Le fusil et le croissant - L’armée et la religion comme outils de politique étrangère turque dans sa périphérie immédiate (et au-delà)

Auteur(s): 

Samim Akgönül - Université de Strasbourg

Date de publication: 
Novembre 2021

« Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». C’est à cause de ces vers, en même temps belliqueux et religieux de Ziya Gökalp, l’un des pères du nationalisme turc, que Recep Tayyip Erdoğan avait été condamné pour incitation à la haine en 1998 et avait purgé 4 mois de prison ferme, forgeant ainsi la légende de victime du régime kémaliste laïciste. Étonnamment, cette métaphore militaire de la religion islamique est devenue réalité 20 ans plus tard, non pas parce que l’armée s’est confessionnalisée (un peu) ou la religion s’est militarisée (un peu aussi), mais parce que ces deux corps bien séparés sont devenus des outils principaux d’une politique interne et externe, chacun dans son rôle de force répressive et idéologique, avec, il est vrai, une interpénétration légère selon le contexte d’intervention.

Tout au long des années 1990, nous avons été témoins d’un débat sur le possible remplacement de la puissance militaire coercitive comme outil de domination par un pouvoir plus souple1, un pouvoir basé plutôt sur la force culturelle, non coercitive mais plus puissante car plus infuse. Le « soft power » a montré ses limites dans la mesure où à partir des années 2010, partout dans le monde mais plus particulièrement au Proche Orient, nous constatons un retour aux armes, à la manière forte et violente.

La politique étrangère de la Turquie a toujours plus ou moins suivi des orientations identitaires. À la suite de la Seconde guerre mondiale, après une période de non-alignement stratégique des années 1923 à 1945 bien que le régime fût résolument occidentaliste, Ankara dût choisir explicitement un camp. Commença une période atlantiste où la Turquie devint la sentinelle orientale de l’Europe face à l’Union soviétique et ses satellites. Elle a rempli ce rôle avec la Grèce et Israël, grâce à un régime sous constant contrôle militaire, dont la violence en interne n’avait d’égale que sa soumission à Washington en externe. Cet équilibre fragile fut ébranlé avec la fin du monde bipolaire. La Turquie a commencé à expérimenter des nouvelles voies, est devenue plus aventuriste et plus indécise à travers une politique étrangère tous azimuts, tantôt en cherchant des alliances pour se défendre (en concomitance avec les États Unis, l’Union européenne et la Russie), tantôt en rêvant à la domination de telle ou telle région (chronologiquement dans les Balkans, en Asie centrale et au Proche orient). Lors de ces pérégrinations diplomatiques, la Turquie a utilisé trois atouts : sa situation géographique à la croisée des mondes balkanique, caucasien et oriental, son armée nombreuse, bien entrainée et bien équipée et enfin, ses orientations identitaires néo-ottomaniste (Balkans et Proche orient), ethnique (Asie centrale) et islamique (monde arabo-musulman). Cet aventurisme a pris une nouvelle tournure après 2010, après que le Parti de la Justice et du Développement (AKP) a obtenu l’assurance de son pouvoir à travers un référendum constitutionnel, et a pris sous son contrôle entier les deux appareils les plus puissants de l’État à savoir les Forces armées (Türk Silahlı Kuvvetleri, désormais TSK) et la Direction des Affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı désormais DIB). À partir de la deuxième décennie des années 2000, on constate l’usage de plus en plus fréquent et de plus en plus structurel de ces deux appareils en politique étrangère, dans la périphérie immédiate de la Turquie, dans son obsession de devenir une puissance régionale, et au-delà dans des territoires insolites pour la diplomatie turque.

Les Forces armées turques : du rôle de sentinelle de la laïcité au rôle du bras armé du régime musulman

