Critique internationale - Sommaire
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la disqualification du racialisme scientifique s’est traduite par un abandon du concept de race dans de nombreux pays. Son usage dans les sciences sociales suscite de nombreux débats, notamment depuis le développement des recherches sur le racisme et les progrès en génétique humaine. À cette littérature revisitée le dossier apporte sa contribution en posant une question inédite : comment les organisations internationales, prises dans des injonctions contradictoires et des pratiques nationales contrastées, gèrent-elles la question raciale ? Les auteur·es retracent les « petits arrangements » de ces organisations dans la prise en compte de la race, de l’après-guerre à nos jours. Chaque moment historique se prête à des bricolages. Les logiques institutionnelles, de coopération ou de rivalité, pèsent également. L’attention portée aux archives ainsi qu’aux acteurs et actrices permet de mettre en lumière les impensés, les figures imposées, les tractations et les accords de circonstances.
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L’Unesco est considérée comme un des principaux acteurs de l’antiracisme international qui émerge au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pourtant, la « question raciale » n’est pas une priorité de l’institution au tournant des années 1940-1950 et celle-ci n’a jamais été en mesure de définir et de mettre en œuvre une politique claire et explicite sur le sujet. Une ethnographie historique des archives de l’Unesco à Paris, notamment au moment de la création et des premières réunions du Département des sciences sociales, révèle que ce dernier accueille les discussions sur la question raciale de façon souvent contrainte et improvisée. Loin du récit linéaire des origines de l’antiracisme, il convient donc d’insister plutôt sur l’indétermination constitutive de l’élaboration des programmes sur la race à l’Unesco entre 1946 et 1952.
La collaboration compétitive entre l’Institut indigéniste interaméricain et l’Organisation internationale du travail (OIT) est analysée ici en tant qu’élément constitutif et exemple de la construction du champ indigéniste durant la période allant de 1940 à 1957. La différence de pouvoir organisationnel et politique entre les deux organisations joue en effet un rôle décisif dans la configuration du champ et dans la définition conceptuelle et opérationnelle des « indigènes ». L’analyse révèle la difficile et ambivalente mise à distance de la perspective racialiste au sein des deux organisations et permet d'observer comment, en l'absence d’un accord théorique, l’accumulation de caractérisations pragmatiques a finalement rendue possible la définition des « indigènes » et de l’indigénéité. La victoire de l’OIT dans la lutte amicale l’opposant à l’Institut pour prendre la tête du mouvement apporte au champ indigéniste interaméricain un rayonnement qu’il aurait difficilement atteint avec le seul appui des institutions régionales. L’« essentialisation pratique » du concept d’indigène qui s’opère alors convertit l’« indigène d’Amérique » en un cas paradigmatique, celui des « peuples indigènes » à l’échelle internationale.
Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a été mis en place dans le cadre de la Convention internationale éponyme, adoptée en 1965 et aujourd’hui ratifiée par 182 États. Au cours de ses cinquante années d’existence, ses méthodes de travail ont évolué. Dans un souci de documenter la discrimination de fait (et non seulement de droit), le Comité a, entre autres, été amené à demander aux États de se doter de dispositifs statistiques et catégoriels permettant de mesurer les inégalités entre les différentes composantes, dont ethniques et raciales, de leurs populations. Notre analyse des archives du CERD de 1970 à 2018 et les entretiens que nous avons conduits auprès de plusieurs de ses experts actuels montrent comment la demande de données démographiques faisant apparaître entre autres l’origine ethnique ou raciale s’est imposée en dépit de débats internes entre experts et de nombreuses réticences étatiques. Cette mise en évidence d’un tournant pragmatique dans la lutte contre les discriminations contribue à la littérature sur le rôle de la statistique dans la gouvernance globale ainsi qu’à la littérature sur la question raciale au sein des organisations internationales.
Comment trois juridictions internationales – le Tribunal pénal international pour le Rwanda, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et la Cour européenne des droits de l’homme – interprètent-elles les concepts de race et d’ethnicité lorsque la résolution d’affaires portées devant elles nécessite une telle interprétation ? Si les juges internationaux manifestent un malaise croissant face aux visions anciennes, figées et naturalisantes de ces notions, la recherche de nouveaux modes d’élucidation de celles-ci se fait par tâtonnements, moyennant hésitations et ambigüités. Les trois juridictions caractérisent l’enjeu qui se pose à elles comme une opposition entre approches objective et subjective de la race et de l’ethnicité. À l’analyse, cette distinction se révèle en partie trompeuse car elle masque la pluralité des enjeux en présence et agrège des positions en réalité contradictoires. On observe par ailleurs certaines différences dans l’approche de la Cour européenne, d’une part, des deux tribunaux internationaux, d’autre part, qui peuvent s’expliquer en partie par les différences de contraintes structurelles pesant sur ces deux types de juridiction.
