Autorités traditionnelles et lutte contre l’extrémisme religieux au Nord Cameroun

Auteur(s): 

Bana Barka, enseignant-chercheur, université de Maroua – Cameroun

Date de publication: 
Août 2018
Illustration

La partie la plus septentrionale du Cameroun, appelée région de l’Extrême-Nord et comptant six départements, subit depuis cinq ans les assauts meurtriers du groupe terroriste Boko Haram. Cette dégradation de la situation sécuritaire fait suite au débordement, sur le territoire camerounais, du conflit opposant l’Etat nigérian aux combattants islamistes qui projetaient d’instaurer un califat dans le nord-est du Nigeria. Les conséquences de conflit ont fait du Cameroun le deuxième pays le plus touché, parmi les quatre qui subissent les effets de la propagande et des attaques de Boko Haram : on compte aujourd’hui, selon l’estimation du PNUD, plus de 300 000 personnes déplacées internes au Cameroun ainsi que 60 000 réfugiés nigérians1. Les morts et blessés se chiffraient en milliers jusqu’à 2017, année à partir de laquelle le dispositif militaire instauré par la Force multinationale mixte2 a réussi à sécuriser une bonne partie du bassin du Lac Tchad et à réduire considérablement le nombre d’incursions et d’attentats à la bombe attribués à des membres de Boko Haram. Les lamibe, les chefs traditionnels, ont désormais pris le relais pour lutter contre les ferments idéologiques de la radicalisation religieuse.

Si la coalition internationale armée a le mérite d’avoir contribué à la stabilisation de la situation, les moyens militaires qu’elle a mis en œuvre ne sont pas les seuls qui aient conduit au recul de Boko Haram : les Etats de la région n’ont obtenu de résultats significatifs qu’avec l’étroite collaboration d’acteurs civils locaux que sont les lamibe. Selon quels mécanismes ces chefs traditionnels se sont-ils engagés dans la lutte contre l’extrémisme religieux à l’Extrême-Nord ? Répondre à cette question nous amènera d’une part à rendre compte de l’implication d’une catégorie d’acteurs dans la lutte contre le terrorisme, et d’autre part à déterminer les raisons qui ont amené certains chefs traditionnels à s’allier avec l’Etat camerounais contre une partie de leurs populations.

Crise sécuritaire et revalorisation du rôle des chefs dans l’administration camerounaise

On trouve au Nord-Cameroun des dizaines de chefs traditionnels, appelés lamibe (sing. lamido), ou « sultans » dans la communauté musulmane, et qui sont reconnus et hiérarchisés par l’administration. Les plus importants, dont le ressort territorial s’étend aux limites de ce qui pourrait être assimilé à un département français, sont dits de 1er degré, alors que leurs vassaux, dont le territoire n’excède pas le limites d’un arrondissement ou d’un quartier, sont respectivement dits de 2e et de 3e degré, selon les décrets du 15 juillet 1977 et 24 juin 1982 portant organisation des chefferies traditionnelles3. Cette inféodation à l’Etat, résultat de luttes et de concessions qui remontent à la période coloniale, a fait des monarques locaux et de leurs vassaux des « auxiliaires de l’administration », selon la terminologie en vigueur dans l’administration. Ils servent de courroie de transmission entre l’Etat et les populations, et exercent une autorité dans le règlement de querelles ou de litiges fonciers. Ils ont ainsi représenté l’identité des populations et une certaine cohésion sociale en temps de paix, c’est-à-dire grosso modo depuis l’indépendance du pays en 1960. Par conséquent, l’irruption du terrorisme dans leurs localités au cours des dernières années a mis ces chefs au-devant de la scène, révélant le rôle moins visible qu’ils ont toujours joué aux côtés de l’administration et qui consiste pour ainsi dire à surveiller, dénoncer et punir, pour le compte de l’Etat, tout acte témoignant d’une forme de radicalité religieuse, ou pour le moins, de rupture avec les pratiques religieuses traditionnelles.

Dans la lutte qu’il s’est vu contraint d’engager contre Boko Haram, le gouvernement camerounais a considéré qu’il s’agissait d’un problème religieux complexe dont certaines dimensions échappaient aux administrateurs, pour la plupart chrétiens et animistes, en tous cas non originaires de la région de l’Extrême-Nord. Pour avoir une lecture pertinente du conflit, l’Etat, à travers le gouverneur, les préfets et les sous-préfets, a eu recours aux chefs traditionnels, notamment dans le cadre de réunions de sécurité hebdomadaires. Les chefs, autrefois absents de ces consultations où l’on ne trouvait avec les administrateurs que les militaires, les gendarmes et les policiers, ont vu leur expertise de plus en plus sollicitée, encouragée et même rétribuée, puisqu’ils ont été rémunérés en jetons de présence dont le montant, revu à la hausse en ces temps de guerre, a constitué une motivation pour de nombreux chefs. Le gouvernement s’était opportunément souvenu qu’au sein de chaque chefferie, un système de collecte d’information et de sécurisation du village existe, et que l’exploitation de celui-ci avait autrefois donné de bons résultats dans la répression du grand banditisme4.

