Le monde manichéen de la politique turque
Béatrice Garapon, postdoctorante, Cetobac (Ehess)
En Turquie, l’été 2016 a été marqué par une tentative de coup d’Etat visant à démettre l’autoritaire Président Recep Tayyıp Erdoğan. Ce dernier a immédiatement pointé la responsabilité de son allié d’autrefois, Fethullah Gülen exilé aux Etats-Unis depuis 1999. Si la manœuvre a échoué, elle a néanmoins mis à jour des failles dans l’autorité de R.T. Erdoğan. Afin d’écarter tout danger, le Président s’est livré à une campagne massive de purges au sein des milieux güllenistes, les rets des filets de la répression étant commodément assez larges pour ne pas s’arrêter à ces seuls ennemis désignés. Mais R.T. Erdoğan a eu également à cœur de réaffirmer sa légitimité par les urnes. Au printemps 2017, il a donc soumis à référendum une modification constitutionnelle portant sur une extension de ses pouvoirs. Comme l’analyse la chercheure spécialiste de la Turquie, Béatrice Garapon, à travers l’analyse d’une affiche, cette campagne a révélé la polarisation extrême de la scène politique turque qui, sous l’impulsion du Président, semble désormais répondre à la logique binaire du « Bien » contre le « Mal ».
Cette affiche électorale date du printemps 2017. Son origine n’est pas certaine, car elle fait partie de ces images qui circulent sur internet sans qu’on sache réellement d’où elles viennent. Le message écrit en rouge en haut de l’image, « choisis ton camp » [« tarafını seç »], assorti des « oui » [« evet »] sur fond blanc et « non » sur fond noir [« hayır »] ne laisse cependant aucun doute sur la nature ce document : il s’agit d’une affiche de communication politique, dans le contexte de la campagne précédant le référendum constitutionnel sur la présidentialisation du régime, qui s’est déroulé en Turquie le 16 avril 2017.
Le référendum portait sur une modification de la Constitution qui devait doter le Président de pouvoirs extrêmement étendus, alors que le Parlement serait quasiment réduit au rôle de chambre d’enregistrement1. Aucune question, toutefois, n’était rappelée sur les bulletins de vote, qui ne comportaient qu’un mot chacun, « oui » ou « non ». Comme c’est plus ou moins le cas dans tout référendum, le processus électoral a en fait pris la forme d’un plébiscite pour le régime, pour ou contre le Parti de la justice et du développement (Adalet ve kalkınma partisi, AKP, au pouvoir depuis 2002), son chef Recep Tayyıp Erdoğan et son mode de gouvernement.
Cette affiche montre bien que la réduction de tout positionnement sur le champ politique à un simple « pour ou contre l’AKP » a été largement instrumentalisée par le camp présidentiel lui-même. Plus que d’un référendum sur le changement de la Constitution, l’affiche indique que l’alternative posée par la question était : pour l’AKP, la nation turque et le Bien, ou, contre eux, pour l’étranger, l’ennemi et le Mal. Même si l’affiche est un peu ancienne, et s’inscrit dans le contexte particulier du référendum de 2017, elle montre bien encore l’extrême polarisation à l’œuvre dans le champ politique turc.
L’image est divisée en deux moitiés égales, l’une blanche, le côté du « oui », et l’autre noire, le côté du « non ». La symbolique de ces deux couleurs, le noir et le blanc, est trop évidente pour s’y attarder ici, mais reflète bien le caractère très manichéen du message.
Quatre personnages de sexe masculin sont représentés de chaque côté de l’image, formant une ligne derrière le personnage de premier plan, de façon presque symétrique. Les deux figures de premier plan représentent Recep Tayyıp Erdoğan, Président de la République turque, côté blanc, et Fethullah Gülen, le prédicateur islamique accusé par l’AKP d’avoir fomenté la tentative de coup d’État de 2016, côté droit. R.T. Erdoğan est représenté en Président, portant costume et cravate. Sur le col de sa veste, il arbore un pin’s qui est peut-être un portrait de Mustafa Kemal, le fondateur de la République et défenseur d’une laïcité à la turque, ou un drapeau turc, comme cela est l’usage pour les hommes d’Etat, en Turquie, mais en tout cas ce n’est pas visible sur l’image. Il a le regard vif de celui qui veille. Par comparaison, Fethullah Gülen apparaît vêtu d’une simple chemise, les yeux gonflés, le regard un peu mauvais.