L’armée turque n’était pas traditionnellement un outil de politique étrangère, du moins pas directement. Il est vrai qu’à partir de 1951, à partir du moment où la Turquie est devenue un des acteurs de la politique de containment2, elle a commencé à entretenir une armée de conscription nombreuse qui, si elle servit comme moyen d’interventions directes ou indirectes en interne3, a surtout été un outil de dissuasion en externe. De 1951 aux années 1990, l’armée turque s’est peu aventurée au-delà des frontières de la Turquie et lorsque cela est arrivé, c’était pour des opérations ponctuelles et circonscrites. En effet, si l’on met de côté la participation de 35 000 soldats turcs à la Guerre de Corée entre 1950 et 1953, surtout pour prouver la loyauté d’Ankara à Washington et intégrer l’OTAN, et si on fait de même pour l’intervention armée à Chypre de juillet 1974 à travers laquelle une brigade de 30 000 soldats turcs s’est installée durablement dans l’île depuis, les opérations extraterritoriales de la TSK pendant la Guerre froide sont quasiment inexistantes. Il est vrai qu’en 1964, Ankara a tenté d’intervenir militairement à Chypre mais s’est ravisée à cause du niet américain, Washington étant tout juste sortie de la crise des missiles cubaine. Il est vrai aussi que très ponctuellement, la TSK a franchi la frontière turco-irakienne, timidement dans les années 1980 pour aller frapper les camps du Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partîya Karkerên Kurdistanê – PKK fondé en 1978) mais surtout violent à partir de 1980 après le passage de son fondateur, Abdullah Öcalan, en Syrie. Cette rareté des interventions militaires contre le PKK dans les années 1980 s’explique d’une part par la solidité du régime baasiste en Irak, et d’autre part par la charge de l’armée turque en ces années-là en interne, au lendemain de l’installation d’une junte militaire. En effet, les quelques rares interventions aériennes dans la région montrent la timidité et l’impréparation de la junte militaire de l’époque.

Carte - Interventions armées de la Turquie en dehors de ses frontières

Les choses changent dans la décennie suivante où le PKK devient plus actif et violent et le régime, civil désormais mais sous contrôle strict des militaires, commence à intervenir sans complexe en Irak, dans une atmosphère de doute quant à la place stratégique que la Turquie occupe désormais après la fin du monde bipolaire, et dans une atmosphère de chaos créée par la Première guerre du Golfe. Rappelons au passage que la Turquie, si elle a fait partie de la coalition sous le leadership américain, a refusé de participer au combat, se contentant d’un rôle de « surveillance de la frontière », tout en autorisant l’utilisation de la base aérienne d’Incirlik. Cette politique fut menée malgré le volontarisme du Président Özal, principalement en raison de l’opposition de l’armée turque. C’est d’ailleurs à partir de la fin de la décennie 1990 qu’a commencé une tension nette entre les militaires qui se considéraient comme les garants (voire propriétaires) du régime, et la vague de plus en plus conséquente du mouvement politique se réclamant d’un islam sunnite nationalisé, étatiste, Millî Görüş (« vision nationale »). Celui-ci fut fondé en 1969 par Necmettin Erbakan, et fut tantôt opprimé par les militaires et l’establishment laïciste, tantôt fit partie des coalitions gouvernementales sans pour autant pouvoir fléchir le régime. La fin des années 1990 coïncide avec la légitimation de plus en plus patente de ce mouvement islamo-national. C’est en 1997 que nous avons été témoins du paroxysme de cette tension, quand les militaires ont forcé le Premier ministre Necmettin Erbakan à la démission. Paradoxalement, alors que les généraux pensaient renforcer leur place dans ce « processus de 28 février4 », l’année 1997 fut le début de la réduction progressive du pouvoir de l’armée dans la politique interne qui s’achèvera 20 ans plus tard en 2016, et l’augmentation progressive de son usage dans la politique étrangère, comme si l’équation exigeait ce retrait de la politique.

