Les enjeux de la reconnaissance de l’islam dans les universités du Nord-Cameroun

Auteur(s): 

Adama Ousmanou, PhD, Enseignant-Chercheur, Département d’Histoire, Université de Maroua/Cameroun

Date de publication: 
Août 2018
Illustration

Constitutionnellement, le Cameroun est un État laïque. En principe, la laïcité camerounaise, qui n’est pourtant jamais définie avec précision, garantit la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion, la liberté religieuse pour les citoyens, et l'interdiction de toute discrimination fondée sur l’appartenance religieuse. En pratique, comme c’est le cas pour beaucoup d’anciennes colonies françaises en Afrique de l’Ouest, l’Etat camerounais a une longue histoire d’implication sélective dans les affaires religieuses pour faire avancer ses intérêts1. De plus, l’héritage colonial français de la laïcité, qui comprenait des relations de coopération avec les missionnaires, ainsi qu’avec les dirigeants chrétiens et musulmans locaux, inclut également le fait que, pour beaucoup de musulmans, c’était une politique imposée par une puissance étrangère chrétienne. Cet héritage a contribué à un large scepticisme au Nord-Cameroun contemporain quant à la supposée neutralité étatique en ce qui concerne la gestion des affaires religieuses.

Ce scepticisme, ainsi que la réalité des traitements différenciés selon que l’on soit musulman ou chrétien, sont particulièrement évidents dans le secteur de l'enseignement supérieur. Le dilemme auquel sont confrontés les étudiants camerounais musulmans dans l’enseignement supérieur est celui de l’offre éducationnelle qui est exclusivement occidentalisée, c’est-à-dire non islamique. Dans un contexte où ce type d’éducation est rejeté par le groupe armé violent Boko Haram, dont on rappelle qu’il signifie, grosso modo, que l’éducation occidentale est un péché, les griefs contre la faible visibilité de l’islam sur les campus, comparativement à celle du christianisme, ne conduiraient-ils pas, in fine, à nourrir un soutien populaire à l’idéologie véhiculée par Boko Haram ? En effet, les associations estudiantines musulmanes dénoncent une inégale reconnaissance des groupes religieux sur les campus camerounais, ce qui biaiserait le caractère laïque de l’Etat.

Cette contribution est le fruit d’une enquête de terrain menée entre mars et avril 2018 sur les campus universitaires de Ngaoundéré et de Maroua, dans le Nord-Cameroun. Contrairement au Nigeria, son grand voisin à l’ouest, où les universités possèdent des programmes internationalement reconnus en études islamiques, en jurisprudence et en théologie, l’héritage colonial laïc français a largement écarté la religion du cursus universitaire camerounais. Pourtant, pendant plus de cinquante ans, des érudits islamiques formés à l’étranger ont joué un rôle clé dans la révision et la modernisation de l’éducation religieuse des musulmans camerounais avec des formateurs éduqués dans les universités du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Et quand, à partir de 1993, le gouvernement camerounais a commencé à construire de nouvelles universités à travers le pays suite aux troubles politiques estudiantins qui avaient perturbé les cours à l’université de Yaoundé2, la possibilité de programmes universitaires dirigés par des musulmans est devenue une réalité à Ngaoundéré et à Maroua. Pourtant, aujourd'hui, ces deux universités du Nord-Cameroun accueillent près de 50 000 étudiants, musulmans pour la plupart, mais ne comptent aucun département d’études islamiques. En lieu et place de celles-ci, on y trouve des départements de langue et civilisation arabes dotés de professeurs formés dans des universités islamiques à l’étranger.

Pour cette raison, l’inscription des étudiants camerounais musulmans dans les universités occidentalisées est un véritable défi. En l’absence d’université islamique, lorsqu’on demande aux étudiants musulmans de choisir entre protéger leur foi et leur identité islamique d’un côté, ou défendre la promotion de leur éducation de l’autre, leur réponse est claire : il sera toujours préférable de compromettre sa formation académique, plutôt que de désobéir à Allah en ne respectant pas le temps de prière3. En effet, il existe un fossé, voire parfois un conflit, entre les valeurs véhiculées dans les universités camerounaises occidentalisées où les marqueurs chrétiens – tels que la croix, la chorale, l’organisation de l’année et les jours fériés – sont forts, et la neutralité avancée de l’État envers les religions. Par exemple, à moins de compliquer le bon suivi de leurs études, l’observance stricte du jeûne du ramadan est impossible pour les étudiants musulmans, car les universités n’aménagent pas les cursus lors de cette période4.

Une laïcité ambivalente ?

En réalité, la laïcité dans l’enseignement supérieur est différemment appréciée selon qu’il s’agisse des autorités académiques ou de la Cameroon Muslims Students Union, le Syndicat camerounais des étudiants musulmans (CAMSU). Pour les autorités académiques, la neutralité religieuse est effective alors qu’aux yeux des étudiants musulmans, il existe une véritable discrimination religieuse à leur encontre. Ils se sentent ainsi pris en tenaille entre d’une part, la volonté d’une plus grande reconnaissance, et d’autre part, leur souhait de ne pas être identifiés, et assimilés, à des jihadistes agissants au nom de l’islam. Les étudiants musulmans sont également mécontents de la répartition inégale des rôles lors des cérémonies officielles organisées par les universités, ainsi que du déséquilibre dans la répartition des plages horaires sur les antennes de la radio du campus entre étudiants musulmans et chrétiens. La CAMSU se mobilise également sur les conflits d’horaire entre les cours et les prières quotidiennes, ainsi que sur le refus d’organiser des conférences islamiques sur les campus. L’une des principales sources de frustration des étudiants musulmans est le fait que la chorale chrétienne soit présente tout au long des cérémonies académiques organisées par l’université. Or cette chorale est instaurée et entretenue par l’université, et partant, profondément institutionnalisée. Pour les étudiants musulmans, une même visibilité publique et académique de l’islam est impossible à atteindre, puisque les associations estudiantines musulmanes sont repoussées en arrière-plan.

