou la régulation de la santé publique mondiale sans s’exposer à un « retour du refoulé politique » ? En réintégrant leur étude dans le champ de la science politique, les analyses empiriques réunies ici sur l’Assemblée générale de l’ONU, le PNUD, le PNUE, l’OIT, l’OIM et l’OMS montrent l’impossibilité de dissocier la dépolitisation des organisations internationales de certaines formes de politisation résilientes de leur action.
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Depuis 1946, date du vote unanime de la première résolution sur « les droits politiques de la femme », la question des droits des femmes s’est maintenue quasiment sans interruption à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies. Jusqu’en 2016, elle a donné lieu à l’adoption régulière et largement consensuelle de près de 350 résolutions. Cette banalisation permet-elle pour autant d’établir la dépolitisation de cet organe principal de l’Organisation ? Assiste-t- on à la limitation de son « pouvoir de débattre » au profit d’une fonction essentiellement procédurale, limitée à la reconnaissance et à la validation de principes préalablement débattus dans d’autres espaces ? L’apparente neutralisation de l’Assemblée générale n’est pas pour autant synonyme d’évacuation de toute dimension politique. À rebours de l’idée selon laquelle la politisation de l’Assemblée générale se réduit essentiellement aux clivages qui s’y donnent publiquement à voir, cette analyse entend montrer que ladite politisation s’y déploie également « par décentrement », selon des registres spécifiques, dans le cadre et en relation avec d’autres espaces institutionnels (conférences mondiales, ECOSOC, Conseil de sécurité).
« On ne fait pas de politique ! » Cette revendication commune aux organisations internationales (OI) est au cœur du questionnement développé ici. L’analyse comparée entre le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) permet, dans un premier temps, de s’interroger sur la dépolitisation, entendue ici comme une entreprise politique de technicisation produite par les OI, qui s’incarne dans des assemblages de pratiques volontairement présentées comme hors du politique : interprétation et problématisation techniques ; diffusion d’une vision apolitique du travail des OI ; intervention et assistance techniques qui positionnent les OI en experts « neutres » de leur champ. Elle conduit, dans un second temps, à mettre au jour les effets parfois inattendus de ces assemblages de pratiques hétérogènes : contournement des débats bureaucratiques et politiques ; neutralisation au profit du maintien d’un statu quo ; monopolisation d’un champ d’action, avec le soutien, au moins tacite, des États membres. Ce faisant, elle contribue à une meilleure compréhension de la perpétuelle tractation entre le politique et le technique au sein des OI.
Le but de cette analyse est de dévoiler, dans une perspective socio-historique, les logiques
séculières de dépolitisation à l’œuvre au sein de l’Organisation internationale du travail autour
d’une question en apparence très politique : la représentation tripartite des gouvernements, des
travailleurs et des employeurs. Nous distinguons une dépolitisation positive de la représentation,
découlant d’une adhésion historique de l’institution au paradigme fonctionnaliste, et une
dépolitisation négative, qui vise à discréditer le débat sur la représentation. Souvent
complémentaires, ces deux logiques enserrent, voire étouffent, les séquences de politisation de la
représentation, qui se manifestent sur un mode principalement contestataire, notamment au sujet
de la composition du Conseil d’administration de l’OIT. Dans les deux cas, tout est entrepris
pour faire de la représentation une question d’ordre technique et administratif et non l’objet d’un
débat politique, jugé néfaste au bon fonctionnement de l’organisation.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) est une organisation peu étudiée dont le
mandat concerne pourtant l’un des enjeux les plus politisés des pays occidentaux aujourd’hui. La
présentation ici de l’histoire, de la doctrine et des pratiques de l’OIM montre qu’elle a été
longtemps une organisation fragile, dans un contexte où les politiques migratoires ne faisaient
pas l’objet d’un régime international solide, mais qu’elle s’est imposée, depuis les années 1990,
comme un acteur incontournable de la mondialisation et de l’externalisation des politiques
migratoires. Sa stratégie consiste à dépolitiser les enjeux migratoires et à promouvoir une gestion
technique des migrations, centrée sur leur utilité économique pour toutes les parties (pays
d’origine, pays de de destination et migrants). Cela lui permet d’apparaître comme un
intermédiaire neutre, accepté aussi bien par les États que par les acteurs de la société civile et du
secteur privé. Cependant, cette dépolitisation s’accompagne d’un alignement de l’OIM sur les
intérêts des pays d’immigration occidentaux, et rend donc possible des interventions hautement
politiques, en particulier dans les pays d’origine des migrants.
