Un partenariat stratégique turco-américain sous haute tension ou le spectre d’un « Turexit » de l’Alliance atlantique
Gabriela Anouck Côrte-real Pinto, chercheuse associée à l’Instituto de Ciências Sociais ICS – université de Lisbonne
En juillet 2017, le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan issu du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) a annoncé l’achat d’un système de défense anti-aérien S400, dont la livraison est prévue pour juillet 2019, marquant une nouvelle victoire pour l’industrie de la défense russe contre son concurrent américain1. Cette décision a suscité depuis quelques mois de fortes réactions de la part de ses alliés de l’OTAN au premier rang desquels les Etats-Unis. Ces derniers accusent la Turquie de permettre ainsi à la Russie de collecter des informations stratégiques et technologiques sur les F-35, avions furtifs américains dernier cri qu’Ankara a également entrepris d’acquérir. Suivant un rare consensus américain dépassant les clivages habituels, la Turquie et le Président Erdogan sont sommés par le Congrès, le Pentagone et le gouvernement américains de choisir leur camp suivant le slogan « un avion de chasse américain ou un système russe de missiles. Pas les deux2 », n’hésitant pas à brandir la menace de répercussions au niveau de l’OTAN, d’une suspension de la coopération militaire, notamment concernant le F-35 et surtout d’importantes sanctions économiques dans le cadre de la nouvelle loi américaine CAATSA si le gouvernement turc ne renonce pas à son achat d’armements russes d’ici le 31 juillet 20193.
Cette dernière menace est d’autant plus tangible que l’économie turque avait déjà souffert de la crise diplomatique turco-américaine de 2018 liée au sort d’un pasteur américain arrêté par les autorités turques pour activités terroristes4. A l’approche d’échéances électorales locales et malgré cet ultimatum américain, le gouvernement turc ainsi que le Président Erdogan ont réaffirmé début juin la souveraineté turque ainsi que leur volonté de s’équiper de S400 russes, supposés garantir des transferts technologiques importants en faveur d’Ankara, tout en réitérant leur volonté d’acquérir et co-produire 100 avions furtifs F35 américains. Loin de marquer une simple rupture, les discours techno-nationalistes de l’AKP et son alliance stratégique avec la Russie, semblent s’inscrire, paradoxalement dans la continuité du projet multi-décennal de turquification de l’industrie de la défense mis en place à la suite d’embargos américains à l’encontre de la Turquie (1974-1978) et soutenu initialement par l’armée turque et les élites économiques occidentalisées et séculières de la Tüsiad (Türk Sanayicileri ve İş Adamları Derneği, Association des industriels et hommes d’affaires turcs)5.
Dès lors comment comprendre l’achat par la Turquie d’un S400 russe et les récentes réactions américaines ? De quoi sont-ils le symptôme ? Simple stratégie commerciale, volonté d’affirmation nationale ou symptôme d’une grave crise de confiance entre ces deux pays alliés ? Dans quelle mesure ce rapprochement russo-turc remet-il en cause le partenariat stratégique turco-américain voire l’appartenance de la Turquie à l’Alliance atlantique (« Turexit ») ?
Un partenariat stratégique historique
Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) depuis 1952, la Turquie a longtemps été considérée comme un partenaire stratégique par les Etats-Unis. Ses importants effectifs militaires, sa position géostratégique, ses nombreuses bases militaires utilisées par les forces de l’OTAN, son rôle-clef dans la politique américaine d’endiguement et enfin sa grande dépendance vis-à-vis de la coopération militaire américaine expliquent en partie cette perception. Malgré des crises majeures (crise chypriote ou encore retrait en 1963 des missiles américains protégeant le territoire turc) ce partenariat n’a jamais été remis en cause tout comme l’appartenance de la Turquie à l’OTAN.
