Critique internationale - Sommaire
Depuis 2015, la « crise » migratoire a entraîné une politisation croissante, parfois outrancière, du phénomène des migrations. Dès lors, la multiplication des mobilisations, qu’il s’agisse des migrants, de leurs soutiens, voire d’« anti-migrants », a contribué à la reconfiguration de la « cause des migrants ». À partir de terrains situés en France, en Israël, en Allemagne, au Canada, en Italie et aux États-Unis, les contributions réunies ici interrogent les figures légitimes de l’étranger, la variété des grammaires de l’action, les répertoires de mobilisations privilégiés et les ressorts de l’engagement. À la croisée de la sociologie des mobilisations et de celle des migrations, les auteurs invitent à réinscrire l’action collective dans l’expérience de vie des personnes concernées et, ce faisant, à être particulièrement attentif à la capacité des migrants à se constituer en sujets politiques.
Aucun résumé
Entre le printemps 2008 et l’été 2010, en région parisienne, plusieurs milliers de travailleurs sans-papiers ont lancé un mouvement de grève avec occupation des lieux de travail. À partir d’une ethnographie de cette mobilisation, j’analyse l’engagement des migrants en situation administrative irrégulière, au prisme de la « quotidienneté tactique », selon la formule de Michel de Certeau, qui caractérise l’expérience de l’illégalité migratoire. La controverse entre les animateurs et certains des participants sur les choix d’orientation du mouvement révèle l’importance d’inscrire l’engagement des acteurs dans le substrat social qui construit leur rationalité et leur appréhension de l’action collective. Cette perspective permet de saisir combien ce que les acteurs disent de leur engagement est fondé sur une réflexivité vernaculaire qui s’alimente aux « espaces du texte caché » tels que définis par James C. Scott. Cette analyse comporte également une dimension réflexive forte quant à la position « engagée » du chercheur sur le terrain des mobilisations, position qui apparaît comme une condition d’accès à ces espaces, et donc à la parole des acteurs mobilisés.
Aborder « par le bas » les enjeux de la demande d’asile en Israël amène à s’interroger sur le rôle des violences de l’exil, en particulier celle d’un horizon carcéral, dans les représentations et pratiques de l’engagement des migrants. Les conséquences différenciées de la migration et de la violence sur les trajectoires militantes sont analysées ici à partir de trois cas d’étude. Plus que les ressources disponibles, c’est la notion d’expérience qui permet de comprendre comment certaines formes d’engagement et de désengagement se développent au fil du temps et sur un même parcours. L’appréhension de la mémoire des luttes comme autre composante essentielle de l’expérience individuelle éclaire par ailleurs les raisonnements qui conduisent à préférer telle ou telle forme d’action. En se croisant, ces différentes expériences (migration, répression, mobilisation) donnent lieu à trois types d’engagement : une mobilisation contre l’injustice, une mobilisation pour ses droits et un renoncement à la lutte.
En Allemagne, l’« été des migrations » de l’année 2015 a entraîné une série de restrictions de la loi sur le droit d’asile et provoqué un débat public de plus en plus hostile envers les populations étrangères. Les Afghans, qui constituent l’une des principales communautés de migrants de ce pays, ont été particulièrement touchés par ces revirements politiques. Leurs dynamiques de mobilisations politiques à Berlin sont analysées ici à partir d’un travail de terrain et en mobilisant les théories culturelles et interactives de la contestation. La perception d’une réelle menace d’expulsion, les sentiments d’injustice et d’indignation face aux nouvelles mesures restrictives ainsi que le rôle de courtiers joué par des migrants plus établis se sont combinés pour rendre possible une union provisoire de la communauté des Afghans en exil et ont fini par pousser de nombreux demandeurs d’asile à prendre temporairement la parole en public au lieu d’accepter en silence un régime migratoire restrictif.
Si l’étude des mobilisations autour de la cause des migrants constitue en France et aux États-Unis un domaine de recherche bien développé, il en va tout autrement au Canada, où ces luttes – pourtant bien présentes et observables – n’ont que rarement retenu l’attention des sociologues. Sur la base de données tirées d’une enquête ethnographique de plusieurs années au sein d’un collectif militant de Montréal, je retrace l’histoire de ce que les activistes canadiens nomment le mouvement pour la justice migrante : tout d’abord, son émergence et son ancrage dans l’altermondialisme canadien (2000-2002) ; ensuite, l’épisode crucial de la lutte des sans-statuts algériens (2002-2003) ; enfin, les grandes lignes de l’évolution du mouvement, d’abord centré sur un objectif de régularisation des immigrants sans statut (2004-2007), puis de plus en plus tourné vers des formes de résistance inspirées des mouvements de villes sanctuaires (2010-2018).
