Le fait religieux au Brésil : présupposé historique et paysage contemporain*
Morgane Reina, doctorante en sociologie, Institut de Sciences Sociales – université de Brasília
Pour cette contribution, nous nous proposons de penser historiquement le fait religieux au Brésil. Par le recours à l'histoire de la modernisation au Brésil, il s'agira de réfléchir à la place historique de l'Église catholique pour tenter de mieux cerner les défis auxquels elle est confrontée aujourd'hui ainsi que l'expansion du pentecôtisme. Une première idée plutôt européocentrée du passage à la modernité́ pourrait laisser présager que l'indépendance, puis l’entrée du Brésil dans le 20e siècle, mèneraient à un désenchantement vis-à-vis de la religion, à une sécularisation au sens européen du terme. Or le religieux n’a disparu ni de la sphère publique ni de la sphère privée, et constitue toujours un pilier majeur pour les populations. La religiosité́ ne disparait pas, elle se transforme. Jean-Pierre Bastian considère ainsi que « dans les sociétés latino-américaines contemporaines, les organisations religieuses sont loin d’avoir été́ renvoyées à la sphère privée et de vivre un déclin des pratiques, comme c’est le cas en Europe. Au contraire, elles se diversifient de plus en plus et mobilisent les masses. Les rites et les croyances semblent toujours à même d’informer et de modeler les comportements et les attitudes sociales des populations1 » [voir la contribution de Jean-Pierre Bastian ci-dessous]. En cela, le Brésil constitue un bon observatoire pour cerner la résurgence et la vitalité́ du religieux dont l’étude prend le pas sur celle de la sécularisation des sociétés modernes.
Cette contribution repose sur un présupposé historique et théorique essentiel, qui affirme le manque de pertinence de la thèse de la différenciation des « sphères de valeurs »2 dans le cas du Brésil. De ce fait, le religieux et le politique ne sont pas abordés comme des sphères indépendantes, car la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'a pas mené à une relégation du religieux à la sphère privée.
La spécificité de la modernisation au Brésil
Le processus brésilien de modernisation est ambigu. Pendant longtemps, il a été caractérisé par son aspect fictif. En effet, en même temps qu’ont été instaurées des institutions modernes comme l'État de droit, le libre marché ou la liberté d'expression – entre autres attributs –, certains considèrent que la modernité n'a pas pénétré le quotidien des Brésiliens, qui conservent les mêmes croyances et pratiques qu'auparavant. Néanmoins, l’approche en termes de « contexte particulier d'émergence de l'espace public » proposée par l'anthropologue Paula Montero, contient une vertu heuristique quant à la compréhension de la modernité brésilienne3. Pour étudier le cas du Brésil, l'auteure conteste la théorie de la sécularisation pensée par le sociologue Max Weber4. Elle réfute principalement l’idée d’un contexte moderne où « l'État deviendrait de moins en moins accessible aux processus de moralisation », et où la sphère civile devrait nécessairement être pensée en termes de sécularisation5. L'auteure note, que non seulement, la religion n'a pas décliné mais qu'elle n'a pas non plus été reléguée à la sphère privée. Au contraire, elle a activement participé à la construction et à la gestion de l'espace public de débat. La chercheuse montre l'insuffisance de la théorie de la rationalisation proposée par Max Weber pour traiter de la modernité brésilienne et de manière générale, « pour penser les phénomènes de la publicisation des religions sur la scène contemporaine6 ».
Son travail cherche à analyser les configurations spécifiques que les formes religieuses assument dans l'espace public. La séparation de l'Eglise et de l'Etat comme événement moderne historique, qui est survenue aussi bien en Europe qu'au Brésil, a eu des conséquences différentes dans ces deux régions du monde. En Europe, et particulièrement en France, cette séparation a conduit à une relégation du religieux dans l'espace privé et à une laïcisation extrême de l'Etat et de l'espace public, dans un contexte « de différenciation des sphères politique-économique-scientifique par rapport à la religieuse7 ». Au contraire, au Brésil, la liberté religieuse générée par la séparation de l'Eglise et de l'Etat a débouché sur un pluralisme religieux qui a conquis son espace et s'est affirmé au moment de la reconstitution démocratique de l'Etat brésilien après la dictature de 1964-19858. La séparation de l'Eglise et de l'Etat a mené à l'accélération de la concurrence entre les religions9 qui luttaient jusqu'alors pour la reconnaissance de leurs droits et la considération de leurs intérêts, comme l'Etat l'avait fait pour le catholicisme de manière historique10.