C’est durant ces mêmes deux décennies, alors que les interventions armées en dehors de la Turquie croissaient exponentiellement, le mouvement güleniste infiltra l’État à travers des stratégies diverses dont celle de « dissimulation » (taqîya). Il est difficile de savoir quand a commencé précisément cette infiltration. Si certains observateurs pensent que dès les années 1970 les adeptes du prédicateur Fethullah Gülen ont tenté de s’installer dans l’appareil étatique, dans les positions subalternes dans un premier temps afin de gravir les échelons par promotion interne dans les années suivantes5, nous pensons qu’il s’agit là d’une vision ex-post qui prête à un mouvement embryonnaire des visées rationnelles précoces. En revanche, il est certain que cette infiltration a commencé bien avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, dès les années 1990, notamment à travers l’éduction des sciences en vue de former une « génération dorée » (altın nesil). Tout au long des années 1990, cette infiltration est marginale alors qu’avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir un accord tacite se met en place entre le parti au pouvoir, surpris de cette réussite et impréparé pour dominer l’appareil étatique, et le mouvement güleniste dont les membres étaient bien mieux formés que le conservateur musulman lambda. Les cibles les plus faciles furent manifestement le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice alors que l’armée fut relativement épargnée, certainement en raison d’une tradition laïciste séculaire. Cette résistance explique entre autres les procès Ergenekon et Balyoz de 2007 à 2010, mêlant des vrais criminels mafieux aux militaires, bureaucrates et journalistes sécularistes. À partir de 2010, l’entrisme güleniste dans l’armée s’accélère en parallèle de l’interventionnisme externe, notamment en Irak et en Syrie. Le démantèlement du réseau güleniste, après la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, a permis à l’AKP de tenir enfin l’armée entre ses mains, à travers la nomination de l’ancien chef d’État-major Hulusi Akar, un conservateur natif de Kayseri, en tant que ministre de la Défense, devenant ainsi le premier militaire à occuper ce poste dans un gouvernement civil. Depuis, l’armée turque est devenue un outil de politique étrangère, contrairement à la tradition isolationniste de la diplomatie turque, sur des terrains habituels comme l’Irak mais aussi inhabituels comme la Syrie, la Libye ou l’Afghanistan où la Turquie essaie d’hériter de la position d’États-Unis en débandade, notamment en gérant l’aéroport de Kaboul.

En revanche, on ne peut toujours pas affirmer que l’armée turque s’est islamisée durant cette période comme ce fut le cas pour la police ou la haute magistrature. Ce vacuum religieux est rempli par SADAT, un organisme paramilitaire du type Blackwaters américain ou le groupe russe Wagner, encouragé par le Président Erdoğan qui ne fait toujours pas confiance à l’armée. SADAT est une organisation de mercenaires créée en 2012 par des généraux religieux mis au ban de l’armée durant le « processus du 28 février » 1997. L’organisation, accusée d’avoir aidé El-Nousra en Syrie, s’est ensuite illustrée en recrutant des mercenaires pour combattre en Libye6. Le fondateur de cette milice, Adnan Tanrıverdi, déclare ouvertement que l’idéal de SADAT est l’union de l’Oumma7. Ainsi, la religion rejoint par la petite porte les forces armées turques, après une tentative de prise en main d’abord par les gülenistes puis par l’AKP. Le budget du Ministère turc de la défense en 2022 sera de 19.4 milliards $ a annoncé le vice-président Fuat Oktay, soit une augmentation de 29.6% par rapport à 20218. Ainsi, la TSK rejoint la DIB dans l’augmentation spectaculaire de ses moyens.

Diyanet : de l’outil de sécularisation coercitive à l’outil d’exportation du modèle turc

Si les forces armées de la Turquie sont devenues au fil du temps un véritable outil de hard power dans la politique étrangère, la qualité de power, même soft de la religion fut longtemps discutable9 tant cet outil s’adressait uniquement aux Turcs, qu’ils soient à l’intérieur du pays ou à l’extérieur. La Direction des Affaires religieuses (DIB) fut fondée en 1924, au moment de l’abolition du Califat, pour extraire le contrôle du discours religieux des mains de la dynastie ottomane suspectée de révisionnisme. L’organisation fut pendant les premières décennies une institution étatique mineure, surtout chargée de transmettre le message central, notamment en ce qui concerne la (in)visibilité du comportement religieux10. Ainsi, on peut dire que tant que le régime en Turquie était séculariste, la DIB servait de caisse de résonnance aux politiques de sécularisation coercitive. La signification et la fonction de la DIB change avec la junte militaire issue du coup d’État du 12 septembre 1980. Le régime, désormais résolument anticommuniste et atlantiste a vu en la religion islamique sunnite un rempart contre les mouvements socialo-communistes, en instaurant les cours d’instruction sunnite obligatoire à l’école primaire et secondaire, en renforçant le personnel et le budget de la DIB et en accélérant les constructions des mosquées (et, paradoxalement, tout en interdisant le port du foulard même à l’université). Ceci, en interne. Mais la fonction de la DIB évolue également en externe à partir de ses nouveaux statuts de 1983 dans la mesure où elle est chargée d’« offrir un service » aux expatriés. Depuis les années 1960, les émigrés turcs avaient été en quelque sorte abandonnés à leur sort et étaient encadrés soit par les organisations de gauche soit par l’islam politique d’opposition de l’époque, à savoir le réseau de Millî Görüş. Ainsi, l’investissement idéologique, politique et financier sur le réseau de la DIB à l’étranger n’était pas tellement un aspect de la politique étrangère. Il s’agissait surtout d’une tentative d’encadrement paternaliste pour endiguer une solidarité a-nationale et reproduire une transmission identitaire religieuse et nationale aux générations nées sur le sol européen.

