La tragédie des chrétiens de Syrie et d’Irak continue
Joseph Yacoub, professeur honoraire de l’Université catholique de Lyon
Notre tristesse est de voir une riche et belle chrétienté sur le point de disparaître.
Mgr Antoine Audo, évêque chaldéen d’Alep (31 octobre 2016)
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Non à la destruction, oui à la paix, oui au peuple d’Alep et de la Syrie. (…) Si, malheureusement nous nous sommes habitués à la guerre, à la destruction, nous ne devons pas oublier que la Syrie est un pays plein d’histoire, de culture et de foi.
Pape François (11 décembre 2016)
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Sous nos yeux, une nouvelle tragédie se déroule en Irak et en Syrie. Elle touche bien sûr l’ensemble des composantes de la population, toutes obédiences ethniques et religieuses confondues, mais plus grave encore, les minorités chrétiennes syriaques. Deux régions en particulier, celle de Ninive (province de Mossoul) en Irak, depuis le 10 juin 2014, et celle du Khabour (province de Djézireh) en Syrie du nord-est, depuis le 23 février 2015, ont été victimes d’attaques criminelles, d’enlèvements d’innocents, d’exil massif et forcé de milliers de personnes, par les groupes terroristes de « l’Etat islamique ». Des villages entiers ont été pillés et vidés de leur population. Les réfugiés, démunis, sont nombreux dans les pays avoisinants (Liban, Turquie, Jordanie) qui espèrent partir pour les pays occidentaux. Le 25 juin 2015, les familles assyriennes du Khabour et de Hassaké en Syrie ont connu un nouvel exode.
De qui parle-t-on exactement ?
L’année 2015, qui a été celle de la commémoration du centenaire des génocides arménien et assyro-chaldéen, perpétrés par l’Empire ottoman, restera-t-elle associée à l’extinction progressive de cette chrétienté, en tant que groupe ethnique et religieux alors que son histoire est consubstantielle à celle de l’Irak et de la Syrie?
Population profondément autochtone, héritière d’un christianisme indigène et apostolique, qui parle l’araméen, la langue du Christ, ces chrétiens étaient connus autrefois pour leurs écoles et leurs académies, leurs traductions du grec en araméen (syriaque) et en arabe, et leurs monastères. Dotés de leurs liturgies propres qui remontent aux premiers siècles, ils ont produit une littérature abondante dans maints domaines de la pensée, à la fois religieuse et profane, et contribué à la renaissance arabe et à la modernité. Sur les rives de ces trois fleuves bibliques, le Tigre, l’Euphrate et le Khabour, entre l’Irak et la Syrie, ils ont écrit des pages qui restent à jamais incrustées dans les annales de l’Orient.
La situation des minorités chrétiennes en 2016
Avec la destruction des monuments historiques en Irak, commencée par le saccage du musée de Mossoul, suivie par les attaques du site assyrien de Nimrod (ancienne Kalhu), et par la suite de la ville de Hatra, et la démolition des églises et des sanctuaires par des nihilistes islamistes obscurantistes, on est en train d’effacer la mémoire d’un peuple et les traces d’une civilisation, celle de la Mésopotamie, un des berceaux majeurs de l’humanité. Mais comme si les dévastations en Irak ne leur suffisaient pas, ils se sont acharnés sur les monuments et les églises en Syrie : ce furent la belle et historique Palmyre (Tadmor) et des lieux de culte comme dans le Khabour syrien, le 23 août 2015, qui ont fait l’objet de leurs visées destructrices.
Ces actes de vandalisme ont été vigoureusement dénoncés par la Directrice Générale de l’UNESCO, Irina Bokova, qui les qualifie de « crime de guerre contre la civilisation», et par le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki Moon qui parle de « crime contre l’humanité ».
Auparavant, la terreur de Daech s’était abattue sur les villages assyriens du Khabour, au nord-est de la Syrie. Plusieurs localités comme Tal Tamer, Tal Shamiram, Tal Tawil et Tal Hormuz ont été attaquées. Tal Nasri, Tal Hafian et Tal Maghas se sont vidés de leur population qui s’est réfugiée dans les villes de Hassaké et Qamichli. Des enlèvements ont eu lieu ainsi que des exécutions commises, et certains personnes prises en otage dans l’indifférence générale. Onze églises et villages ont été détruits comme l’église de Mar Bishou à Tal Shamiram et celle de Mar Audisho à Tal Tal.
Une tragédie sur fond de passés douloureux
Le malheur s’est abattu sur cette communauté pacifique qui ne demande pourtant que sa part à la vie et son droit à la dignité et au respect. Et l’ironie du sort veut que ces Assyriens du Khabour sont les enfants des déportés des massacres d'Irak de 1933, eux-mêmes rescapés du génocide de 1915 sous l'Empire ottoman. Le nord de la Syrie s’est ainsi vidé de plus de la moitié de sa population chrétienne.