L’embargo américain sur la vente d’armes aux Turcs (1974-1978) qui suit le conflit chypriote pousse néanmoins la Turquie à chercher à réduire sa très forte dépendance notamment par la création, en 1985, d’un fonds richement doté (Savunma Sanayi Destek Fonu, Fonds de Soutien à l’Industrie de la Défense), spécialement dédié à la turquification de l’industrie de la défense principalement par le biais de transferts technologiques6. Ce fonds a contribué depuis près de quarante ans à la diversification des fournisseurs occidentaux de la Turquie au profit des industries européennes de la défense. Après la fin de la guerre froide, la Turquie a continué à participer à la majorité des opérations menées par l’OTAN. La victoire de l’AKP en 2002 n’a marqué aucun changement notable. Au contraire, en tant que seul pays de l’Alliance à majorité musulmane, qui plus est dirigé par un gouvernement issu de l’islam politique, la Turquie a fortement contribué à la légitimation de la “guerre mondiale contre le terrorisme” (islamique) menée par les Etats-Unis et les pays de l’OTAN suite aux attentats du 11-Septembre, même s’il a ponctuellement refusé l’accès de ses bases à ses alliés occidentaux lors des récents conflits (2003 concernant l’Irak, 2013-2015 pour ce qui est de la Syrie).
Franchissement des lignes rouges
Le conflit syrien ainsi que le coup d’Etat avorté en 2016 contre le gouvernement AKP semblent avoir néanmoins eu raison de ce partenariat stratégique. D’un côté la Turquie reproche aux Etats-Unis son alliance avec les forces kurdes syriennes des Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel, YPG) liées au Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK) pour combattre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), ceci en dépit du fait que le PKK soit considéré comme une organisation terroriste par les autorités turques et américaines. Le gouvernement AKP, ainsi qu’une large majorité de l’opposition, craint en particulier la création d’un territoire kurde syrien à ses frontières, susceptible d’aboutir à son tour à la partition tant redoutée de la Turquie au profit de séparatistes kurdes. Le coup d’Etat avorté de 2016 contre le gouvernement AKP a également accentué la crise de confiance. Les dirigeants AKP accusent leurs alliés occidentaux de ne pas les avoir suffisamment soutenus durant le putsch, voire de soutenir les putschistes comme le prouverait selon eux le refus des Etats-Unis et de l’Union européenne (UE) d’extrader Fethullah Gülen, leader religieux du Mouvement Gülen et ses disciples, considérés par les autorités turques comme les commanditaires du coup. Enfin en matière de coopération militaire, Ankara reproche à ses alliés occidentaux, en particulier les Etats-Unis, leur faible réactivité et solidarité, les prix jugés excessifs de leurs armements ainsi que les multiples blocages en matière de transferts technologiques au détriment de l’industrie de la défense turque.
De l’autre côté, en miroir à ces griefs, les alliés occidentaux reprochent à la Turquie sa coopération tardive voire son ambivalence en matière de lutte contre l’OEI et le jihadisme en Syrie, thèse initialement soutenue par la Russie. Ils soupçonnent notamment l’AKP d’avoir soutenu certains extrémistes islamiques pour mieux affaiblir les forces kurdes syriennes au risque de compromettre la lutte contre l’OEI7. Parallèlement à cette grille de lecture religieuse d’un axe sunnite et en contradiction semble-t-il avec elle, le récent rapprochement économique, politique, stratégique d’Ankara avec la Russie, mais aussi l’Iran, est également considéré par les Etats-Unis comme une menace pour la sécurité américaine et celle des pays membres de l’OTAN8. Autrement dit la Turquie et les Etats-Unis semblent avoir franchi chacun la ligne rouge de son allié, révélant au grand jour leurs divergences d’intérêts, voire leur incompatibilité.
La récente quête par la Turquie d’un système de défense anti-aérien est particulièrement révélatrice de cette dégradation des relations entre la Turquie et ses alliés occidentaux. Si le développement d’un système national de défense antimissile balistique était déjà évoqué dès le début des années 2000 pour faire face à la menace iranienne, il devint une priorité absolue suite au conflit syrien. L’appel d’offre turc fut remporté initialement par l’entreprise chinoise CPMIEC selon les trois critères de (a) coproduction, de (b) transfert technologique et de (c) délais de livraison. Cette vente a néanmoins été annulée sous les pressions des alliés occidentaux, mais aussi du fait d’un désaccord turco-chinois sur le niveau de transferts technologiques.
