Tunisie (1956-2018) : les faux-semblants d'une République laïque

Auteur(s): 

Vincent Geisser, chargé de recherche CNRS (IREMAM) - Sciences Po Aix

Date de publication: 
Janvier 2018

Une exception arabo-musulmane ?

A un moment où les Etats du monde arabe semblent renouer avec les modes de gouvernance autoritaires après l'espoir de changement soulevé par les mouvements populaires de 2011-2012, la Tunisie fait figure, aux yeux des acteurs internationaux, d'exception démocratique dans la région. D'aucuns la considèrent même comme la " seule rescapée " des printemps arabes qui, en dépit d'une situation sociale et économique difficile (inflation, chômage des jeunes, déficits publics, croissance en berne, etc.), de protestations quasi quotidiennes (manifestations et sit-in) et d'une menace sécuritaire permanente (terrorisme et violences djihadistes), a su garder le cap de la démocratisation1. Certes, cette image " d'îlot démocratique " dans un monde arabe dominé par l'autoritarisme est probablement liée aux nombreuses réformes institutionnelles et politiques accomplies depuis 2011, allant dans le sens d'une consolidation des libertés publiques et des droits fondamentaux des citoyens, de la création de contre-pouvoirs (instances indépendantes), de l'instauration du pluralisme sur le plan électoral et de la promulgation, le 26 janvier 2014, d'une nouvelle constitution démocratique considérée comme un " modèle " d'équilibre des pouvoirs2 . Mais cette vision de " l'exception tunisienne " tient aussi à une croyance qui remonte bien avant la Révolution de 2011 : la Tunisie serait le pays arabe qui aurait la plus forte probabilité de se démocratiser, parce qu'il serait aussi le seul Etat véritablement laïque et républicain du Maghreb et du Machrek. Aussi les experts, les observateurs et les partenaires internationaux de la Tunisie établissent-ils une relation étroite entre le caractère " laïque " de l'Etat tunisien et sa capacité à rejoindre assez rapidement la classe des " démocraties émergentes ", à l'instar de l'Espagne après le franquisme ou le Portugal après la dictature de Salazar. Et ce n'est pas la victoire du mouvement islamiste Ennahda (Renaissance) aux premières élections libres d'octobre de 2011 (Assemblée nationale constituante) et sa forte implantation locale dans le pays qui viendraient remettre en cause cette causalité laïcisation/démocratisation, puisque ce parti semble avoir fait son aggiornamento idéologique et religieux, en renonçant publiquement, lors son Xe congrès de mai 2016, à l'islam politique, et en se présentant désormais comme un parti " démocrate musulman " à l'instar de la démocratie chrétienne européenne3. En deux mots : le processus de démocratisation aurait d'autant plus de chances de réussir en Tunisie qu'il s'accompagne d'un processus de laïcisation du champ politique, des institutions, des mœurs et des valeurs, malgré l'ombre menaçante des courants salafistes radicaux qui cherchent à déstabiliser le pays.

Toutefois, pour comprendre la relation complexe entre religion et politique en Tunisie, il convient de dépasser cette image d'Epinal d'un " Etat laïque " : celle-ci repose sur un profond malentendu historique, entretenu à la fois par le regard occidental et par les détracteurs musulmans fondamentalistes de l'expérience tunisienne, qui contribuent chacun à leur manière à conforter le mythe d'une laïcité tunisienne. Les premiers pour la vanter et l'ériger en modèle (la Tunisie pays le plus " moderne " et " séculier " du monde arabe), les seconds pour la critiquer et l'ostraciser (la Tunisie " déviante " par rapport aux normes islamiques). Il s'agit d'une " laïcité imaginaire " qui s'explique, en grande partie, par le fait que dès son indépendance le régime tunisien a opéré des réformes sociétales audacieuses concernant le statut des femmes, l'éducation nationale et la marginalisation du religieux dans l'espace public, d'où la confusion entre un certain modernisme de l'Etat tunisien et son supposé laïcisme4.

La vraie-fausse laïcité tunisienne : une religion étatisée, nationalisée et sécurisée