Chassés en 1915 de leur Hakkari ancestral - situé à l’extrême sud-est de la Turquie - la Syrie fut leur troisième pays de refuge après la Perse et l’Irak. Ils vivent au nord-est du pays depuis les massacres de 1933, sur les deux rives du fleuve Khabour, dans 35 villages, entre les villes de Hassaké et Ras-al-Aïn. En Syrie, ils ont construit des villages et mis en valeur des terres agricoles qui étaient en friche. Ils étaient cités comme modèle de réussite et de loyauté.
Une population opprimée par Daech et sous la pression de Bagdad
Ce sont des moments particulièrement tragiques pour ces chrétiens d’Orient, pour lesquels les mois se succèdent et se terminent dans l’horreur. Le 30 décembre 2015, des attentats à la bombe faisant plusieurs morts et de nombreux blessés, revendiqués par l’Etat islamique, ont eu lieu à Qamishli (province de Hassaké) où étaient visés trois restaurants, bondés au moment des attaques, tenus par des chrétiens syriaques dans cette ville située au nord-est de la Syrie, frontalière avec la Turquie. Sur les 16 victimes, 13 étaient syriaques orthodoxes. En conséquence de quoi, une ville comme Qamishli qui fut un fief de la communauté chrétienne syriaque et un bastion de renaissance de la langue et de la culture araméenne risque de se retrouver sans voix.
Les terroristes de Daech ont qualifié les chrétiens d’ « égarés ». Et l’inquiétude règne désormais sur les propriétés des 120 000 chrétiens, dont 50 000 de Mossoul, qui ont perdu leurs biens lors de l’invasion de cette ville et de la vallée de Ninive par les islamistes radicaux en juillet 2014. Une inquiétude similaire est partagée concernant des familles portées disparues et sur bien d’autres questions
Ajoutons que la pression n’émane pas que de Daech. Une loi a en effet été votée par le Parlement irakien en 2016 (n°3) au sujet de la carte d’identité nationale. Elle impose l’islam aux enfants mineurs, appartenant aux minorités non musulmanes (chrétiens, sabéens, yézidis…) lorsqu’un des parents se convertit à l’islam (art. 26, par. 2).
La situation politique s’aggravant, on peut supposer que le flot des réfugiés qui arrivent de Syrie et d’Irak risque de grossir les camps des pays frontaliers (Turquie, Jordanie, Liban…), tandis que les demandes d’émigration vers les pays occidentaux vont se multiplier. Les chiffres avancés annoncent que durant les deux dernières décennies plus de 700 000 chrétiens (sur plus d’un million) ont quitté l’Irak.
Offensives militaires de l’automne 2016 : le point de vue des ecclésiastiques
Depuis le 17 octobre 2016, une vaste offensive est lancée pour la libération de Mossoul et les localités environnantes (Qaraqosh, Bartella, Karamles, Batnaya, Baachiqa,…), déclenchée par l’armée irakienne, les Kurdes et des miliciens chrétiens (les soldats des NPU, Nineveh Plain Protection Units), appuyée par la coalition occidentale. Cette bataille rude fait fureur, suivie de violents combats. On parle d’une « guerre hors norme ». A la date du 16 décembre, les forces gouvernementales irakiennes affirment avoir repris la moitié de l’est de Mossoul. Selon l’ONU, depuis le début de l’offensive, environ 90 000 personnes ont été forcées de fuir leur foyer. Des villages, mentionnés ci-dessus, ont été repris, , nonobstant les dégâts qui sont énormes. On constate que les pillages, les spoliations et les désastres sont considérables. La reconstruction matérielle sera difficile et les blessures morales longues à cicatriser. Le 6 décembre 2016, le journal La Croix titrait : « A Mossoul, les civils paient le prix fort. Après un mois et demi de combats pour reconquérir le fief de Daech, la bataille se révèle meurtrière pour la population».
Mgr Georges Casmoussa, évêque émérite syriaque catholique de Mossoul, exprimait sa joie le 23 octobre 2016 à l’annonce de la libération de sa ville de Qaraqosh et appelait à affermir le vivre ensemble entre toutes les composantes de la population sans distinction :
« Reconstruction du vivre ensemble en harmonie et solidarité : chrétiens de différentes dénominations, avec cousins musulmans, sunnites, chiites, kurdes, arabes, chabaks, yézidis, kakaïs, mandéens… dans le respect mutuel et la reconnaissance de la diversité et des droits. Citoyens tous, au même stade, aux mêmes droits, aux mêmes devoirs. »
Mais l’histoire est loin d’être terminée et l’on se demande si les réfugiés, réticents, vont rentrer chez eux. A la question de savoir si les chrétiens envisagent d’émigrer, Mgr Yousif Thomas Mirkis, Archevêque chaldéen de Kirkouk, ville disputée entre Arabe et Kurdes, déclare :
« Beaucoup de chrétiens y pensent. Je leur dis que ce n’est pas une solution. Le problème avec l’émigration c’est qu’on n’en revient pas. (…) Ceux qui émigrent au loin, en Europe, aux Amériques ou en Australie, prennent une décision irréversible. Quand on part loin, on ne revient plus. Dès la deuxième génération, le lien est rompu. » Il ajoute amèrement : « J’ai beaucoup visité la diaspora chrétienne irakienne après la guerre de 1991, sur tous les continents. L’émigration est partout une souffrance. Elle contribue à appauvrir spirituellement et matériellement nos pays. (…) Je me demande parfois ce qu’il va rester des chrétiens en Irak ».