Parallèlement et à la demande du gouvernement turc suite à la destruction d’un avion turc et aux tirs d’obus vers les territoires turcs par le régime syrien, les Etats-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas ont livré en 2013 six batteries de missiles Patriotes pour protéger le territoire national. Ces derniers ont néanmoins été retirés en 2016 et relocalisés à l’étranger. Si la raison officielle évoquée par les autorités américaines et allemandes pour justifier ce retrait est celle d’une modernisation des équipements ou encore d’une réévaluation en 2015 par l’OTAN des menaces pesant sur la Turquie (l’attaque par le régime syrien et son usage de missiles balistiques est jugée très peu probable, contrairement à celle de l’OEI qui ne possède pas cette technologie), les nombreux différends opposant la Turquie et ses alliés sur le dossier syrien ou encore la gestion du coup d’Etat avorté ont également contribué à cette décision9. En creux, cet isolement a renforcé la volonté de l’AKP d’acquérir un système de défense anti-aérien en dehors de ses alliés occidentaux.
Vers un rapprochement russo-turc ?
La frustration grandissante entre la Turquie et ses alliés occidentaux a fortement contribué au rapprochement de celle-ci avec la Russie. A la suite d’une guerre par procuration russo-turque menée en Syrie depuis 2011 qui a abouti en novembre 2015 à la destruction d’un avion de chasse russe par l’armée turque, la Russie et la Turquie déclarent en juin 2016 une alliance stratégique pour résoudre le conflit syrien, ceci en dépit de positions jusque-là diamétralement opposées sur le dossier syrien ou encore ukrainien (annexion de la Crimée). Ce rapprochement inattendu aboutit fin 2016 au lancement des négociations de paix d’Astana (au Kazakhstan) soutenues par la Russie, la Turquie et l’Iran. Grâce à cette nouvelle alliance, la Turquie put ainsi “sécuriser” ses frontières en menant plusieurs offensives militaires dans le nord de la Syrie contre les forces armées kurdes syriennes du YPG10.
Ce rapprochement stratégique russo-turc s’est également traduit par l’achat d’un système anti-aérien russe, supposé offrir à la Turquie de bien meilleures conditions commerciales et technologiques que ses alliés occidentaux. La nouvelle alliance russo-turque a aussi contribué à une réactivation de grands projets bilatéraux, notamment dans le domaine nucléaire à Akkuyu ( à environ 500 kilomètres d’Ankara, sur la côte face à Chypre), dont le futur port alimente les craintes occidentales qu’il soit utilisé par les forces navales russes, leur offrant potentiellement un second point d’accès à la Méditerranée11. Autrement dit en se rapprochant de la Russie, la Turquie espère ainsi gagner en autonomie (économique, politique, stratégique, technologique), renforcer sa capacité de négociations face à ses alliés occidentaux et s’assurer de l’affaiblissement du PKK et du projet séparatiste kurde, au risque de modifier l’équilibre des pouvoirs dans la région au profit de la Russie.
