Islam radical et djihadisme ouzbek : suite aux attentats d’Istanbul, de Saint-Pétersbourg et Stockholm (2016-2017)
Thierry Zarcone, directeur de recherche au GSRL
Les récents attentats terroristes perpétrés, entre juin 2016 et avril 2017, contre des Occidentaux ou des musulmans par des assaillants d’origine ouzbek, confirment la radicalisation de plusieurs éléments de ce peuple d’Asie centrale, et leur participation à des réseaux internationaux de djihadistes. En voici la liste :
- dans la province du Baloutchistan, au Pakistan (mausolée du saint Shah Nurani, 14 novembre 2016, 52 morts)
- à Istanbul (aéroport Atatürk, 28 juin 2016, 44 morts, et boite de nuit Reina, 1 janvier 2017, 39 morts)
- Saint-Pétersbourg (métro, 3 avril 2017, 16 morts)
- et Stockholm (7 avril 2017, 4 morts)
La radicalisation des Ouzbeks est un cas d’école dans la mesure où celle-ci est en grande partie le résultat des erreurs de la politique du défunt président du pays, Islam Karimov (mort en 2016), qui refuse très tôt – peu après l’accès à l’indépendance de son pays, en 1991 – de reconnaître les mouvances politiques1 qui inscrivent l’islam comme une signature identitaire. Il refuse aussi les autres courants traditionnels de cette religion (les confréries soufies par exemple), représentatives en général d’un islam modéré. L’Etat ouzbek entend être le seul à contrôler l’usage politique et culturel de la religion : quête identitaire orchestrée par le pouvoir, institut d’études islamiques intégré à l’Université, fabrication d’un confrérisme, etc.
La radicalisation des Ouzbeks s’opère principalement sous l’influence de courants islamistes d’importation, wahhabisme saoudien et indien (Hizb al-Tahir etc.), déjà présents avant les indépendances et qui se développent ensuite crescendo. En 1996, les wahhabites ont pignon sur rue, en Ouzbékistan ; j’ai pu les rencontrer dans une de leurs mosquées d’Andijan (vallée de Ferghana) et mesurer leur discours radical avant qu’ils ne soient contraints de fuir dans la clandestinité. J’ai pu lire aussi des textes wahhabites en ouzbek et ouïgour, imprimés à Jeddah et vendus sur le marché de Tashkent. La radicalisation de l’islam ouzbek entraîne l’apparition de plusieurs groupes locaux dont le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan, fondé à Namangan en 1998, proche des Talibans et d’al-Quaida. L’un de ses fondateurs, Tahir Yoldashev, avait tenté, sans succès, de fonder, en Ouzbékistan, une branche du Parti Islamique de la Renaissance (premier parti religieux apparu à la fin de l’URSS et autorisé au Tajikistan comme en Russie). Il participe néanmoins à la création, en 1990, de deux organisations, Islam Adalati (Justice de l’islam) et Islam Lashkerlari (Armées de l’islam), aussitôt interdites, qui veulent faire du pays un Etat islamique.
Par ailleurs, une autre organisation, le Hizb al-Tahir al-Islami (fondée à Jérusalem en 1953) et très répandue sur l’ensemble de la planète, connaît un succès exceptionnel en Ouzbékistan, dès les années 1990. Non violent mais très politisé, le Hizb al-Tahir vise ni plus ni moins le rétablissement d’un califat et d’une société régie par la charia (il a fait sien la parole attribuée au Prophète « l’encre des savants vaut mieux que le sang des martyrs »). Mais il est interdit en Ouzbékistan, puis au Tadjikistan, en 2001. Plusieurs parmi ses membres, Ouzbeks et Tajiks, rallient ensuite des mouvances djihadistes dont l’une, le Hizb al-Nusra, est une scission du Hizb al-Tahir. Avant les années 2000, les Kirghizs et les Kazaks, qui sont moins islamisés que leurs voisins ouzbeks et tajiks, échappent à cette radicalisation.
Deux événements majeurs accompagnent l’intensification des persécution du président Karimov contre l’islam et, parallèlement, la djihadisation de nombreux individus : en 1999, l’épisode des bombes de Tashkent qui visent directement le président ouzbek (attribué au Mouvement Islamique d’Ouzbékistan), et surtout, en 2005, le soulèvement de la ville d’Andijan (œuvre du mouvement Akromiyya, fondé en 1996, pacifiste puis radicalisé), en vallée de Ferghana, que Karimov réprime violemment, faisant plus de 500 morts. De nombreux Ouzbeks fuient le pays et se réfugient principalement au sud du Kirghizistan, à Osh (l’auteur de l’attentat de Saint-Petersbourg vient de cette ville), au nord du Tadjikistan et également au sud du Kazakhstan, autant de lieux qui abritent des minorités ouzbeks anciennes et où les fuyards poursuivent leur opposition à Tashkent (non sans être, là aussi, soumis aux contrôles policiers et aux arrestations des Etats « hôtes »). Dans l’intense période de persécution qui suit l’insurrection d’Andijan, toutes les formes de l’islam, en Ouzbékistan, sont soupçonnées et surveillées de près, et les emprisonnements, comme les interrogatoires sous la torture, sont pléthore, ce qui explique le départ de groupes religieux modérés et inquiets. C’est le cas de la principale confrérie soufie ouzbek qui se réfugie au sud du Kazakhstan.