Tout au long de ce processus, ont surgi les nouveaux courants au sein du protestantisme évangélique. La pluralisation religieuse et l'émergence du pentecôtisme11 au cours du 20e siècle – qui devient exponentiel à partir des années 1970 – amène un autre élément qui montre que le Brésil est un Etat moderne. P. Montero observe ainsi que, « comme le suggère [le sociologue] André Corten, l'idée même de ‘participation’, qui a marqué le scénario de la mobilisation de la société civile à partir des années 1970, est une catégorie qui appartient au discours théologique12 ». A. Corten montre que la mobilisation politique des individus, encouragée par les institutions religieuses, est une des dynamiques possibles produites par la modernité. De fait, cet exemple montre qu'il y a bel et bien eu un processus de modernisation au Brésil, bien que différent de la réalité européenne. Cette contextualisation théorique permet de comprendre pourquoi la religion occupe une grande importance dans la trajectoire de modernisation et de redémocratisation du Brésil, marquée par l'ascension du pentecôtisme :
Le [...] progrès de la pentecôtisation du champ évangélique suggère avant tout une réaffirmation de la sphère religieuse comme matrice de compréhension du monde politique, en contraste avec la tendance moderne classique de confinement de la religion au monde privé13.
L'essor du pentecôtisme et son entrée en politique
La pluralisation du panorama religieux et l'entrée en scène des acteurs évangéliques en politique lors de la redémocratisation de l'Etat, sont des caractéristiques saillantes du Brésil contemporain. Alors que ce dernier demeure le pays comptant le plus grand nombre de catholiques au monde [130 millions de fidèles, soit 15 % des catholiques au monde], l’Eglise y traverse actuellement une crise en partie due à la perte progressive de son monopole, au profit des Églises évangéliques. Ces dernières prêchent à la fois une religion « chaude » et de l'émotion, tout en intégrant quelques aspects magiques des religions afro-brésiliennes. De plus, à partir des années 1970, elles prennent en charge les populations marginalisées fraîchement débarquées dans les zones urbaines suite à l'exode rural. Le pentecôtisme impose aux fidèles un important rigorisme théologique, de même qu'une liturgie stricte et autoritaire. Les fidèles sont sommés de mener une vie austère afin de gagner leur salut. Les femmes, majoritaires au sein de ces Églises, subissent de fortes inégalités par rapport aux hommes. De par les solutions pratiques apportées et l’attention qu’il porte aux plus défavorisés, le pentecôtisme gagne du terrain et progresse de manière fulgurante depuis les années 1950 : les évangéliques représentaient alors 7,8% de la population, contre 17,5% en 1985 et près de 25% aujourd’hui14.
1986, année de la rédaction de la nouvelle Constitution à la fin de la dictature militaire, marque l’entrée en politique des pentecôtistes. Selon Jean-Pierre Bastian, depuis « le milieu des années 1980, on peut constater que les dissidences religieuses pentecôtistes et évangéliques offrent un terrain privilégié à l’élaboration d’alternatives politiques confessionnelles encore embryonnaires15 ».
L’arrivée des pentecôtistes sur la scène politique brésilienne relève d’une double démarche. Tout d’abord elle répond à un impératif idéologique. Si pendant longtemps la sphère politique est considérée comme relevant du monde séculier, de par le principe de laïcité adopté, ce nouvel engagement politique correspond, selon l’anthropologue, Ari Oro Pedro, à la formation d’une nouvelle société dans laquelle il faudrait mener une « guerre spirituelle » pour sauvegarder la morale, la « nation guidée par Dieu16 ». De plus, la remise en cause de la centralité des catholiques va permettre aux pentecôtistes de « déplacer l’Eglise [...] de son rapport privilégié et même exclusif à l’Etat17 » alors que le pays traverse un processus de reconstruction sociale et identitaire à la suite de la dictature militaire. L’envoi de représentants pentecôtistes au Congrès national chargé d’élaborer une nouvelle Constitution montre donc que ces Églises cherchent à maximiser leurs intérêts ainsi que ceux de leurs membres.
Quel horizon pour les élections de 2018 ?