Partenariat à géométrie variable et maintien dans l’OTAN
Pour autant cette nouvelle entente turco-russe ne signifie pas une substitution d’alliance tant la position de la Russie reste ambivalente sur la question kurde, le conflit syrien et la coopération militaire et scientifique. Ainsi à la différence des Etats-Unis et de l’UE, la Russie ne reconnait pas le PKK comme une organisation terroriste. La Russie a aussi été le premier pays à soutenir l’idée d’une autonomie des Kurdes de Syrie. De même, le niveau de transferts technologiques et de coopération militaire russes pose question. De son côté, la Turquie a continué à développer une coopération militaire avec le gouvernement ukrainien malgré ce rapprochement avec la Russie12. En outre l’autonomisation de la Turquie vis-à-vis de ses alliés traditionnels occidentaux reste relative tant elle est paradoxalement conditionnée par son appartenance à l’OTAN. La sécurité, l’attractivité et l’influence régionale de la Turquie restent indissociables de son statut de pays allié notamment pour se protéger de son nouvel allié russe. S’il est vrai que cette profonde crise de confiance est susceptible de perturber la coopération et la solidarité entre la Turquie et les autres pays alliés (en excluant notamment la Turquie de certaines réunions sensibles de l’OTAN) cette crise n’implique pas - tout du moins pour l’instant - un « Turexit ». Ceci d’autant plus qu’il n’existe pas de mécanismes d’exclusion ou encore de sanctions prévus par l’OTAN à l’encontre d’un de ses membres. Cette crise entre deux pays majeurs de l’Alliance atlantique illustre plutôt le passage d’un partenariat stratégique vers un partenariat à géométrie variable, susceptible de remettre en cause l’équilibre des forces dans la région au profit de la Russie.
- 1. La Chine a également acquis des S400 en 2015 ainsi que l’Inde et le Vietnam. Le Qatar et l’Arabie Saoudite ont aussi exprimé leur intérêt dans l’acquisition de S400 (La Tribune, 3/10/18)
- 2. New-York Times, 9/04/19. Voir également la lettre du secrétaire américain adressée à son homologue turc, 06/06/19.
- 3. Acronyme de Counter America's Adversaries Through Sanctions Act, la loi CAATSA adoptée en août 2017 impose des sanctions économiques contre toute entité ou pays qui conclut des contrats d'armement avec des entreprises russes, iraniennes et nord-coréennes. Cette loi potentiellement rétroactive a été notamment utilisée en septembre 2018 contre la Chine pour avoir acheté en 2015 des armements russes.
- 4. Sur la chronologie de cette crise diplomatique turco-américaine autour liée à l’arrestation du pasteur Andrew Brunson, voir l’article du Courrier International datant du 11/08/18 : https://www.courrierinternational.com/article/turquie-la-crise-diplomati....
- 5. Anouck Gabriela Côrte Réal-Pinto, « A Neo-Liberal Exception? The Defence Industry ‘Turkification’ Project », International Development Policy [Online], vol. 8, 2017
- 6. Ibid.
- 7. Voir [URL : https://carnegie-mec.org/diwan/53532]. En plus d’un scandale survenu en 2014 mettant en lumière des livraisons secrètes d’armes par les renseignements turcs à destination des territoires dirigés par l’Etat Islamique, des soupçons pèsent également sur le rôle ambivalent joué par la société de conseils SADAT dirigée Adnan Tanriverdi, conseiller en chef des affaires militaires du Président Erdogan.
- 8. La Turquie est accusée d’avoir violé l’embargo américain contre l’Iran (voir l’affaire de la banque publique turque Halkbank). L’accord Iran-Brésil-Turquie de 2010 sur le dossier nucléaire a également été fortement décrié par les responsables américains.
- 9. Après le coup avorté de 2016 et le refus de la part de l’Allemagne d’extrader des demandeurs d’asile turcs, soupçonnés par les autorités turques d’avoir fomenté le coup, l’AKP a refusé l’accès aux parlementaires allemands à la base d’Incirlik, ceci malgré la présence de 250 soldats allemands et missiles patriotes allemands. Cet incident diplomatique a fortement contribué à la décision allemande de retirer ses troupes et missiles présents en Turquie. voir les articles: [URL : https://www.aljazeera.com/news/2017/06/germany-withdraw-troops-turkish-b... http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/08/16/97001-20150816FILWWW00180-t...
- 10. Opérations « Bouclier de l’Euphrate » (25/08/16- 29/03/18) et « Rameau d’olivier » (lancée en janvier 2018).
- 11. Al Monitor, 16/04/19.
- 12. [URL : https://jamestown.org/program/prospects-for-a-strategic-military-partnership-between-turkey-and-ukraine/].