Habib Bourguiba, leader du mouvement pour l'indépendance et premier président de la République tunisienne (1956-1987), a parfois été considéré comme un " Atatürk arabe ", en raison de son autoritarisme, de son charisme et de son combat contre les traditions culturelles et religieuses. Mais son projet de modernisation de la société tunisienne n'a jamais épousé le registre violent de la Turquie kémaliste. Contrairement à Mustapha Kemal, Bourguiba ne se réclamait pas d'une quelconque laïcité [laiklik en turc et 'almaaniat en arabe] mais d'une interprétation à la fois libérale et réformiste de l'islam, c'est-à-dire d'une adaptation des prescriptions coraniques tenant compte du contexte social et temporel de la Tunisie. De ce fait, toutes les réformes mises en œuvre dès les premières années de l'indépendance tunisienne ont été accomplies au nom des principes et des valeurs islamiques, Bourguiba estimant que les modèles laïques français et turc - qu'il connaissait bien pour les avoir étudiés - n'étaient pas transposables aux réalités tunisiennes de son époque. La promulgation en 1956 du Code du statut de personnel (CSP), qui est considéré encore aujourd'hui comme " avant-gardiste " par nombre de féministes et de progressistes arabes, s'inscrivait pourtant dans la filiation d'auteurs réformistes tunisiens, tels que Tahar Haddad, qui appelait dès les années 1920 à l'égalité totale entre hommes et femmes et à une réforme en profondeur des institutions religieuses. C'est donc dans cette perspective réformiste et musulmane que Bourguiba impose ses vues à la société tunisienne, comme l'abolition de la polygamie, le remplacement de la répudiation par le divorce civil, l'obligation du mariage devant l'autorité publique et la suppression du tuteur matrimonial [wali]. Ces réformes s'apparentent à un féminisme d'Etat5. A ces changements touchant au statut personnel des individus s'ajoutent des transformations institutionnelles visant à limiter drastiquement l'influence de la religion dans l'espace public : les fondations pieuses et les mosquées sont nationalisées, les personnels du culte sont fonctionnarisés, les tribunaux religieux sont supprimés et l'enseignement religieux primaire, secondaire et universitaire est aboli au profit d'un système d'éducation nationale unifié sous le contrôle exclusif de l'Etat.

Toutefois, contrairement à une idée reçue, véhiculée à la fois pas les défenseurs de " l'exception tunisienne " et par ses critiques, la Tunisie n'est pas pour autant une République laïque, et ceci pour plusieurs raisons. D'abord, l'Etat n'est pas neutre religieusement : il est même l'acteur central de la structuration du culte musulman et de toutes les formes de religiosité autorisées dans l'espace public. Ensuite, sur le plan constitutionnel, l'islam n'est certes pas religion d'Etat comme dans les autres pays arabes mais religion de l'Etat, ce qui implique que le titulaire de la magistrature suprême doit être musulman. En effet, l'article 1 de la première Constitution tunisienne de 1959 qui sera d'ailleurs repris partiellement dans la nouvelle Constitution démocratique de 2014 affirme que " La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la République ". Et l'article 37 stipule que : " Le Président de la République est le chef de l'Etat. Sa religion est l'Islam ". De plus, le droit commun est certes séculier, mais il contient de nombreuses dispositions inspirées du droit musulman en matière de statut personnel. Enfin, sur un plan plus général, le référentiel islamique est présent dans toutes les sphères de la vie publique et privée, modelant les attitudes, les comportements et les imaginaires des élites comme des citoyens ordinaires tunisiens.

A son arrivée au pouvoir en novembre 1987, le général Zine El Abidine Ben Ali reprendra les grandes lignes de la politique religieuse de son prédécesseur, Habib Bourguiba : la défense d'une conception libérale et réformiste de l'islam se combine à un contrôle étatique strict de toutes les formes d'expression religieuses dans l'espace public. Cependant, dans son projet de couper l'herbe sous le pied du mouvement islamiste qui devient hégémonique au début des années 1990, Ben Ali renforcera la dimension sécuritaire de la gestion des lieux de culte et des personnels religieux (surveillance des imams et des mosquées) et instrumentalisera très largement le registre islamique comme facteur de légitimation du régime autoritaire. Les références religieuses deviennent fréquentes dans les discours présidentiels, les prêches du vendredi [joumou'a] sont désormais diffusés en direct sur la télévision d'Etat, les horaires de prière sont publiés par la presse pro-régime et l'ancienne université islamique de la Zitouna est rouverte officiellement, même si les enseignements et les personnels restent étroitement surveillés par le ministère de l'Intérieur. A la fin de son règne, Ben Ali ira même jusqu'à flatter le sentiment musulman populaire en créant une radio religieuse et en autorisant l'implantation en Tunisie de la finance islamique (banque Zitouna). Cette politique de réislamisation autoritaire n'empêchera pas la montée d'un profond mécontentement dans la population et le développement des mouvements protestataires qui conduiront à sa chute en janvier 20116.

La Tunisie après la Révolution : une refondation démocratique du rapport Etat/Religion ?

Peut-on parler d'un " effet Révolution " sur la politique religieuse de l'Etat tunisien ? Les bouleversements sociaux que connait la Tunisie depuis 2011 ont-ils contribué à modifier profondément le rapport entre politique et religion ? Si oui, dans quel sens ? Observe-t-on un renforcement du processus de sécularisation, la religion s'autonomisant par rapport à l'Etat et devenant un secteur parmi d'autres de la société civile ? Ou, au contraire, du fait du retour en force des islamistes sur la scène politique et électorale (parti Ennahda et mouvements salafistes), constate-t-on un développement de tendances à l'islamisation de l'Etat et de l'espace public ?