Les partis politiques issus du mouvement Millî Görüş dissout11

Tableau - Les partis politiques issus du mouvement Millî Görüş dissout

D’une manière surprenante, utiliser la religion comme un outil de politique étrangère est une idée mise en pratique par l’islam politique dès la fin des années 1990. D’une manière surprenante car pendant trois décennies, l’islam politique représenté par les partis politiques issus du Millî Görüş et l’islam étatique normatif représenté par la DIB ont été des ennemis jurés, tant à l’intérieur de la Turquie qu’à l’extérieur, s’agissant de l’encadrement de la diaspora12. Ainsi, une fois accédé au pouvoir, d’abord d’une manière fragile durant la deuxième moitié de la décennie 1990 avec le Parti de la Prospérité (Refah Partisi, RP), puis d’une manière solide après 2002 avec l’AKP et enfin d’une manière autoritaire à partir du référendum de 2010, toujours avec un AKP devenu un groupe de myrmidons aux ordres de Recep Tayyip Erdoğan, on aurait pu s’attendre à une mise au ban de la DIB qui était un outil précieux de l’oppression de l’islam populaire et politique. Or, la tactique fut l’inverse. Plutôt que de marginaliser l’ancienne rivale, Millî Görüş a d’abord réhabilité les confréries longtemps fustigées par la DIB comme l’expression d’un archaïsme (ce qui a entre-autres provoqué le coup d’État du 28 février 1997) puis, à partir de 2002 a augmenté exponentiellement le budget, le personnel et le rôle public de la DIB pour la domestiquer. Ainsi, alors qu’en Turquie la DIB est devenue une institution dont l’intervention est réclamée sur tous les sujets de société (question kurde, questions économiques, pandémie, élections, vie sexuelle, bitcoins… et j’en passe), en externe, la branche diasporique « Affaire Religieuses – Union Turco-Islamique » (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği - DİTİB) encadre solidement les descendants des immigrés, tout en envoyant des signaux d’ouverture vers d’autres communautés musulmanes.

Ainsi, en l’espace de deux décennies, l’institution est devenue une des principales portes d’entrée du pouvoir dans la base populaire, avec un personnel et un budget qui dépassent de beaucoup ceux des ministères. Après avoir été l’outil d’homogénéisation et de domination des séculiers sur la société, prônant un islam invisible, Diyanet est devenu sous AKP un catalyseur de dé-laïcisation de l’État et de dé-sécularisation de la société. À travers le discours de ce dernier, des pans entiers de la population tels que les alévis (le culte alévi-bektachi se rattache au chiisme duodécimain) ou les séculiers européanisés, sont exclus alors que de graves problèmes sociétaux, comme le conflit ethnique avec les Kurdes ou la politique étrangère dans l’espace post-ottoman sont entrés dans son champ d’action à tel point que dans beaucoup de pays de cet espace, la DIB constitue désormais un réseau diplomatique parallèle et alternatif13. Par conséquent, nous ne pouvons plus limiter la DIB à un outil d’encadrement identitaire des Turcs en Turquie ou en diaspora. En Turquie la DIB est le haut-parleur principal de l’État et à l’étranger sa fonction d’encadrement a évolué en profondeur (offre de services diversifiés autres que simple organisation cultuelle) et en largeur envers des communautés musulmanes européennes. Ankara avait tenté de gagner la rue arabe lors des printemps arabes mais ce projet a été mis en échec lorsque les Frères musulmans ont été écartés du pouvoir (Tunisie, Égypte, Maroc) ou quand ils n’ont jamais pu le conquérir (Syrie, Yémen). Depuis, en utilisant un discours religieux et anticolonialiste, la Turquie tente de devenir le leader des musulmans d’Europe occidentale, aigris vis-à-vis des sociétés majoritaires, revanchards vis-à-vis des régimes européens et frustrés vis-à-vis de l’impuissance des régimes arabes. La diaspora turque et les outils de soft power du régime d’Ankara (la DITIB, télévision), aident effectivement Erdoğan à devenir audible dans les rues des banlieues européennes.