Trois individus sont ensuite représentés derrière ces deux figures du premier plan. Les deux premiers sont des personnages réels, des leaders de partis politiques dont les logos sont inscrits à côté d’eux, tandis que le dernier est un symbole. Ainsi, le côté blanc montre, derrière R.T. Erdoğan, Binali Yıldırım, qui était alors le Premier ministre de la Turquie, et lève la main comme pour saluer la foule. Le logo à gauche de sa tête, semble indiquer que le personnage représente son parti, l’AKP. Derrière lui est Devlet Bahçeli, le chef du Parti d’action nationaliste, formation d’extrême droite ultra-nationaliste avec laquelle l’AKP a fait alliance pour le référendum — union qui s’est d’ailleurs maintenue jusqu’aux élections parlementaires et présidentielles de 2018. Le logo de son parti, trois croissants sur fond rouge, est dessiné à côté de son visage. Or les logos des partis sont très importants en Turquie où près de 4 % de la population ne sait ni lire ni écrire — ce qui montre que cette image est bien une affiche électorale.
Côté noir, les deux personnages représentés sont les deux leaders des partis d’opposition à l’AKP, le Parti républicain du peuple, kémaliste et de centre-gauche (Cumhuriyet Halk partisi, CHP) avec son logo aux six flèches, incarné par son chef Kemal Kılıçdaroğlu, et le Parti démocratique des peuples pro-kurde (Halklarin demokratik partisi, HDP). Son leader, Selahattin Demirtaş, porte un micro, et l’arbre emblématique du HDP est dessiné à côté de son visage.
Des drapeaux ornent chaque côté de l’image : côté blanc, derrière l’épaule droite de R.T. Erdoğan, le drapeau turc qui semble prendre fièrement le vent — ce qui est, du reste, une vue fréquente en Turquie où le moindre monument est pavoisé. Côté noir, derrière l’épaule droite de Fethullah Gülen, le drapeau américain et, derrière son épaule gauche, un drapeau fictif portant une étoile rouge sur fond jaune, qui évoque le communisme. Fethullah Gülen, qui vit aux Etats-Unis, est fréquemment accusé d’être un agent à la solde de Washington. Il est plus étonnant que l’étoile rouge du communisme lui soit associée, même si cela montre la prégnance des sentiments anticommunistes autant qu’anti-américains chez l’électorat conservateur auquel s’adresse cette affiche.
Enfin en arrière-plan, côté blanc, est représenté un enfant — sans doute syrien — qui pleure d’un air suppliant. Du côté « non » se tient un combattant de l’Etat islamique à la longue barbe noire et à la mine effrayante, qui porte le drapeau de Daesh. A sa gauche est inscrit l’acronyme de Daesh en turc, « DAEŞ ». Ces deux derniers personnages ayant trait à la Syrie sont particulièrement intéressants : l’action de l’AKP en Syrie est présentée comme une intervention humanitaire, qui vise à protéger les enfants innocents et à combattre l’Etat islamique.
Cette affiche donne un bon aperçu de la polarisation de la vie politique orchestrée par l’AKP : soit vous êtes avec moi du côté du Bien, de la nation turque, de l’innocence, soit vous êtes du côté du Mal, de l’étranger, de l’assassin, dit en substance l’image. Il est instructif que des acteurs aussi différents et opposés que Fethullah Gülen, un prédicateur islamique, les leaders du CHP kémaliste, laïc, très nationaliste et par certains côtés très rigide sur la question kurde, et celui du HDP, proche, lui, de la guérilla kurde, soient mis du même côté, avec un soldat de l’Etat islamique. En outre, la présence des deux drapeaux, américain et communiste, montre bien que le camp présidentiel ne se soucie pas de cohérence quand il s’agit de dénoncer ses ennemis.
Le contexte turc actuel est un peu différent de celui de la mise en circulation de cette affiche il y a un an et demi. En effet, le référendum a été accepté et le Président dispose désormais de pouvoirs étendus. Mais cette image nous rappelle dans quel état d’esprit agissent le Président turc et son entourage : tout ce qui est contre le pouvoir en place est du côté du Mal et des forces qui menacent la Turquie. La rhétorique du camp pro-AKP durant la crise de la livre turque, à l’été 2018, l’a bien montré : R.T Erdoğan a déclaré que la crise économique était due à un mouvement de spéculation destiné à affaiblir la Turquie, et le pays a connu une flambée d’anti-américanisme. Enfin, que Fethullah Gülen figure au premier rang des ennemis de la Turquie, en face d’Erdoğan, montre l’importance de ce personnage et souligne à nouveau, s’il en était besoin, que la question de son extradition vers la Turquie risque d’empoisonner durablement les relations turco-américaines.
- 1. Le « oui » l’a finalement emporté avec 51,4% des voix au soir du 16 avril 2017, après des élections extrêmement contestées.