Les écoles coraniques au Nigeria : un sujet de controverses
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) – Paris
Les questions religieuses au Nigeria ne sauraient évidemment se résumer à l’insurrection de la secte Boko Haram, dont le nom signifie : « l’éducation occidentale est sacrilège ». Mais le défi du jihadisme a remis au goût du jour de nombreuses controverses à propos du rôle de l’islam dans l’instabilité chronique du pays le plus peuplé d’Afrique (environ 195 millions d’habitants en 2018). Dans les régions à dominante musulmane du nord du Nigeria, en particulier, les écoles coraniques sont maintenant décriées par certains chrétiens comme des incubateurs du terrorisme, un facteur d’obscurantisme, un anachronisme et un support de l’endoctrinement salafiste. Un rapide panorama de la situation invite pourtant à nuancer ces représentations pour éviter les amalgames et la stigmatisation des élèves appelés almajirai en haoussa (sg. almajiri) ou fukarbe en peul (sg. pukaraajo), qui sont trop souvent assimilés à des mendiants et des jihadistes en puissance.
Force est d’abord de constater que, sur le plan éducatif, le nord du Nigeria est très en retard par rapport aux régions côtières du sud, qui sont plus ouvertes sur l’économie mondiale et le commerce maritime. Il s’agit là d’un héritage colonial, même s’ils ne sauraient éclipser également les effets d’enclavement géographique et, historiquement, les résistances de certains clercs musulmans contre l’introduction d’un enseignement d’inspiration occidentale. En effet, les Britanniques ont cherché à administrer le Nigeria à moindre coût. Ils ont particulièrement peu investi dans l’éducation dans le nord, où ils ont préféré miser sur les secteurs de la police et de la justice pour veiller au maintien de l’ordre. Ainsi, pour chaque personne qui parvenait à aller à l’école au début du XXe siècle, au moins cent autres allaient plutôt en prison1!
Les écoles traditionnelles pour pallier le décrochage du nord
En ce qui concerne le nord du pays, on estime que plus de la moitié des enfants en âge d’être scolarisés ne va pas à l’école, que ce soit dans des établissements publics ou privés. Beaucoup travaillent, notamment à la campagne. Selon le gouvernement, plus de huit millions d’enfants suivent aussi un enseignement coranique dans des écoles qui, pour la plupart, ne sont pas officiellement enregistrées [voir l’encadré ci-dessous]. Celles-ci se caractérisent généralement par un mode d’éducation oral et peu institutionnalisé. Mais elles prennent des formes assez variées suivant qu’elles sont établies en milieu rural ou urbain sous le patronage d’un marabout itinérant ou d’un maître formé dans un institut d’études islamiques. On peut ainsi distinguer trois principales catégories. Il y a d’abord les écoles coraniques traditionnelles, dites tsangaya dans le primaire ou makarantun ilmi à un niveau un peu supérieur, deux termes haoussa qui désignent des « centres d’enseignement de la religion ». En pays kanouri dans le Borno, où agit la secte Boko Haram, on les appelle aussi mallamari en référence à leurs marabouts, les mallamai, qui font office d’instituteurs. On y enseigne uniquement le Coran, en l’occurrence sur des tablettes en bois (allo en haoussa, alwah en arabe), et on se contente d’y réciter par cœur des sourates dans une langue, l’arabe, que très peu de gens maîtrisent. On n’y apprend pas l’alphabet et les marabouts n’ont pas vocation à préparer leurs élèves à un métier, même si leur entregent permet parfois de placer des jeunes apprentis dans les réseaux commerciaux de la région. L’enseignement n’est pas dispensé à la mosquée mais dans des habitations privées, dans la maison du maître ou, tout simplement, sur la place centrale d’un village, à l’ombre d’un arbre. En général, les cours ont lieu le soir, en dehors des horaires des écoles publiques, ce qui n’est pas toujours incompatible : il arrive que certains enfants parviennent à étudier dans ces deux types d’établissements à la fois.
Ces « écoles à tablettes » [makarantun allo], comme on les appelle aussi, attirent surtout les milieux les plus défavorisés. En effet, elles permettent aux paysans de placer leur progéniture entre les mains de marabouts itinérants qui ne sont pas payés et qui vont de villages en villages ou de villes en villes en poussant leurs disciples à mendier leur nourriture. Les élèves, uniquement des garçons, vivent ainsi avec leur maître de l’aumône islamique, la zakat, qui est habituellement versée après les récoltes. Accessibles et peu onéreuses, les écoles tsangaya sont donc particulièrement adaptées au rythme des travaux agricoles, car elles laissent partir les enfants lorsque les paysans en ont besoin pour aider à labourer les champs ou vendre leurs produits au marché. D’où le surnom qu’on leur donne parfois en pays haoussa : « les écoles qui permettent de manger pendant la saison sèche » [makarantar cinrani]2. A l’échelle du nord du Nigeria, on estime qu’elles comptent davantage d’élèves que les écoles primaires du secteur public3.