Et enfin, dans cette géopolitique de la religion, la « Fondation de Diyanet » (Türkiye Diyanet Vakfı ou TDV), principale source de financement de la DIB après l’État, est également mise à contribution, accompagnée d’autres organismes d’État comme l’Agence Turque de Coopération et de Développement (TIKA) ou l’Administration du développement du logement social de la Turquie (TOKI). Depuis 2010, cette fondation TDV a entrepris la construction ou la reconstruction des mosquées-cathédrales dans plusieurs régions éloignées du monde, notamment en Afrique, vue comme un nouveau terrain d’entrisme.

Carte - Les mosquées construites par la fondation Diyanet en dehors de la Turquie après 2010

En effet depuis 2010, la Turquie a commencé à s’éloigner de l’Occident et est entrée dans la recherche de nouveaux partenaires avec une approche identitaire. Dans cette recherche, les premières cibles l’ont été dans une vision néo-ottomaniste. Or, l’espace post-ottoman incluant les Balkans et le Proche Orient avait d’autres centres d’attraction pour accepter de (re)venir sous la houlette de la Turquie. Par ailleurs, la politique identitariste et arrogante d’Ankara en Asie centrale, se basant sur une supériorité des Turcs de Turquie vis-à-vis des Républiques turcophones à peine sorties de la domination soviétique, avait déjà été un échec et les ambitions avaient été réduites. En Asie centrale, l’approche identitaire en lien avec l’ethnicité et la langue ayant échoué, depuis les années 2010, s’observe une approche plus religieuse (et plus économique), à tel point que Bayram Balci parle de « retrouvailles de la Turquie avec l’espace turcophone14». Nous en avons été témoins dans la période concernée de la construction de la Mosquée Hoca Ahmet Yesevi au Kazakhstan (2015) ou celle de la Mosquée de Bichkek au Kirghizstan (2017). Cette nouvelle stratégie dite de « sunnification », donne pour l’instant des résultats timides tant le poids de la Russie reste perceptible.

Dans les Balkans, plusieurs pays étant déjà membres de l’Union européenne (comme la Grèce, la Bulgarie ou la Croatie) ou espérant le devenir (comme la Serbie ou l’Albanie), une politique néo-ottomaniste, là aussi arrogante, fut au fur et à mesure abandonnée pour une approche plus religieuse avec un résultat certain dans de nombreux pays tels que l’Albanie (construction de la mosquée Namazgâh de Tirana en 2018) ou Macédoine (construction de la Mosquée de Skopje en 2019).

D’une manière inhabituelle dans la politique étrangère turque, l’offensive religieuse diplomatique fut orientée également vers des contrées lointaines, en mêlant toujours la religion, l’économie et la diplomatie. Depuis les années 2010, Recep Tayyip Erdoğan, accompagné des délégations conséquentes d’homme d’Affaires, de ministres et de religieux, s’est rendu dans près de 30 pays africains, avec, à la clé, des contrats de BTP, un soutien éventuel lors des votes à l’Assemblée générale des Nations Unies mais aussi l’inauguration des mosquées cathédrales, telles que la mosquée centrale de Mogadishu en Somalie (2015), ou la Mosquée Sultan Abdülhamid 2 au Djibouti (2019).

Il faut tout de même signaler que cette frénésie de construction de mosquées cathédrales en interne15 et en externe ne se limite ni aux régions traditionnellement cibles d’entrisme, ni en Afrique. Les espaces russe, japonais, européen ou américain sont également des terrains de construction religieuse qui assurent une visibilité islamique et turque.