Si leur arrivée en politique n’est pas directement liée à la poursuite d’un intérêt commun qu’on pourrait qualifier de « national », les acteurs politiques évangéliques agissent néanmoins pour défendre les intérêts communautaires de leurs Églises ainsi que les valeurs qu’ils considèrent comme chrétiennes – et pas un intérêt strictement personnel. La recherche d’efficacité pousse les évangéliques à se réunir pour interférer dans le processus de démocratisation de l’Etat. Pour ce faire, ils s’organisent en un groupe appelé « Frente Parlamentar Evangélico » [Front Parlementaire Évangélique]18 qui représente aujourd'hui presque un tiers des députés du Parlement depuis les élections de 2014 et prend notamment position sur des sujets relatifs aux mœurs tels que l'égalité de genre, l'avortement, l'euthanasie, le mariage entre personnes du même sexe, etc.
Bien qu’initialement, le Front Parlementaire Evangélique n'ait pas été créé pour imposer sa vision religieuse de la société, et ait participé à la redémocratisation du pays, aujourd'hui, les députés évangéliques se mobilisent fortement pour tenter de mettre en œuvre les principes chrétiens dans les institutions étatiques, ce qui en vient à porter atteinte aux droits des minorités. Par exemple, les parlementaires évangéliques se sont organisés en lobby pour rejeter le Projet de Loi Constitutionnelle 122/2006, le projet « École Sans Homophobie », qui visait à combattre l'homophobie à l'école, sous prétexte qu’il impliquait une violation du droit à la liberté d'expression. Mais la transposition institutionnelle des valeurs évangéliques ne se limite pas à la capacité de barrer la route à des projets jugés trop progressistes et immoraux. Les députés évangéliques sont également force de proposition, comme l’illustre les débats en cours sur l’éventuelle approbation par la chambre basse du Parlement de l’« Ecole Sans Parti19 », projet présenté comme une loi luttant contre les « abus de la liberté d'enseigner » et qui promeut la diffusion d'un enseignement qualifié de neutre et libéré de toute idéologie afin de ne pas endoctriner les élèves au moyen de l'idéologie de gauche ou de genre notamment. Sous couvert de neutralité, l'Ecole Sans Parti promeut en réalité une vision conservatrice et rétrograde de la société dont on doit rétablir la « morale », l'éducation sexuelle et l'initiation aux questions de genre à l'école étant vues comme poussant les enfants à une sexualité précoce. De plus, ce projet de loi apparaît comme l'aboutissement d'un long processus visant à sanctionner et empêcher les campagnes de respect aux minorités sexuelles – comme le PLC 122/2006, par exemple.
Bien que n'ayant jamais vu le jour, ce projet, péjorativement rebaptisé kit gay par ses opposants religieux, a été l'un des principales cibles de la campagne de Jair Bolsonaro, le nouveau Président d'extrême droite, élu dimanche 28 octobre. Ce dernier n'a pas hésité à divulguer des fake news à ce sujet, en plus de ses déclarations à l'envi sur sa nostalgie de la dictature militaire, faisant par là-même l'apologie de la torture et professant des paroles de haine envers les femmes, les noirs, les indigènes et les populations LGBT. De fait, l'avancée des évangéliques en politique inquiète, car elle est perçue par les mouvements sociaux et la gauche comme une menace pour les droits individuels. J. Bolsonaro a été publiquement soutenu par nombre de pasteurs20 car il apparaissait comme l'unique candidat en faveur de la famille traditionnelle brésilienne, de la révocation du statut de désarmement des civils, et par là-même, le seul en mesure de régler le problème de l'insécurité et de la violence au Brésil. Les nombreuses menaces à la démocratie et aux minorités proférées durant la campagne par le nouveau Président élu n'ont fait que renforcer un climat d'extrême violence21 et ont donné libre court à une vague d'intolérance, d’agressions et d’assassinats22 au cours du mois d'octobre. L'élection de J. Bolsonaro, qu'il a célébrée en commençant son discours de victoire par une prière (évangélique), ainsi que l'augmentation du nombre d’élus du Front Parlementaire Evangélique, qui a pu être constatée après le 7 octobre 201823, confirment le tournant autoritaire qu'a pris le Brésil depuis la destitution de la Présidente Dilma Rousseff en 2016 et constituent une grande préoccupation pour le futur.