Un deuxième cas de figure est celui des écoles coraniques plus modernes, sédentaires et généralement établies en milieu urbain dans des bâtiments en dur. A la différence du modèle itinérant des tsangaya, leurs cours sont dispensés en journée et à heures fixes. Mais elles ne suivent pas non plus le curriculum de l’éducation nationale et ne cherchent pas à enseigner l’anglais, les mathématiques, les sciences du vivant ou la géographie. Relativement formalisé, le cursus se focalise sur l’apprentissage de la récitation des sourates du Coran en plusieurs étapes : la lecture de l’alphabet en haoussa [babbaku], la formation des mots [farfam], la mémorisation [haddatu], l’évaluation des connaissances [sanka], l’écriture sur une tablette en bois [satu] ou sur du papier [rubutu]. Les études démarrent au niveau de la maternelle [kotso] et se poursuivent au cours élémentaire [tittibiri], moyen [k’olo] et supérieur pour les adolescents et les adultes [gardi]. Comme pour les écoles tsangaya, les plus jeunes mendient pour vivre tandis que les élèves les plus âgés s’en vont travailler pour subvenir aux besoins de leur marabout.
Dans un troisième cas de figure, enfin, se sont développés des sortes de lycées coraniques, dits islamiyya. Ceux-ci proposent des études religieuses avancées qui comprennent l’enseignement de la charia, du droit malékite et, quelques fois, de l’anglais, des mathématiques et des sciences de la vie en suivant le curriculum de l’éducation nationale. Administrés par des philanthropes ou des associations religieuses, ces établissements s’adressent à un public plus âgé et sont plus structurés, plus urbains et moins communautaires que les écoles coraniques de village. Généralement placés sous la coupe de clercs qui appartiennent à la société Izala, un mouvement de type salafiste, ou aux principales confréries soufies de la région, la Qadiriyya et la Tijaniyya, ils sont théoriquement ouverts aux musulmans de toute obédience mais n’acceptent pas de chrétiens.
En pratique, les écoles islamiyya vivent de dons, de la charité islamique et des frais de scolarité de leurs étudiants. Leur curriculum n’est pas standardisé et varie beaucoup d’une région à l’autre, en fonction des inclinations personnelles de leur « patron ». Les nomenclatures de ces établissements ne sont pas non plus fixées. Dans la ville de Kano, par exemple, l’Etat distingue les Islamiyya General Schools, qui n’enseignent que le Coran, et les Islamiyya Integrated Primary Schools, des écoles privées qui suivent l’année calendaire et le cursus de l’éducation nationale4. Mais dans d’autres Etats de la fédération nigériane, les autorités ne distinguent même pas les tsangaya des écoles coraniques modernes, dont les instituteurs ne sont supervisés par aucune instance religieuse officielle. En guise de rémunération, la gratification de ces derniers se mesure plutôt à l’aune de leur prestige social et de la récompense divine qu’ils attendent de leurs efforts pour disséminer la pensée du Prophète.