Depuis 2013, le rôle de ces chefs a donc été de transmettre des informations venues du terrain à une administration qui, du fait de sa faible implantation dans l’arrière-pays et notamment aux frontières avec le Nigeria et le Tchad, était myope sur les mouvements des combattants de Boko Haram, et sourde quant au retentissement du discours jihadiste dans la population. Que les chefs soient des barbouzes était un fait plus ou moins connu, mais leur régulière sollicitation des administrateurs, directement ou à travers leurs assistants, a fini par rendre moins discrète leur collaboration et à les condamner aux yeux des membres de Boko Haram. Ces derniers, qui tenaient d’ailleurs très peu en estime les chefs locaux qu’ils qualifiaient volontiers de traitres et de pervers, ont vu dans cette collaboration avec les autorités une raison supplémentaire de les inclure dans la liste des ennemis à abattre. De nombreux chefs, dont celui de la ville de Kolofata5, ont ainsi été kidnappés ou menacés. D’autres chefs de 3e degré ont été menacés, enlevés ou exécutés, ainsi que les villageois qui passent pour être les informateurs privilégiés des autorités traditionnelles.

Si leur position ou leur implication médiatisée dans la lutte contre Boko Haram ont fait passer certains chefs pour des pantins au service de Yaoundé, d’autres en revanche y ont vu une opportunité. Ils ont profité de ce nouveau rôle pour capitaliser sur le besoin de l’Etat en informations fiables, et la considération dont ils ont joui durant les moments difficiles de lutte contre le terrorisme. Loin de se contenter des jetons de présence aux réunions de sécurité, ces chefs, selon leur propre volonté ou parfois à la demande des autorités, ont décidé de jouer les intermédiaires dans la communication entre le gouvernement et les terroristes. Par exemple, l’enlèvement de la famille Moulin-Fournier, ou celui de travailleurs chinois6, ont été l’occasion, pour les chefs traditionnels de la région de l’Extrême-Nord, de jouer les entremetteurs en facilitant le contact entre ravisseurs et autorités. Que ces rapts aient permis à certains chefs de s’enorgueillir du rôle de leader dans la résolution de ces affaires embarrassantes pour le gouvernement indique qu’ils ont dû eux-mêmes faire courir le bruit de cette médiation salutaire afin de soigner leur image et de se valoriser par rapport aux autres chefs n’ayant pas été associés à ces opérations.

Loin de la frontière et des différents fronts où l’armée peine à repousser les assauts et à empêcher l’infiltration des terroristes, les lamibés et les chefs de 2e et 3e degrés ne sont pas restés à l’écart de la manne de reconnaissance que procurait la lutte contre Boko Haram. Les petits chefs, plus près de la population, ont été sommés par les sous-préfets de dénoncer tout étranger suspect ou tout nouveau résident dans les quartiers de leurs ressorts territoriaux. Parallèlement à ce soutien tactique, les chefs de 1er degré, notamment le sultan de Mora et le lamido Bakary Yerima Bouba Alioum de Maroua, ont apporté un soutien idéologique aux autorités. En 2017, lors du mois de ramadan, une querelle dogmatique a même conduit à la mise sous scellée d’une mosquée privée par les hommes du lamido, à titre de mesure conservatoire. Certains imams jugés extrémistes, parce qu’ils dénoncent l’islam confrérique ou défendent des éléments de dogme qui divisent la communauté des croyants, ont été interdits de prêche et d’enseignement. Ces mesures ont été prises grâce à l’action des chefs qui intiment à l’imam incriminé de se taire sur les pratiques des confréries ou de s’abstenir de prêcher. L’administration intervient ensuite en convoquant l’imam ou le prédicateur afin de le menacer de l’inculper pour apologie du terrorisme. Cette peine étant passible de la peine de mort, la simple évocation de cette menace suffit pour contraindre les imams.

Instrumentalisation des fêtes religieuses et repositionnement des chefs dans le champ politique

Si les chefs traditionnels dénoncent les imams qu’ils jugent intolérants, leur action ne se limite pas à priver de chaire ceux qu’ils considèrent contrevenir à la doxa du « vivre ensemble », ce qui est aujourd’hui le mot d’ordre du gouvernement camerounais pour tenter de désamorcer les antagonismes ethniques et religieux. Elle se déploie surtout à l’endroit des fidèles, et cet activisme des chefs qui s’ingèrent ainsi dans le religieux est quelque chose d’inédit. Ainsi dans Maroua, chef-lieu de la région de l’Extrême-Nord, le lamido Bakary Yerima Bouba Alioum s’est distingué depuis quatre ans par une pratique inédite : il dispense un discours après la prière de l’Aïd-El-Fitr célébrant la fin du ramadan, et celle de l’Aïd El Kebir, la fête du mouton. Habituellement, dans les villes de cette partie du pays, les chefs traditionnels, lamibe ou sultans, ne prennent pas la parole en ces occasions où ils sont pourtant présents, assis ou debout derrière l’imam qui dirige la prière en leur nom. Or depuis 2015, année où Maroua a été frappée par deux attentats terroristes, le lamido prend la parole après le sermon de l’imam, afin de diffuser un message d’incitation à la tolérance et de stigmatisation des courants radicaux.