*Cette contribution s'inspire des travaux antérieurs de l'auteure : Morgane Reina, Le miracle pentecôtiste en politique. La socialisation politique des fidèles de l'Assemblée de Dieu dans l'État de São Paulo, Mémoire de Master, Sciences Po Paris, 2015 ; Morgane Laure Reina, « O Milagre pentecostal e a ciência: rumo a uma racionalização do discurso religioso », Quaerentibus. Teología y ciencia, Puebla, Año 5, n° 8, 2017
- 1. Voir Jean-Pierre Bastian, « Pluralisation religieuse, pouvoir politique et société en Amérique latine », Pouvoirs, 2001, vol. 98, n°3, p. 135-146.
- 2. Dans son œuvre, Max Weber analyse le processus de rationalisation dans le monde occidental. L'auteur entend que chaque domaine de la vie publique et privée fonctionne de manière spécifique et possède un mode de représentations qui lui est propre. Ainsi, ces domaines se constituent en systèmes de valeurs, qui peuvent entrer en tension les uns avec les autres : la sphère religieuse entre en conflit avec la sphère économique, politique, etc.
- 3. Voir Paula Montero, « Secularização e espaço público: a reinvenção do pluralismo religioso no Brasil », Etnografia, 2009, vol.13, n°1.
- 4. En parallèle de l'étude du processus de rationalisation, l'auteur note qu'en occident, la religion n'occupe plus un espace de choix dans l'espace public et est reléguée à la sphère privée.
- 5. ibid., p. 8.
- 6. ibid., p. 9
- 7. Voir Paula Montero, « Religião, pluralismo e esfera pública no Brasil », Novos Estudos, 2006, n.74, p. 48.
- 8. Voir James N. Green et Mônica Raisa Schpun (dir.), 1964 : La dictature brésilienne et son legs, Poisson volant, 2018.
- 9. Notamment les religions catholique, évangélique et de matrice africaine (spiritisme, candomblé, ubamda, etc.)
- 10. Depuis la colonisation portugaise, le catholicisme a toujours été la religion officielle. La liberté religieuse qui découle de la séparation de l'Eglise et de l'Etat fait que les cultes afro-brésiliens accèdent enfin au statut de religion. Les Églises évangéliques, quant à elles, se battent pour obtenir les mêmes privilèges que l'Eglise catholique. À titre d'exemple, toutes les Églises aujourd'hui sont exemptes d'impôts.
- 11. Dans ce texte, nous avons recours aux termes « évangélique » et « pentecôtiste » comme des synonymes.
- 12. Paula Montero, op. cit., 2009, p. 10.
- 13. Carlos Gustavo Sarmet Moreira Smiderle, Modernização à brasileira: o tempero pentecostal da política nacional, Rio de Janeiro: Outras Letras, 2013, p. 75.
- 14. Source : Institut brésilien de géographie et de statistiques.
- 15. J.-P. Bastian, op. cit., 2001, p. 141.
- 16. Déclaration de Dilmair dos Santos, citée dans Ari Pedro Oro, « Ascension et déclin du pentecôtisme politique au Brésil », Archives de sciences sociales des religions, 2010, n°149, p.157
- 17. J.P. Bastian (dir.), La Modernité religieuse en perspective comparée : Europe latine - Amérique latine, Paris, Karthala, 2001, p.191.
- 18. Groupe parlementaire composé de députés évangéliques ainsi que de députés partageant des valeurs similaires formé en 1986 et aussi appelé « bancada évangélica » en portugais
- 19. [URL: https://www.programaescolasempartido.org/].
- 20. [URL : https://www.cartacapital.com.br/politica/teologos-e-pastores-reagem-a-apoio-evangelico-a-bolsonaro].
- 21. Le Brésil est actuellement le pays où l'on tue le plus de LGBT et le 5e pays où l'on tue le plus de femmes au monde.
- 22. https://www1.folha.uol.com.br/poder/2018/10/eleicao-de-2018-sera-lembrada-pelos-casos-de-violencia-dizem-analistas.shtml
- 23. Au Brésil, les élections législatives (députés fédéraux, des états fédérés et sénateurs) et exécutives (gouverneurs et président) ont lieu le même jour. L'élection des représentants législatifs est un scrutin majoritaire et ne comporte donc qu'un seul tour