Absence de politique éducative cohérente et concertée
D’une manière générale, les différents types d’écoles coraniques du nord du Nigeria ne bénéficient guère du soutien de l’Etat. Supervisés par des communautés ou des confréries, leurs oulémas et leurs marabouts doivent se financer par eux-mêmes et jouissent en conséquence d’une grande liberté en matière d’enseignement. Le système est très différent de celui en vigueur dans des pays comme le Soudan, l’Algérie, le Maroc, l’Arabie saoudite ou l’Iran, où les établissements d’éducation islamique sont beaucoup plus soutenus et encadrés par l’Etat, pour ne pas dire contrôlés. Dans le nord du Nigeria, les rares tentatives en ce sens n’ont guère abouti. Une ordonnance de 1948 avait été la première à envisager un soutien de l’Etat à des écoles ou des collèges privés à condition que ceux-ci aient suffisamment d’enseignants qualifiés, ne refusent pas d’élèves pour des motifs confessionnels et ne les obligent pas à suivre un enseignement religieux. Le problème était que les écoles coraniques ne répondaient pas à de tels critères, à la différence des missions chrétiennes qui, dans le sud, acceptaient de prendre des enfants musulmans dispensés de catéchisme, mais interdits de prière dans l’enceinte de leur établissement. A l’indépendance en 1960, le Premier ministre de la Région Nord5, un soufi membre de la Qadiriyya, a voulu promouvoir l’enseignement islamique avec l’intention de convertir les dernières communautés « païennes » des environs. Il a ainsi commencé à soutenir et financer la formation des instituteurs des écoles coraniques qui suivaient le cursus de l’éducation nationale. A Maiduguri, Katsina, Gombe, Kano et Sokoto, il a par ailleurs établi des collèges enseignant l’arabe. Issu de la noblesse haoussa-peule du califat de Sokoto, il avait également pour objectif de prendre le contrôle des madrasas de la ville de Kano qui, dans les années 1950, s’étaient formées sous l’égide d’une confrérie rivale, la Tijaniyya, et qui contestaient l’emprise politique et économique de l’aristocratie, ceci avec le soutien des milieux marchands, de certains clercs et de jeunes activistes de l’opposition6. Mais en 1966, le premier coup d’Etat du Nigeria et l’assassinat du Premier ministre de la Région Nord allaient mettre un terme à cette politique de soutien à l’enseignement islamique.
L’arrivée au pouvoir des militaires et le démantèlement des structures administratives de l’époque ont restreint d’autant la capacité des Etats fédérés à développer une politique éducative commune. Alors que le boom pétrolier des années 1970 allait permettre d’investir dans l’enseignement public, les écoles coraniques furent délaissées, car leur enseignement exclusivement religieux était peu attractif pour la classe politique, les milieux d’affaires et les opérateurs du développement, à la différence des écoles de missions chrétiennes qui suivaient déjà le cursus de l’éducation nationale et qui furent nationalisées au sortir de la guerre du Biafra en 19707. Rares sont les enseignants des établissements islamiques à avoir reçu un soutien matériel et une formation dispensée par l’Etat, sans même parler d’un salaire. Quant à ceux qui ont accepté de suivre l’année calendaire et le cursus de l’éducation nationale, ils ont souvent été critiqués pour s’être compromis avec des autorités corrompues, voire impies, et pour avoir contribué à affaiblir l’enseignement traditionnel des tsangaya.
Pour autant, les enjeux politiques du « catéchisme islamique » sont indéniables. Les combattants de Boko Haram, par exemple, ont attaqué les écoles coraniques parce que leur enseignement de type maraboutique et soufi est répudié par les salafistes. Tandis que les imams les plus radicaux construisent leurs propres madrasas en dehors du (et en opposition au) circuit traditionnel des tsangaya, les instituteurs mallamai sont stigmatisés et accusés de préparer leurs élèves au jihad alors même qu’ils sont visés (et parfois tués) par les insurgés. La situation de l’enseignement islamique au nord du Nigeria mérite donc d’être reconsidérée en s’affranchissant du discours dominant des médias et des préjugés des spécialistes de l’antiterrorisme. En réalité, des études montrent qu’en dépit de leur très faible niveau de qualification, les mallamai ayant suivi une formation pédagogique comptent parmi les plus favorablement disposés à une réforme de leur enseignement avec un soutien de l’Etat8.
Les écoles coraniques au Nigeria
En se basant rétrospectivement sur les résultats d’un recensement de 1921, les premières estimations font état de 50 000 lettrés, 35 000 enseignants et 165 000 élèves coraniques avant l’arrivée des Britanniques et la chute du califat de Sokoto en 1903. Des rapports des autorités coloniales mentionnent ensuite l’existence de 15 000 mallamai, 25 000 tsangaya et 219 000 élèves en 1914, jusqu’à 25 000 enseignants et plus de 250 000 étudiants en 1919. Selon un sondage de 1931, encore, 360 000 enfants suivent un enseignement islamique dans 35 000 établissements à une époque où les deux tiers des 10 millions d’habitants de la région Nord sont réputés de confession musulmane. Après l’indépendance, on recense 27 600 tsangaya, 2 777 écoles islamiyya et 50 000 mallamai qui enseignent le Coran à des élèves dont les chiffres varient entre 275 000 à 412 500 enfants selon les saisons, moins que dans les écoles primaires du gouvernement si l’on en croit une enquête du ministère de l’éducation en 19659.Depuis lors, l’enseignement islamique a acquis un poids d’autant plus considérable que le secteur public s’est effondré, victime de la crise économique et des plans d’ajustement structurel de la Banque mondiale au cours des années 1980. D’après les autorités, le Nigeria compterait aujourd’hui plus de 9,5 millions d’enfants dans des écoles coraniques, dont 8,5 millions dans le nord10. Le nord-est, notamment, recenserait le plus grand nombre d’écoles coraniques (66 157, avec 24 100 instituteurs et 3 095 767 élèves) et enregistrerait la plus faible proportion de lycées islamiyya dispensant un enseignement religieux et séculier tout à la fois11. A lui seul, l’Etat du Borno, fief de Boko Haram, détiendrait un record national avec 55 000 tsangaya (contre moins de 15 000 à Kano) et un total de 157 000 instituteurs et 3 171 000 élèves si l’on inclut les lycées islamiyya12.