Le pays d’Abraham, qui sortit d’Ur en Chaldée (au sud de l’Irak), verra-t-il le retour de ces fugitifs chrétiens ?
En Syrie, c’est une guerre qui n’en finit pas (depuis mars 2011) et touche l’ensemble du territoire syrien. Mgr. Samir Nassar, archevêque maronite de Damas, écrivait le 25 octobre 2016 : « Le drame syrien se détériore de plus en plus ».
Quid d’Alep ?
La situation à Alep est épouvantable. Durant un mois (novembre-décembre), cette ville martyre a subides bombardements intensifs et une offensive pour la reprise de la partie est de la ville. L’intervention militaire russe a changé la donne et modifié le rapport des forces en faveur de l’armée syrienne et ses alliés. La Russie s’est imposée comme acteur majeur. Mgr. Antoine Audo, évêque chaldéen de cette ville martyre, déclarait le 10 décembre 2016 que les habitants du pays traversent les jours les plus sombres de leur existence, et pas une famille, chrétienne ou musulmane, ajoutait-il, n’est à l’abri de ce terrorisme. Le 31 octobre, il déclarait à Malmö, à l’occasion du voyage oecuménique du pape François en Suède :
« La guerre que nous vivons tous les jours en Syrie, en Irak et au Moyen-Orient fait de nous des témoins de la destruction de notre « maison commune » et de la mort des innocents et des plus pauvres ».
A Alep, la majorité des hôpitaux sont détruits et 80% des médecins ont quitté la ville, les écoles et les universités sont bombardées fréquemment. Il observe : « La détérioration physique et morale se lit sur chaque visage, elle atteint tout le monde (…) »
Face à cet avenir sombre, on évoque la démocratie et les libertés publiques comme possible alternative en vue de la coexistence entre les communautés et le respect des droits des minorités religieuses, culturelles et ethniques.
Après la tragédie, le défi démocratique
La démocratie ne se limite pas à des techniques et à des procédures électorales, ce sont des valeurs intériorisées autour de l’autonomie de l’individu, la primauté du droit, le respect de l’autre, les libertés individuelles dont la liberté religieuse et la liberté de la presse, la séparation des pouvoirs, le pluralisme, l’alternance au pouvoir et la reconnaissance des minorités.
Il y a à cela des conditions dont le développement des mœurs, une culture de la démocratie, l’évolution des mentalités et l’éducation des esprits, ainsi que l’indépendance du pouvoir judiciaire. C’est dire que la démocratie ne s’improvise pas et qu’elle a des fondements. Autrement dit, elle ne s’exporte pas, elle s’invente.
L’expérience historique et politique révèle, par ailleurs, qu’une condition fondatrice de la démocratie c’est la sûreté et la sécurité (des personnes et des biens). C’est même le premier des droits de l’homme. Or ces sociétés ont d’abord besoin de l’autorité centrale de l’Etat pour être gouvernées, autrement dit d’un Etat fort pour assurer le maintien de l’ordre, la stabilité et la concorde civile. Et pour être efficace, cette autorité centrale doit bénéficier de la puissance des appareils d’Etat, capables d’imposer leurs décisions, en ayant le souci de l’intérêt général et du bien commun, sans distinction entre les citoyens et dans l’égalité, sans clientélisme ni confessionnalisme.
Nous en sommes, hélas, fort loin.
Depuis quelques années déjà, les chrétiens assyro-chaldéens-syriaques d’Irak réclament une zone géographique de protection dans la plaine de Ninive sur leurs terres ancestrales, mais le Parlement irakien a rejeté en 2016 l’idée de réviser les limites de la province de Ninive (chef-lieu Mossoul) et de la diviser en plusieurs entités administratives, ce qui leur aurait permis de bénéficier d’une autonomie territoriale. En Syrie, le nationalisme arabe s’est toujours opposé à une quelconque autonomie et à des droits culturels octroyés aux populations non arabes (Kurdes, Assyro-Chaldéens, etc).
Même lorsque l’Irak et la Syrie seront libérés de Daech, le sort des chrétiens risque malheureusement de demeurer précaire.
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Pour aller plus loin :
YACOUB, Joseph, Qui s’en souviendra ? 1915, le génocide assyro-chaldéo-syriaque, Paris, Editions du Cerf, 2014.
YACOUB, Joseph, YACOUB, Claire, Oubliés de tous. Les Assyro-Chaldéens du Caucase, Paris, Editions du Cerf, 2015.