A partir des années 2000, au contact des Ouzbeks d’Osh ou du sud du Kazakhstan, des Kirghizs et des Kazakhs adhèrent au Hizb al-Tahir et à d’autres groupes radicaux. Puis, le Hizb al-Tahir est interdit en 2013, au Kazakhstan, et en 2015, au Kirghizistan. Le terroriste ouzbek de Saint-Pétersbourg en avril 2017, serait passé par ce mouvement, au Kirghizistan, avant d’épouser le djihadisme. Les réseaux transnationaux du radicalisme et du djihadisme ouzbek et kirghizs s’étendent progressivement vers le Pakistan et l’Afghanistan (le Mouvement islamique d’Ouzbékistan compte des bases arrières dans ces deux pays), ainsi qu’en Russie et en Turquie. Par ailleurs, le Tajikistan imite le voisin ouzbek et s’oppose de plus en plus vivement aux musulmans, provoquant leur radicalisation et des départs vers l’Afghanistan voisin. Il interdit finalement, en 2015, le Parti Islamique de la Renaissance, accusé d’être une « organisation extrémiste et terroriste », parti avec lequel l’indéboulonnable président E. Rakhmon a pourtant signé un accord, en 1996, pour mettre un terme à une guerre civile de cinq années. La menace d’un retour de ce conflit plane à nouveau sur le pays.
Le rapprochement des Ouzbeks et des Tadjiks avec l’Etat islamique se fait progressivement : celui-ci recrute des combattants centrasiatiques réfugiés en Afghanistan et au Pakistan, et même au Bangladesh. L’un d’eux (supposé membre du Mouvement islamique d’Ouzbékistan), au Pakistan, est à l’origine de l’attentat, en novembre 2016, contre le mausolée d’un saint soufi ; l’ennemi visé ici est l’islam déviant puisque les victimes sont des pèlerins qui faisaient cercle autour de derviches tourneurs. Au même moment, les réseaux du djihadisme ouzbek se déploient dans les territoires de l’ex-URSS, jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg, et en Turquie (Izmir, Istanbul, région du Hatay), autant de régions du monde où se trouvent d’anciennes communautés de centrasiatiques. Les Ouzbeks à l’origine des attentats de Stockholm et de l’aéroport d’Istanbul, liés à l’Etat islamique, ont su tirer parti du réseau turc.
Ouzbeks, Tajiks et Uyghurs sont les principales ethnies centrasiatiques représentées chez les djihadistes de l’Etat islamique, en Irak, et dans le groupe al-Nusra en Syrie. L’un des leaders de l’Etat islamique est l’Ouzbek Abdul Rahman al-Ouzbeki (tué en avril 2017 à Deir ez-Zor, deuxième capitale de cet Etat). Il était chargé de la supervision des djihadistes centrasiatiques et d’assurer en partie les ressources financières de l’Etat. Les combattants ouzbeks, tadjiks et ouïghours, associés à des Caucasiens dont des Tchétchènes, constituent une aile importante de l’armée djihadiste. En Syrie, par exemple, les combattants sont partagés en deux groupes selon qu’ils parlent l’arabe ou le russe. Entre 2 000 et 5 000 combattants originaires d’Asie centrale auraient rejoint les djihadistes de l’Etat islamique et de Syrie, la grande majorité comprenant des Ouzbeks d’Ouzbékistan et d’Osh.
Naguère mouvement d’opposition au président Karimov, l’islam ouzbek, qui luttait alors seulement pour sa liberté religieuse, a été contraint de se radicaliser et d’épouser finalement le djihadisme. Ses partisans découvrent, aujourd’hui, auprès de l’Etat islamique et des djihadistes syriens, de nouveaux ennemis : les Etats impies, que sont l’Irak, la Syrie, la Turquie, la Russie et leurs soutiens, à savoir les Occidentaux. Sans oublier les chi’ites et tous les musulmans sunnites qui ne se conforment pas à l’idéologie wahhabite.
Références
Babadžanov, Bahtijar. « Le jihad comme idéologie de l’‘Autre’ et de ‘l’Exilé’ à travers l’étude de documents du Mouvement islamique d’Ouzbékistan ». Cahiers d’Asie centrale, 15-16, 2007, p. 140-166 ;
Emmanuel Karagiannis, « Political Islam in Uzbekistan: Hizb Ut-Tahrir al-Islami ». Europe-Asia Studies, vol. 58, n°2, Mars 2006, p. 261-280.
Omelicheva, Mariya Y. « The Ethnic Dimension of Religious Extremism and Terrorism in Central Asia ». International Political Science Review, vol. 31, n°2, mars 2010, p. 167-186.
Peyrouse, Sébastien. « Le Tournant ouzbek de 2005. Eléments d’interprétation de l’insurrection d’Andijan ». Revue internationale et stratégique, 4, n°64, 2006, p.79-88.
Zarcone, Thierry. « Bridging the Gap Between Pre-Soviet and Post-Soviet Sufism in the Ferghana Valley, Uzbekistan: The Naqshbandi Order Between Tradition and Innovation ». Dans Kisaichi Masatoshi (ed.). Democratization and Popular Movements in the Muslim Countries: Civil Society Reconsidered. London, Routledge Curzon, 2006, p. 43-56.
Zhussipbek, Ghalym. Religious Radicalism in Central Asia. Washington, Rethink Institute, September 2013.
- 1. Parti de Birlik par exemple, qui redonne vie au réformisme islamique, appelé djadidisme, des années 1930.