- 1. Mahmud Tukur, British Colonisation of Northern Nigeria, 1897-1914: A Reinterpretation of Colonial Sources, Dakar, Amalion Publishing, 2016, p.292 et 365.
- 2. Stefan Reichmuth, « New trends in Islamic education in Nigeria: a preliminary account », Die Welt des Islams, 1989, vol. 29, n°1/4, p. 41-60; Peter Clarke, « Islam, education and the development process in Nigeria », Comparative Education, 1978, vol. 14, n°2, p. 133-141.
- 3. Nasir Mohammed Baba, « Islamic Schools, the Ulama, and the State in the Educational Development of Northern Nigeria », Bulletin de l'APAD, 2011, n°33, p. 8.
- 4. Masooda Bano, Engaged yet Disengaged: Islamic Schools and the State in Kano, Nigeria, Oxford, Wolfson College, 2009, Working Paper n°29, 38 p.; Nasir Baba, « Impact of teaching basic education in Nigeria’s Qur'anic schools through an integrated curriculum », African Notes (Ibadan), 2013, vol. 37, n°1-2, p. 145-168.
- 5. L’ancienne « Région Nord » de la période coloniale couvrait le territoire actuel des douze Etats du nord du Nigeria qui, aujourd’hui, sont censés appliquer la charia.
- 6. Stefan Reichmuth, « New trends in Islamic education in Nigeria: a preliminary account », Die Welt des Islams, 1989, vol. 29, n°1/4, p. 52.
- 7. Nasir Mohammed Baba, « Between the State and the Malam: Understanding the Forces that Shape the Future of Nigeria’s Qur’anic Schools », Journal of Law, Religion & State, 2012, n°1, p. 104.
- 8. Muhammad Sani Umar, « Profiles of new Islamic schools in northern Nigeria », The Maghreb Review, 2003, vol. 28, n°2-3, p.146-169.
- 9. Murray Last, « The book in the Sokoto Caliphate », in Shamil Jeppie & Diagne Souleymane Bachir (dir.), The Meanings of Timbuktu, Dakar, CODESRIA/HSRC, 2008, p. 141; Adewunmi Fajana, Education in Nigeria 1842–1939, Ibadan, Longman, 2005, p. 83; James Hubbard, « Government and Islamic Education in Northern Nigeria (1900–40) », in Brown, Godfrey et Mervyn Hiskett (dir.), Conflict and harmony in education in tropical Africa, Londres, Allen & Unwin, 1975, p. 153; Mark Bray, Universal primary education in Nigeria : a study of Kano State, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1981, p.56 ; Alan Peshkin, « Social change in Northern Nigeria: The Acceptance of Western Education », in Damachi, Godwin & Seibel (dir.), Social change and economic development in Nigeria, New York, Praeger, 1973 ; Masooda Bano, Engaged yet Disengaged: Islamic Schools and the State in Kano, Nigeria, Oxford, Wolfson College, 2009, Working Paper n°29, p. 23.
- 10. UBEC, National Framework for the Development and Integration of Almajiri Education into UBE Programme, Abuja, Universal Basic Education Commission, 2010, p. 1-26.
- 11. Centre for Regional Integration and Development, Framework for the Introduction of Peace and Vocational Education in Islamiyyah / Qur’anic Schools in Nigeria, Abuja, U.S. Institute of Peace, 2013, p. 7 ; Nigeria Education Data Survey (NEDS) on Religious Schooling in Nigeria, 2010.
- 12. Centre for Regional Integration and Development, Exploratory Survey Report on the Introduction of Peace and Vocational Education into Islamiyyah and Qur’anic Schools in Nigeria, Abuja, U.S. Institute of Peace, 2013, p. 9 et 147.