Cette situation est frustrante et pousse les étudiants musulmans à se demander « s’ils doivent résister ou périr dans ce type de laïcité académique5». Les récriminations principales adressées par la CAMSU à l’endroit des autorités académiques si elles ne trouvent pas de solution peuvent nourrir l’activisme religieux, voire la radicalisation extrémiste et violente, contre l’Etat6. En outre, le manque d’harmonisation entre les programmes secondaires d’enseignement occidentalisé et islamique ne permet pas aux nombreux élèves musulmans issus des cursus confessionnels du Nord-Cameroun de poursuivre des études universitaires.Pour cette raison, ils considèrent que les campus du septentrion, bien que disposant d’un vivier d’étudiants majoritairement musulmans, demeurent sourds à leurs besoins d’éducation islamique.

Plus troublante est la croissance de la surveillance, voire du harcèlement, vis-à-vis des membres de la CAMSU dans le cadre de la politique antiterroriste du gouvernement, car elle stigmatise la communauté estudiantine musulmane nord-camerounaise. Il y a peu de preuves que ces mesures gouvernementales permettent effectivement de dénicher des terroristes en puissance. En revanche, il est probable qu’elles aliènent une partie de la population qui pourrait, du coup, être tentée d’entrer dans la violence.

Dans le contexte actuel de lutte antiterrorisme, on observe peu de dynamiques de radicalisation religieuse sur les campus camerounais. Les associations estudiantines musulmanes et chrétiennes acceptent le principe de la laïcité comme engagement à la neutralité de l’État dans la gestion des affaires religieuses. Elles désirent également collaborer avec les autorités académiques et politiques afin d’améliorer la qualité de l’éducation, tout en participant à la consolidation de la citoyenneté chez les Camerounais musulmans. Cependant, le débat politique que suscite l’idéologie de Boko Haram dans les universités du Nord-Cameroun tourne autour du rapport de la religion à la politique et de la forme institutionnelle prise par l’Etat. L’enseignement supérieur au Nord-Cameroun forme des citoyens capables de discerner l’endoctrinement et la réalité du fait religieux islamique lié à la question du jihad. Ainsi, pour l’heure, et en dépit d’une relative proximité culturelle avec le Nigeria7 où Boko Haram est fortement implanté, les étudiants musulmans des campus du Nord-Cameroun ne considèrent pas encore l’option de la violence comme un moyen pertinent pour faire entendre leurs revendications ou réclamer une meilleure visibilité religieuse8. Pour l’heure, ils semblent plutôt désireux de terminer leurs études et de découvrir comment ils peuvent s’insérer professionnellement dans cet Etat laïque9.

  • 1. Momo, B. , « La laïcité de l'Etat dans l'espace camerounais », Les Cahiers de droit, 1999, vol. 40, n°4, p.821–847 ; Jean Copans, Les marabouts de l’arachide, Paris, Le Sycomore, 1980 ; A. Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, 1910, p. 100 ; Hubert Deschamps, Roi de la brousse : Mémoires d’autres mondes, Paris, Berger Levrault, 1975.
  • 2. Luc Ngwé, Hilaire De Prince Pokam, Albert Mandjack et Ernest Folefack, « L’université et les universitaires dans les mutations politiques et éducatives au Cameroun », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 2006, consulté le 22 juillet 2018 [URL : http://journals.openedition.org/cres/1143].
  • 3. Entretien avec des membres de la Cameroon Muslims Students Union, université de Ngaoundéré, 25 avril 2018.
  • 4. Entretien avec des étudiants musulmans, université de Ngaoundéré, 25 avril 2018.
  • 5. Entretien avec les membres et les responsables de la CAMSU, université de Ngaoundéré, 25 avril 2018.
  • 6. Entretien avec des étudiants musulmans, université de Maroua, 15 avril 2018.
  • 7. Malgré des différences nationales irréductibles, il existe aussi des similitudes entre le Nord-Nigeria et le Nord-Cameroun qui appartenaient jadis au même territoire régi par l’Empire du Bornou, que les frontières coloniales ont ensuite séparés. Les mêmes groupes ethniques se retrouvent d’un côté et de l’autre de la frontière, et l’islam s’est implanté au Nord-Cameroun via le Nigeria.
  • 8. Voir “Journey to Extremism in Africa: Drivers, Incentives, and the Tipping Point for Recruitment,” United Nations Development Programme, 2017, [URL: http://journey-to-extremism.undp.org/content/downloads/UNDP-JourneyToExt... english.pdf].
  • 9. Entretien avec les membres de la CAMSU, Ngaoundéré 25 avril 2018.
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