La première fois, cette intervention du lamido a stupéfait les fidèles. Tout d’abord, elle contrevenait au déroulement habituel des fêtes auquel étaient habitués les fidèles : elle semblait ainsi faire doublon avec le sermon de la fête, traditionnel moment où les éventuels messages du lamido étaient transmis à la foule des fidèles rassemblés. Il a ainsi été surprenant d’entendre le lamido dans une société où le protocole lié aux chefferies dispose que le lamido ne parle jamais directement à ses interlocuteurs, mais uniquement par le truchement d’un porte-parole. En outre, cette adresse a été délivrée en français, langue que beaucoup considèrent encore comme blasphématoire ou inappropriée aux lieux de culte, où seuls l’arabe et les langues locales sont utilisés. De plus, l’intervention du lamido s’attaquait plus ou moins ouvertement aux prérogatives des religieux, puisque dans ces sermons d’un genre nouveau, le chef répète à l’envi qu’il est Amir el Mouminine [Commandeur des Croyants]. Or prendre la parole après les imams est une innovation qui ôte à l’imam son attribut traditionnel de porte-parole du lamido, au nom duquel il accomplit la prière, pour ne lui laisser que l’acte de diriger la prière. Le lamido s’arroge ce titre sans pouvoir se prévaloir d’une quelconque légitimité historique. Il semble d’ailleurs qu’il souhaite plus inculquer cette idée aux administrateurs chrétiens conviés lors des fêtes, qu’à ses fidèles. Du reste, ces derniers expriment leur mécontentement en désertant désormais en masse la Grande mosquée de Dougoy dès que l’imam a terminé son sermon. Enfin, pour certains observateurs, cette nouvelle pratique est perçue comme faisant la promotion de l’école malékite, dominante dans la région, tout en amalgamant injustement et à dessein les autres écoles de droit (hanbalisme, hanafisme et chafisme) et le jihadisme. Ce faisant, elle apparaît comme le service commandé des ONG et agences internationales qui considèrent que les imams formés dans les pays du Golfe sont des vecteurs de radicalisation religieuse, possiblement violente.

Il semble donc que la lutte contre le groupe Boko Haram et le contexte sécuritaire qui en découle ont été une ressource politique et symbolique pour les lamibe. Ils se sont saisis des fêtes musulmanes afin de renforcer leur pouvoir comme l’illustre le cas du lamido de Maroua qui a fait siens les opposants à l’Etat, tout en adoptant les mots d’ordre du gouvernement qu’il transmet à l’occasion de ses prises de parole directes lors des cérémonies religieuses. Le contexte électoral et sécuritaire aidant, les nouveaux chefs traditionnels sont en train de reprendre le devant de la scène dans les cérémonies religieuses, pour se positionner comme les véritables représentants de la minorité musulmane, dans une partie du pays qui aux yeux du gouvernement est à la fois un vivier électoral et un bourbier islamiste.

  • 1. François Wassouni, « Projet PNUD de Stabilisation intégrée du Bassin du Lac Tchad », Atelier d’échanges, de validation des drafts des messages de Boko Haram et d’élaboration des Stratégies de diffusion, Mokolo, 27 juin 2018, p.3.
  • 2. Encore appelée FMM, cette force de 10 000 hommes est la réponse militaire mise en œuvre par le Nigeria, le Cameroun, le Niger et le Tchad afin de lutter contre Boko Haram.
  • 3. Est considérée comme de 1er degré selon ces décrets « toute chefferie dont le territoire de compétence recouvre celui d’au moins deux chefferies de 2e degré » (article 2). La chefferie de 2e degré quant à elle englobe au moins deux chefferies de 3e degré, dernier palier dans cette échelle qui classe les anciens territoires traditionnels selon l’étendue qu’elles ont sur la carte administrative du pays.
  • 4. Durant la décennie 1990-2000, d’anciens combattants tchadiens se sont associés avec des bandits de grand chemin camerounais pour attaquer les cars de voyageurs sur la nationale n°1, principalement sur l’axe Maroua-Kousseri. Ils étaient appelés les « coupeurs de route ».
  • 5. [URL : http://www.rfi.fr/afrique/20170602-cameroun-ville-kolofata-une-nouvelle-fois-cible-attentat]
  • 6. Boko Haram avait enlevé une demi-douzaine d’expatriés chinois sur le chantier où ils travaillaient à la réfection d’une route, emportant les explosifs dont se servaient les Chinois dans les carrières.
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