En France, en Italie et dans l’Arizona (États-Unis), des groupes, des élus et des citoyens sont engagés dans la construction de la migration comme « problème » public. Quelles sont les actions, initiatives et stratégies discursives de ces entrepreneurs de cause anti-migrants ? La démarche comparative révèle la convergence des discours et des modes d’action tout en soulignant les différentes modalités d’articulation de ces acteurs dans leurs systèmes politiques respectifs. Les deux enquêtes menées en Arizona, pour l’une, en Italie et en France, pour l’autre, permettent d’identifier trois types d’opposition à l’immigration : des actions directes contre l’arrivée de migrants, se nourrissant d’un discours de l’abandon de l’État ; des actions qui ont trait à l’élaboration d’un savoir organisé commun à l’ensemble du mouvement ; des actions visant à produire une réaction politique, dans le but de mettre à l’agenda le contrôle migratoire et frontalier. Il convient dès lors de déterminer ce qui, dans ces actions, relève du vigilantisme, de l’action collective ou de l’action publique.
Aucun résumé
Aucun résumé
En Suisse, les politiques en matière d’asile et d’octroi de permis de séjour cantonnent de nombreuses personnes dans des espaces civiques incertains qui limitent le champ de leurs possibles professionnels. Je rends compte ici des logiques qui encadrent le travail bénévole d’hommes migrants rencontrés au sein d’une organisation caritative dans une ville de Suisse romande. Maintenus en marge du marché du travail en raison de leur position civique précaire, ces hommes se tournent vers le bénévolat caritatif afin d’être en mesure de « travailler », selon leurs termes. En m’appuyant sur des observations ethnographiques et des entretiens, je propose de questionner la frontière ténue entre travail bénévole contraint et travail bénévole volontaire, dans un contexte de méritocratisation de l’accès à un statut légal. J’interroge ainsi les voies par lesquelles ces hommes sont amenés à travailler gratuitement, en soulignant les contraintes du marché du travail auxquelles ils font face. Je reviens également sur les injonctions à prouver son « mérite civique » qui circulent en Suisse, et sur la manière dont ils se les réapproprient à travers leur bénévolat.
Sur la base du suivi ethnographique d’une manifestation portant sur la défense de la coca dans la Vallée des fleuves Apurimac, Ene et Mantaro au Pérou, j’interroge le rôle des acteurs de la protestation dans la formation de l’État dans une région où prédomine l’économie du narcotrafic. En mobilisant un rapport à l’État conflictuel qui prend ses racines dans l’héritage du conflit contre le Sentier lumineux, les dirigeants des organisations sociales de la Vallée se positionnent dans le champ politique local et acquièrent une légitimité qui leur permet de capter les ressources nationales et transnationales pour se poser en intermédiaires de la mise en œuvre des politiques de développement régional, jugées prioritaires depuis la mise à l’agenda des problématiques du « narcotrafic » et du « narcoterrorisme ». Loin de confirmer une « absence d’État » dans les régions où se déroulent des activités illicites, la mobilisation de la Vallée éclaire le processus de formation de l’État et sa saisie par des intermédiaires selon un mécanisme de chevauchement du champ de la contestation et du champ de l’administration des ressources.
À partir de la normalisation des relations turco-syriennes en 1998, les liens turco-arabes sont entrés dans une phase de réchauffement puis de développement. Ce regain d’intérêt politique pour le Moyen-Orient et plus particulièrement pour le Proche-Orient arabe s’est doublé d’un intérêt académique et médiatique grandissant. À la fin des années 2000, lorsqu’Ahmet Davutoğlu a été nommé ministre des Affaires étrangères, une constellation d’acteurs individuels et collectifs du monde académique, du champ politico-administratif et des médias se sont signalés par une production et une diffusion intense de savoirs en lien avec la politique étrangère du gouvernement AKP vers cette région ou directement corrélés aux développements sociopolitiques proche-orientaux. Positionnements individuels multiples, collaborations mais aussi rivalités entre acteurs laissaient envisager la constitution d’un champ expert autonome dans l’interstice entre plusieurs secteurs d’activité. Or la remise en cause de la politique moyen-orientale turque à la suite des insurrections arabes a agi comme un révélateur du fonctionnement et des clivages de ce champ.
Amin Allal, Myriam Catusse, Montserrat Emperador Badimon (dir.). Quand l’industrie proteste : fondements moraux des (in) soumissions ouvrières. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 207 pages.
Jessé Souza (dir.). A Ralé Brasileira. Quem é e como vive. Belo Horizonte, Editora UFMG, 2018 (3e rééd.), 484 pages.
Dominique Lorrain, Charlotte Halpern, Catherine Chevauché (dir.). Villes sobres : nouveaux modèles de gestion des ressources. Paris, Presses de Sciences Po, 2018, 360 pages.