Les ambiguïtés de la reconnaissance des " croyances locales " par la Cour constitutionnelle indonésienne
Delphine Allès, professeure des universités en science politique - universités Paris Est Créteil (UPEC)
En novembre 2017, la Cour constitutionnelle indonésienne a autorisé les citoyens professant des " croyances locales " à mentionner leur identité spirituelle sur leurs cartes d'identité, jugeant discriminatoires les articles de la loi de 2013 sur l'Administration civile qui les enjoignait à laisser cette mention vierge sur leurs documents officiels. Quel est le sens de cette quasi-reconnaissance, dans un contexte mondial où l'attention académique et politique se porte plus fréquemment sur le succès de mouvements religieux déterritorialisés ?
Jusqu'à présent considérées comme relevant des affaires culturelles et traditionnelles, les " croyances locales " sont placées en Indonésie sous l'autorité du ministère de la Culture tandis que le ministère des Affaires religieuses ne leur accorde aucune reconnaissance formelle. Si certaines de ces pratiques sont encore vives dans les régions rurales de l'archipel, elles ont perdu du terrain notamment face au zèle de fonctionnaires locaux poussant les populations à s'assimiler à l'une des six religions officiellement reconnues par l'Etat indonésien (islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme et confucianisme). Les citoyens indonésiens sont en effet tenus de déclarer leur adhésion à une religion officielle pour pouvoir effectuer certains actes d'état civil (enregistrement des mariages) et accéder aux services administratifs (logement ou éducation publics). Les enfants doivent ainsi choisir la religion qui leur sera enseignée à l'école publique. Les populations indigènes, premières concernées par la récente décision, devraient désormais pouvoir s'identifier comme "penghayat kepercayaan" [tenants de croyances locales], la Cour constitutionnelle proclamant par ailleurs à la fois la différence et l'égalité de statut entre religion [agama] et croyance [kepercayaan].
Cette évolution est le fruit des mobilisations de représentants de certaines religions traditionnelles (par exemple les parmalim de Sumatra nord, dont un bureau représentatif entend faire valoir les intérêts), dans un contexte où le gouvernement indonésien s'efforce de reprendre la main sur l'évolution des équilibres religieux au sein de l'archipel en construisant le récit d'une Indonésie religieuse et plurielle, intrinsèquement "modérée" et "tolérante". La reconnaissance des croyances locales vient conforter cette représentation officielle d'une Indonésie ancrée dans une tradition de dialogue interreligieux, mais menacée par l'importation d'idéologies "transnationales" susceptibles de mettre en danger cet équilibre. Elle conforte aussi l'opposition entre des pratiques locales compatibles avec la continuité institutionnelle de l'archipel, et un "radicalisme" d'autant plus volontiers dénoncé qu'il serait importé. Un tel récit rencontre enfin un écho favorable dans le contexte plus large du tournant local de l'action internationale, qui valorise les " pratiques locales " et la protection des cultures et croyances traditionnelles.
Les réactions à la décision de novembre 2017 ont été contrastées, et sont représentatives des divisions qui entourent la place du religieux sur la scène politique et sociale indonésienne. La Chambre des représentants a rapidement annoncé son intention de modifier la loi de 2013 sur l'Administration civile pour tenir compte des recommandations de la Cour constitutionnelle, entraînant seulement l'opposition d'un parti musulman minoritaire (le PPP - Parti Unifié du Développement). Les organisations qui revendiquent la fin des discriminations pesant sur les populations indigènes ont salué la décision de la Cour constitutionnelle, et appellent le gouvernement à aller plus loin. Les responsables des organisations islamiques Muhammadiyah et Nahdlatul Ulama ont également approuvé une évolution favorable au pluralisme religieux. Il s'agit d'une évolution notable pour les deux principales organisations de la société civile musulmane, cohérente avec leur promotion depuis une dizaine d'années d'un islam "indonésien" dont la tolérance serait le fer de lance. A l'inverse, le Conseil des oulémas d'Indonésie, MUI, a appelé le gouvernement à la "prudence" tandis que l'un de ses membres dénonçait une décision ramenant le pays "à l'âge de pierre", dans une posture révélatrice du déni d'humanité souvent réservé aux populations indigènes.
L'éventuelle création d'une catégorie administrative désignant de manière indifférenciée des "croyances locales", présentée comme une avancée par les promoteurs des droits des minorités, ne va pas sans ouvrir de nouvelles questions. Les représentants de certaines dénominations (parmi les 1200 officiellement recensées en Indonésie) revendiquent d'ores et déjà le droit de nommer leur foi plutôt que d'utiliser la catégorie générique, ce qui semble s'inscrire dans la logique de l'arrêt rendu par la Cour.
D'autres enjeux locaux, d'une nature plus controversée, se profilent derrière la reconnaissance de "croyances" [kepercayaan] locales et leur maintien dans une catégorie distincte de celle des "religions" [agama]. D'une part, cette différenciation permet d'éviter la dilution excessive des interprétations et pratiques des " grandes " religions, et par conséquent de recentrer la définition de ces dernières autour de catégories uniformisantes et validées par des autorités instituées. D'autre part, les droits accordés aux tenants de croyances indigènes viennent alimenter le discours officiel de tolérance, mais autorisent la poursuite des activités missionnaires de la part des religions officielles en direction de ces populations - ce qui n'est pas le cas à l'égard des "religions". Enfin, l'ajout d'une catégorie administrative pour les " croyances locales " ne tranchera pas le sort des tenants pratiques syncrétiques comme le javanisme [kejawen], qui ont le plus souvent fait le choix de s'affilier à l'islam (mais parfois aussi à l'hindouisme) tout en poursuivant des pratiques spécifiques. Elle ne résoudra pas non plus le sort des tenants de croyances allogènes revendiquant aussi une reconnaissance officielle, qu'il s'agisse des baha'i (officiellement autorisés à pratiquer leur foi) ou surtout des ahmadis et des chiites, confrontés à des discriminations légales et sociales.
Les difficultés ouvertes par cette reconnaissance sont en somme celles de toute entreprise d'enrégimentement de la religion dans des catégories administratives. Elles reflètent les intérêts circonstanciels du pouvoir et l'évolution des forces sociales, plutôt que la réalité de pratiques sociales et populaires irréductibles à toute entreprise de catégorisation.