De 1846 à 2016 : l’utilisation du lexique religieux dans le nationalisme cachemiri

Auteur(s): 

Observatoire International du Religieux

Date de publication: 
Janvier 2017
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Depuis juillet 2016, la vallée du Cachemire indien est de nouveau en proie à l’insurrection violente, après une relative accalmie de six ans. Elle met aux prises la population cachemirie, dont 99% est musulmane, face à l’Etat indien, par l’intermédiaire de la sa police et de son armée. Près de 100 civils ont perdu la vie, tandis que 15 000 ont été blessés dans les échauffourées avec les forces de l’ordre.

Entre revendications nationales et appel aux armes

Si les manifestants réclament « l’azadi », la liberté, ils évoquent également l’impératif de mener un « jihad » qui conduirait à l’instauration d’un « califat » dans la vallée du Cachemire. L’emploi de ce vocable n’est pas restreint aux seuls manifestants, puisque les militants armés, comme la population  y ont recours pour décrire leurs aspirations politiques. Or s’exprimer en ces termes en 2016 est immédiatement considéré comme un appel à prendre les armes pour mener un jihad armé et imposer un « Etat islamique » sur les modalités de l’organisation du même nom. Cependant, d’autres déclarations des différents acteurs amènent à s’interroger sur la portée de cette référence. Par exemple, dans une vidéo, un combattant cachemiri appelle au jihad, en même temps qu’au retour des Cachemiris hindous ayant fui la vallée dans les années 1990. De leur côté, les enquêtés rencontrés en septembre 2016 proposent un discours similaire lorsqu’ils mettent en exergue le syncrétisme inhérent à la culture cachemirie ainsi que la présence ancestrale de populations sikhe et hindoue au Cachemire. Partant, une contradiction flagrante apparaît entre ce qui pourrait être considéré comme un discours jihadiste – soit la combinaison d’une idéologie extrémiste avec la volonté de passer à l’action violente – et un appel au retour des populations non-musulmanes au Cachemire… A moins que ces discours ne s’inscrivent justement pas dans le champ jihadiste. Ayant dit cela, il ne s’agit pas de considérer avec irénisme qu’il n'existe aucune forme de radicalisme religieux au Cachemire – ce dernier étant entendu comme l’abandon des pratiques coutumières au profit d’un islam exclusif et autorisant le recours à la violence armée. De fait, les mêmes enquêtés rapportent également leurs craintes quant à la pénétration de certains groupes jihadistes exogènes. Mais il convient néanmoins d’introduire des nuances dans notre appréhension de tels discours. Pour ce faire, un détour par l’histoire est éclairant.

Mobilisations musulmanes face aux élites hindoues

En effet, dès leurs premières formulations à partir de la fin du XIXe siècle, les discours d’émancipation des Cachemiris, de la reconnaissance de leurs droits en tant que sujets d’un royaume à l’indépendance du territoire, ont été articulés en recourant au lexique religieux musulman. Ces dispositions discursives singulières s’expliquent par la configuration des rapports de pouvoir en vigueur à partir de 1846 lorsque, suite à une victoire militaire, les souverains hindous de la dynastie des Dogra deviennent maharajas d’un royaume qui recouvrait l’actuel Jammu-et-Cachemire et le Pendjab (en Inde), ainsi que le Cachemire pakistanais. Les souverains Dogra exercent donc leur pouvoir politique, économique et militaire sur une population presque uniquement musulmane, dans une région à laquelle ils sont étrangers – eux-mêmes étant issus du seul Jammu. Dès lors, ils mettent en place une stratégie de légitimation de leur pouvoir reposant sur la mise en exergue d’une identité réinventée. Leur « hindouïté » est ainsi survalorisée afin de rehausser le prestige de leur propre lignée Dogra en les faisant passer pour des souverains rajputs et, de cette manière, créer une continuité politique imaginée avec des souverains passés. Face à ce pouvoir présenté comme hindou, et l’assertion discriminatoire de cette identité à l’égard des autres minorités religieuses,
la réponse politique des sujets Cachemiris s’opère aussi sur le registre identitaire. La religion musulmane devient une ressource mobilisatrice d’une part, et un contre-modèle de société révolutionnaire d’autre part. En cela, elle répond à des dynamiques semblables à ce qui a pu être observé dans d’autres terres d’islam et/ou avec d’autres religions. L’islam est mobilisé comme un discours d’émancipation des sujets musulmans face aux souverains hindous – et ultérieurement, face à l’Etat indien. Il se politise en réponse à la politisation de l’hindouisme.

Politisation des mosquées

A la même période, les mosquées cachemiries deviennent des espaces hautement politisés où la population peut s’exprimer librement sans avoir à craindre les représailles du pouvoir en place. Elles acquièrent un rôle central en la matière, du fait de l’absence d’autres canaux de diffusion et du caractère rassembleur de la mosquée où se rassemblent toutes les couches de la population musulmane. Ces pratiques mobilisatrices se sont maintenues au cours des décennies, jusqu’à caractériser les revendications des Cachemiris en 2016. Comme il a été montré, elles ne doivent pas être confondues avec le jihadisme. Toutefois, leur étude permet de mieux saisir les trajectoires de radicalisation de certains acteurs adossées à une distorsion de l’usage de ces référents identitaires. En effet, le même vocable peut être utilisé par des acteurs aux fins différentes : le jihad d’une part, et le combat politique possiblement violent, mais pas terroriste d’autre part. Dans le contexte actuel marqué par une forte discrimination (réelle ou perçue) à l’encontre des Cachemiris et la violence des interactions avec la puissance publique indienne, la socialisation politique à ce discours d’émancipation singulier peut favoriser le passage d’une militance violente non armée à une militance armée.

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