L’analyse des débats relatifs à l’alimentation des nourrissons par des substituts du lait maternel qui se sont tenus au sein de l’Organisation mondiale de la santé dès la fin des années 1960 permet de revenir sur les stratégies et techniques de (dé)politisation mobilisées par les ONG, les entreprises, les États, les bureaucraties des OI dans et autour de l’arène des organisations internationales. Les notions de politisation et dépolitisation sont utilisées ici dans le but d’éclairer le fonctionnement de l’OMS, au-delà de son caractère « technique » très souvent supposé, et de mettre en évidence les investissements dont elle fait l’objet, en particulier de la part d’acteurs non étatiques. Les trois stratégies identifiées – provoquer le conflit versus rechercher le consensus, aspirer à la publicisation versus au confinement, avoir recours à des principes idéologiques versus prôner une approche pragmatique – sont mises en œuvre par différentes techniques (recours à des représentants politiques, à des experts, à des arguments scientifiques ou techniques, à des médias) et de manière différenciée selon les types d’acteurs. Moment structurant pour l’OMS, la question des substituts du lait maternel a suscité des effets d’entraînement de la politisation, désormais permanente avec un élargissement sectoriel à de nouvelles thématiques.
Les résultats d’une enquête empirique menée sur la politisation du rock contestataire biélorusse
durant la période 1983-2013 permettent de cerner la transformation des modalités de la censure
dans un régime autoritaire post-soviétique. La censure est envisagée ici d’un point de vue
inclusif et structural comme l’élément d’un système plus général de « gestion de la dissidence »
qui ne se résume pas aux méthodes répressives immédiates, mais possède aussi des dimensions
implicites, invisibles et non restrictives. Il apparaît dès lors, d’une part, que le phénomène revêt
dans les régimes autoritaires contemporains un caractère plus informel, diffus et imprévisible, et
que la censure économique y est de plus en plus importante ; d’autre part, que les activités, les
producteurs et les produits culturels censurés se politisent systématiquement ; enfin, que le volet
restrictif de la censure s’accompagne de dispositifs d’encadrement et de cooptation des activités
culturelles contestataires.
Les élections générales éthiopiennes de 2015 ont été largement considérées au pire comme un
non-événement, au mieux comme un événement dont le dénouement, à savoir la victoire du parti
au pouvoir, l’EPRDF, était connu d’avance. De fait, cette victoire a bien eu lieu (avec 100 % des
sièges remportés). Cependant, pour les formations partisanes de l’opposition, l’échéance
électorale de 2015 a constitué un tournant majeur, surtout pour la branche qui avait connu un
succès historique aux élections de 2005 et que nous qualifions ici d’opposition libérale
multinationale. La victoire totale de l'EPRDF en 2015 signifie en effet pour elle la fin d’un rêve,
celui de s’unir pour reproduire le succès électoral de 2005. Cette analyse entend expliquer un tel
échec et en tirer les enseignements quant à la nature et au fonctionnement du système de partis
éthiopien, à savoir la fragmentation continue de cette branche depuis le début des années 1990 et
la pertinence à penser le champ partisan selon un clivage multinational/ethnonational au-delà
duquel toute alliance semble compromise.
Depuis 1945 et jusqu’à la démocratisation des années 1990, le Parti nationaliste chinois a imposé
à Taïwan un régime autoritaire avec pour corollaire des politiques identitaires faisant de l’île une
Chine idéalisée. Il s’agissait de présenter le gouvernement en exil de la République de Chine
comme le seul à pouvoir légitimement représenter la Chine sur la scène politique internationale.
Ce grand récit a été mis à mal à partir du moment où le parti a commencé à relâcher son emprise
sur la société insulaire. En 1997, les premiers manuels scolaires accordant plus de poids à
l’histoire taïwanaise qu’à celle du continent chinois ont été adoptés, non sans affrontements entre
les conservateurs défenseurs d’une identité sino-centrée et les tenants d'une identification
taïwano-centrée. Certes, cette réforme n’a pas été remise en cause par la suite, mais des débats
similaires se sont produits à chaque édition de nouveaux programmes du secondaire. Cette étude
revient sur l’ensemble de ces discussions depuis 1997 en s’attachant à souligner leur lien avec les
alternances gouvernementales qui se sont succédé depuis 2000.
Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en Argentine, Paris, Karthala 2016, 303 pages.
Ioannis Armakolas,Politika i društvo u Tuzli od 1992. do 1995. godine. Političko natjecanje i građanska alternativa (Politique et société à Tuzla de 1992 à 1995. Compétition politique et alternative citoyenne), Sarajevo, Udruženje za modernu historiju, 2017, 243 pages.
Evan Braden Montgomery, In the Hegemon’s Shadow : Leading States and the Rise of Regional Powers, Ithaca, Cornell University Press, 2016, X-205 pages.