Fractures politico-religieuses entre monarchies du Golfe
Laurent Bonnefoy, chercheur au CERI
Depuis une quinzaine d’années, les relations entre monarchies du Golfe ont été massivement lues à la lumière de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. En dépit de sa petite taille, ce dernier semblait développer une diplomatie indépendante (à travers le rôle joué par la chaîne al-Jazeera notamment), tournée vers les acteurs islamistes dans le sillage des Frères musulmans. Par contraste, l’Arabie saoudite s’appuyait sur des acteurs religieux rétifs à l’engagement politique et partisan (souvent décrits comme wahhabites) mais développait surtout une politique étrangère caractérisée par le pragmatisme. Cette tension a atteint son paroxysme au moment des soulèvements arabes de 2011.
L’accession de Tamim al-Thani à la tête du Qatar en juin 2013 a favorisé un rapprochement, après plusieurs années de crise aiguë. Le petit émirat est ainsi rentré dans le rang et le Conseil de coopération a semblé afficher une forme d’unité dans sa “politique contre-révolutionnaire”. S’imposait ainsi une option de rupture et de répression contre les Frères musulmans, conçus comme principaux bénéficiaires des « Printemps » et comme des risques potentiels pour la stabilité des monarchies Les islamistes ont ainsi été marginalisés. Tel a été le cas en Egypte lors du coup d’Etat du Maréchal al-Sissi à la mi-2013, mais aussi au Yémen et en Tunisie.
La mort du roi saoudien Abdallah en janvier 2015 (parallèlement à la signature de l’accord sur le nucléaire iranien) a encore bouleversé le paysage, générant une nouvelle ligne de fracture entre cette fois l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Entre les deux, les tensions sont aussi centrées sur des enjeux politico-religieux. L’accession au trône du roi Salman a alors placé la rivalité avec l’Iran (et par-là la logique confessionnelle sunnite/chiite) au centre des préoccupations régionales et contribué à remettre les Frères musulmans dans le jeu. Ces derniers sont en effet apparus aux yeux des nouveaux dirigeants saoudiens comme des remparts bienvenus contre la domination politique chiite. Pour leur part, les dirigeants des Emirats arabes unis ont maintenu leur franche hostilité aux Frères musulmans. Le conflit yéménite, amorcé en mars 2015, est devenu le théâtre de cette nouvelle rivalité entre les monarchies. Pourtant, tous deux font partie de la même coalition militaire qui bombarde le pays et s’est fixée pour mission de rétablir le pouvoir du Président Hadi et de mater la rébellion « houthiste » (accusée d’être à la solde de l’Iran et alliée avec l’ancien président Saleh). Dans ce contexte, chacune des deux monarchies s’appuie localement sur des acteurs différents et concurrents : la branche des Frères musulmans, le parti al-Islah et des milices salafistes du côté saoudien, quand les émiratis soutiennent davantage les sécessionnistes sudistes et plaident pour une conciliation avec les houthistes et l’ancien régime.
Parallèlement, les Emirats arabes unis paraissent appuyer diverses initiatives qui mettent à mal le magistère saoudien sur l’islam sunnite. Ils profitent ainsi des tensions entre les gouvernements saoudien et égyptien survenues depuis 2015. Contre les Frères musulmans, mais aussi contre le wahhabisme, on sait que des soufis, mais aussi l’université al-Azhar du Caire, reçoivent de nouveaux subsides émiratis. La conférence de Grozny de l’été 2016 (cf. notre “éclairage” dans le bulletin n°2 de novembre 2016) à laquelle des acteurs religieux hébergés aux Emirats ont participé, a exprimé - en parallèle à la question de l’engagement russe au Moyen-Orient - la fragmentation mais aussi la complexité des enjeux religieux dans une région que la nouvelle politique du Président Trump, offensive à l’égard de l’Iran, risque bien de déstabiliser encore davantage