En réalité, la question religieuse dans la Tunisie post-dictature relève de dynamiques contradictoires qui traversent la sphère étatique comme la société : d'un côté, une volonté très nette des acteurs sociaux de renforcer les bases d'un Etat civil et démocratique, débarrassé de toute tutelle idéologique et religieuse (ni dictature séculariste ni dictature théocratique) ; de l'autre, une poussée des expressions islamiques dans le champ politique et l'espace public portées par une diversité de courants, parfois antagonistes : le retour d'un islam confrérique soufi revendiquant sa modération et son inscription dans la culture ancestrale tunisienne, la consolidation d'un islam politique sur le plan politique, les pressions d'un islam rigoriste salafiste légaliste mais aussi la tentation djihadiste de certaines franges de la jeunesse populaire tunisienne7. La Révolution a libéré la parole politique mais aussi la parole religieuse. Tabou et réprimée sous le régime autoritaire de Bourguiba et de Ben Ali, la question religieuse devient omniprésente dans le débat public depuis 2011, contribuant à structurer les attitudes, les comportements et les représentations des acteurs sociaux, brouillant ainsi les frontières entre " religion privée " et " religion publique ". Les controverses qui ont agité l'Assemblée nationale constituante (ANC) entre 2011 et 2014 sont d'ailleurs révélatrices à la fois du caractère sensible de la question religieuse et de la pluralité des points de vue politiques et philosophiques sur la " place " du religieux dans l'Etat et la société. Sur la référence à la sharia dans le texte constitutionnel8, la question de l'égalité et/ou la complémentarité entre les hommes et les femmes, la pénalisation de l'apostasie, le régime de séparation des cultes (les institutions religieuses doivent-elles être gérées par la société civile ou par l'Etat ?) ou encore sur " l'identité islamique " de la nation tunisienne, les polémiques ont été vives, au point d'entrainer des blocages et des crispations dans le processus de fabrication de la nouvelle constitution démocratique. La version finale du texte adoptée en janvier 2014 est d'ailleurs révélatrice d'un compromis politique et sociétal, que l'on pourrait qualifier de " moderniste conservateur " : fidélité à l'héritage réformiste autoritaire de l'ancien régime, tout en introduisant des garanties démocratiques en termes de liberté de conscience, d'égalité des sexes et de neutralité politique des lieux de culte9. En ce sens, plutôt que de parler de " révolution " du rapport Etat/Religion dans la Tunisie démocratique, il conviendrait de souligner un processus de changement dans la continuité, la gestion publique du culte restant une " affaire d'Etat ", même si la société civile a désormais son mot à dire. La Tunisie démocratique a donc moins engendré un Etat laïque, qu'un Etat civil, où l'islam demeure un élément central de l'identité nationale pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur étant la stabilité, le pire étant la porte ouverte aux surenchères identitaires autour de la question religieuse.

  • 1. Amin Allal et Vincent Geisser, " La Tunisie de l'après-Ben Ali ", Cultures & Conflits n°83, automne 2011, mis en ligne le 04 janvier 2013 [URL : http://journals.openedition.org/conflits/18216]
  • 2. Kmar, Bendana, " Une lecture de la Constitution tunisienne. Questions d'histoire ", in A. Bozzo, P.-J. Luizard (dir.), Polarisations politiques et confessionnelles, Rome, RomaTrE-Press, 2015 167-180 : [URL : romatrepress.uniroma3.it/ojs/index.php/PPC/article/download/156/155]
  • 3. Anne Wolf, Political islam in Tunisia. The history of Al-Nahda, London, C. Hurst & Co Publishers Ltd, 2017
  • 4. Franck Frégosi, " La régulation institutionnelle de l'islam en Tunisie : entre audace moderniste et tutelle étatique ", Les dossiers du CERI, 2004 [URL : /ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/artff.pdf]
  • 5. Sophie Bessis, " Bourguiba féministe : les limites du féminisme d'Etat bourguibien ", dans Michel Camau, Vincent Geisser (eds.), Habib Bourguiba. La trace et l'héritage, Paris, IREMAM Karthala, 2004, p 101- 112.
  • 6. Larbi Chouikha et Eric Gobe, Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance, Paris, La Découverte, 2015.
  • 7. International Crisis Group, La Tunisie des frontières : jihad et contrebande, Rapport n°148, Bruxelles, 2013.
  • 8. Isabelle Mandraud, " La Tunisie tourne le dos à la Charia ", Le Monde, 7 janvier 2014
  • 9. Rafaâ Ben Achour et Sana Ben Achour, " La transition démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire ", Revue française de droit constitutionnel, vol. 92, n° 4, 2012, p. 715-732.
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