Conclusion

Le fusil et le croissant, Ordu et Din, voici deux domaines qui se sont rarement croisés dans la politique turque, qui se sont souvent opposés et parfois d’une manière violente. Il faut avouer que cette opposition a perduré durant les deux premiers mandats de l’AKP jusqu’aux procès en partie fabriqués (seulement en partie) d’Ergenekon et de Balyoz. La domination politique complète sur le TSK n’est achevée qu’en 2016, après la tentative de coup d’État. Depuis, Ordu n’est plus la sentinelle de la laiklik (laïcité à la turque) mais celle des intérêts politiques et économiques du régime même dans des contrées exotiques. Quant à l’outil religieux, la DIB, domestiquée très rapidement après l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, est devenue le principal outil idéologique et diplomatique depuis 2010. Les mouvements religieux confrériques longtemps marginalisés par le régime et donc par la DIB, ont également fait leur entrée dans la politique interne et externe, d’abord à travers la coalition entre l’AKP et les gülenistes, puis, après 2013, à travers la légitimation des confréries fondamentalistes telle que Menzil ou İsmailağa. Ces confréries sont pour l’instant absentes dans l’offensive diplomatique, exclusivement entre les mains de la DIB, mais d’autres, plus anciennes, sont présentes, comme les Nakshbendis ou les Süleymancıs, en phase de devenir des outils de pression, notamment dans les pays d’Europe occidentale.

  • 1. Joseph Nye, « Soft Power », Foreign Policy, n° 80, 1990, p. 153-171. Depuis, le concept a été redéfini à plusieurs reprises.
  • 2. George Kennan, John Lukacs, George F. Kennan and the origins of Containment 1944-1946, Columbia, University Of Missouri Press, 1997, p. 5-7.
  • 3. De 1951 à nos jours il y a eu deux coups d’État militaires directs en 1960 et 1960, deux coups d’Etat militaires indirects en 1971 et en 1997 et une tentative de coup d’État militaire direct en 2016 dont les tenants et les aboutissants ne sont pas encore élucidés au moment où nous écrivons ces lignes, en 2021.
  • 4. Ahmet Insel, « ‘Cet État n'est pas sans propriétaires !’ : Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », dans Olivier Dabène (éd.), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008, p. 133-153.
  • 5. Caroline Tee, « The Gülen Movement: Between Turkey and International Exile », dans Muhammad Afzal Upa, Carole Cusack (eds), Handbook of Islamic Sects and Movements, Leiden, Brill, p. 86–109.
  • 6. Nora Seni, « La Turquie en Libye à l’ère Biden », Hérodote, vol. 182, no. 3, 2021, p. 149-162.
  • 7. « SADAT nedir, neden kuruldu ve hakkındaki iddialar neler?”, Euronews, 12/10/2021, https://tr.euronews.com/2021/06/18/sadat-nedir-neden-kuruldu-ve-faaliyet... [consulté le 30/10/2021].
  • 8. https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-10-15/turkey-s-2022-budget-focuses-on-green-transformation-oktay-says [consulté le 30/10/2021].
  • 9. En ce qui concerne la Turquie mais également d’une manière générale. Sur ce débat sur l’usage de la religion comme outil de soft power, voir Joseph M. Dondelinger, « Cultural Contradictions of Soft Power and Islam », Journal of Interdisciplinary Studies, vol. 20, n°1-2, 2008, p. 37-64.
  • 10. Luca Ozzano, Chiara Maritato, “Patterns of Political Secularism in Italy and Turkey: The Vatican and the Diyanet to the Test of Politics”, Politics and Religion, vol. 12, n°3, 2019, p. 457-477.
  • 11. Samim Akgönül, La Turquie « nouvelle » et les Franco-Turcs : une interdépendance complexe, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 124.
  • 12. Samim Akgönül, « Millî Görüş : Institution religieuse minoritaire et mouvement politique transnational » dans Samir Amghar (ed.) Recompositions contemporaines de l'islamisme en situation de diaspora, Paris, Lignes de Repères, 2006, p. 63-86
  • 13. Erdi Öztürk, « Transformation of the Turkish Diyanet both at Home and Abroad: Three Stages »,dans Samim Akgönül, Erdi Öztürk (eds.), Religion as a Foreign Policy Tool, European Journal of Turkish Studies, vol. 27, http://journals.openedition.org/ejts/5944 [consulté le 18/10/2021].
  • 14. Balci Bayram, Renouveau de l’Islam en Asie centrale et dans le Caucase, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 112-116.
  • 15. Par exemple, la Mosquée de Çamlıca, la plus grande de la période républicaine (63 000 fidèles) fut inaugurée en 2019 ou la Mosquée de Taksim, dans ce lieu chargé de symbole fut inaugurée en 2021.
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