La Conférence générale de l’Unesco a adopté trois Déclarations évoquant les données génétiques humaines. Elles ont été préparées par des sessions et des rapports du Comité international de bioéthique, créé en 1993. Longtemps resté la seule instance mondiale de réflexion en matière de bioéthique, celui-ci n’ignore pas le problème des interprétations racistes des connaissances et des données génétiques, tant au niveau individuel qu’au niveau des populations. L’analyse des actes de sessions et des rapports du Comité, principalement sur la période 1993-2005, et leur comparaison avec les trois Déclarations adoptées en 1997, 2003 et 2005 permettent de rendre compte du lexique et des valeurs des instances et des normes de régulation internationales en matière de bioéthique relativement aux groupes humains et à la diversité génétique. L’objectif est ici d’éclairer la manière dont la catégorisation en groupes humains est problématisée au regard de la montée du paradigme génétique et de la place accordée aux entités intermédiaires entre l’individu et l’espèce.
Il existe désormais de nombreux travaux sur le rapport de l’ethnographe à son terrain, notamment dans le cas des « terrains difficiles ». En revanche, peu de textes abordent la façon dont il·elle travaille dans des contextes ressentis comme anxiogènes. De façon générale, ses émotions font rarement l’objet de comptes rendus ou ne sont abordées qu’indirectement, même quand il·elle raconte son vécu dans des situations où il·elle s’est trouvée en danger. On ne sait donc pas grand-chose sur la façon dont l’expérience de la peur peut déterminer l’accès au terrain ou construire la relation d’enquête. Et surtout, on ne trouve quasiment pas de textes sur les outils grâce auxquels l’ethnographe parvient à objectiver son expérience pour finalement produire les résultats de ses recherches. Pourtant, son rapport aux contraintes du contexte détermine autant son appréhension du terrain que ses capacités à restituer son expérience. À partir d’une enquête ethnographique sur des collectifs contestataires que j’ai menée à Cuba, j’analyse donc non seulement les effets de ces états affectifs mais aussi la façon dont j’ai pu les circonscrire dans la mise en écriture.
Comment la classe ouvrière se produit-elle et se reproduit-elle dans la pratique quotidienne des militants et des militantes d’un syndicat ? À la FOETRA, le principal syndicat des télécommunications de la région métropolitaine de Buenos Aires, l’engagement à produire la classe ouvrière comme une catégorie politique créatrice de solidarités consiste à construire un horizon d’égalité tout en identifiant les clivages qui séparent les travailleurs et les travailleuses. Deux mécanismes sont à l’œuvre. D’une part, un effort actif de définition de la classe par le biais d’initiatives formelles de formation syndicale, en relation avec un projet politique d’élargissement des limites de la classe ouvrière. D’autre part, l’élaboration d’un récit partagé et d’une mémoire collective, entreprise informelle et affective dépendant des liens tissés entre militants et les militantes, notamment entre les anciennes et les plus jeunes. Dialoguant avec des débats récents sur le concept des « classes sociales », cette analyse s’appuie sur une recherche doctorale ethnographique menée durant les années 2013-2014.
Les enjeux agricoles ont été longtemps absents des négociations relatives au changement climatique. À la fin des années 2000, une fenêtre d’opportunité s’est toutefois ouverte en faveur de leur mise à l’agenda dans la gouvernance du climat. C’est dans ce contexte qu’a émergé la notion de climate-smart agriculture. Portée d’abord par la FAO, celle-ci a été présentée comme un concept scientifique qui permettait de penser de façon conjointe les enjeux climatiques et les enjeux liés à la sécurité alimentaire. La démarche de process tracing utilisée ici éclaire le cheminement de la notion et, à travers elle, le processus de climatisation des politiques agricoles, en analysant notamment le rôle performatif de la science dans cette dynamique. Deux périodes sont identifiées : celle de l’ouverture en faveur de la mise à l’agenda de l’agriculture dans les négociations internationales sur le climat entre 2001 et 2009, puis celle de la diffusion et de la dépolitisation de la notion à partir de 2010. En proposant un cadrage technique des problèmes, la climate-smart agriculture tend à effet à gommer les controverses politiques dont elle est pourtant porteuse.
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Gabriel Gatti (ed.), Un mundo de víctimas, Barcelone, Anthropos, 2017, 432 pages.
Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville (dir.), Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques, Paris, Karthala-IRD-APAD, 2018, 364 pages.
Maria Bigday, L’engagement intellectuel sous régime autoritaire. Les « think tankers » biélorusses entre expertise et dissidence, Paris, Dalloz, 2017, XIII-400 pages.