Une déesse sans mission ? Le culte de Sitalā dans l’Inde contemporaine

Auteur(s): 

Gayatri Jai Singh Rathore, postdoctorante ANR « I-Share » – Paris

Date de publication: 
Avril 2018
Illustration

Sitalā, dont le nom est dérivé du mot sital signifiant « la fraîcheur» en hindi, est vénérée en tant que déesse de la variole [mātā] en Inde du nord, particulièrement dans l’Etat du Rajasthan1. Les statues la représentant sont rares et elle est plus souvent symbolisée par sept pierres, ou des formes féminines artisanales faites à partir de terre, et placées sur une plateforme ou au pied d’un arbre, très souvent un neem 2. Quand elle est représentée en image, c’est sous la figure d’une femme vêtue de rouge, montée sur un âne, et tenant un pot de terre. Le jour de sa fête, les femmes se rassemblent à son temple pour demander à la déesse de veiller sur leur famille et protéger les enfants contre les maladies. Les fêtes foraines sont organisées pendant cette période dans les villes de Chaksu, située dans le district de Jaipur, et dans celle de Jodhpur où se trouvent les plus grands temples de Sitalā au Rajasthan.

Les origines du culte de Sitalā en Inde du nord, sont mal connues3. On sait toutefois qu’à l’origine, il répondait à des préoccupations spécifiques, telles que la lutte contre la mātā grâce à l’association de la déesse avec la notion de « fraîcheur ». On aurait pu s’attendre à ce que la disparition de la variole, grâce à la mise en œuvre d’un programme intensif d’éradication mené par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), et les campagnes de vaccination conduites par le gouvernement indien dans les années 1970-1980, ait rendu Sitalā et son culte obsolète, car inutile. Pourtant, la vénération de Sitalā perdure pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, le champ des maladies qualifiées de mātā s’est assoupli pour inclure des maladies du même type que la variole (varicelle, rougeole et d’autres maladies pustuleuses) qui sont couramment catégorisées comme « basanta rog» [les maladies du printemps] parce que l’épidémie arrive généralement au printemps, lors du changement de la saison. Le virus se transmet et voyage, en effet, beaucoup plus rapidement pendant la saison chaude et sèche. Ainsi, progressivement, la déesse s’est vue également conférer des pouvoirs de protection, surtout vis-à-vis des enfants.

De plus, il y a eu recodification du culte de Sitalā, ce qui s’explique par le rapport que l’hindouisme entretient avec la notion de « fraîcheur » et de « chaleur »4. La déesse, originellement associée à la « fraîcheur » est ainsi vénérée une fois par an à l’arrivée du printemps, le septième [Sitlāsapthami] ou le huitième [Sitlāsthami] jour « frais5» suivant la fête de holi, que l’Occident connaît sous le nom de « fête des couleurs ». Sa vénération implique de consommer la nourriture froide et préparée de la veille ; la même nourriture étant offerte à la déesse. Le jour de sa fête, le feu (ou les instruments de cuisine équivalents) n’est pas allumé dans la maison. La nourriture froide aurait des vertus bénéfiques rafraîchissantes pour le corps humain, et permettrait de prévenir les maladies. En effet, parmi tous les rites associés avec Sitalā, cette pratique demeure l’une des plus suivies. Pour preuve, elle est même suivie par les familles éduquées et urbaines alors qu’elles rejettent d’habitude la déesse en la considérant comme une divinité villageoise. En effet, les rites alimentaires liés à Sitalā sont d’autant plus observés que les conceptions de « fraîcheur » et de « chaleur » sont aussi importantes dans l’ayurvéda6, et trouvent un renouvellement contemporain dans l’attention croissante apportée à manger « sainement » grâce à l’alimentation végétarienne – une pratique traditionnellement associée à la caste des brahmanes. La recodification de la notion de fraîcheur en relation avec la nourriture « saine » participe donc au maintien du culte de Sitalā.

La caractérisation locale de mātā insiste aussi sur l’aspect temporel de la maladie, ainsi que sur sa dimension spatiale, c’est-à-dire liée à son passage physique à travers le corps humain. Les maladies de ce type sont souvent classées comme des miyādi bimāri [maladies temporaires] dont la progression naturelle implique diverses étapes pathologiques sur une période de 7 à 10 jours. Pendant cette période, la mātā entre par la tête (cause de la fièvre), descend dans le corps (sous la forme de pustules – dānā) pour en sortir par les pieds (le patient est guéri). Dans la conception hindoue, les différentes parties du corps ont une forme analogue au système des castes. La tête se voit attribuée une valeur supérieure et une importance primordiale en comparaison avec la partie basse du corps, de moindre importance. Elle est en même temps la partie le plus vulnérable du corps7. Donc, quand un patient souffre de mātā, la maladie non seulement « échaufferait » le corps humain mais sa progression naturelle peut parfois s’enrayer, et celle-ci peut « déborder » de son chemin, voire le rebrousser vers la tête. Dans ce cas, la guérison est plus longue, et dans certains cas, le patient devient aveugle ou défiguré. Sitalā, par son association avec la « fraîcheur », pourraient donc aider dans la cicatrisation le cas échéant, évitant ainsi que le patient soit marqué toute sa vie, et qu’il se maintienne en bonne santé – ces deux fonctions étant liée à la double nature, bienveillante et destructrice, de la déesse ont favorisé le maintien de son culte.

Enfin, l’arrivée d’offre téléphonique à prix compétitifs et de nouvelles technologies comme Whatsapp ont renouvelé la circulation du culte de Sitalā et entraîné la diffusion de son image et celle des récits et hymnes chantés pour son éloge. Avec l’alphabétisation croissante de la population et le développement des migrations urbaines, Whatsapp devient un outil important de maintien de la tradition et de diffusion des règles à respecter concernant le culte de la déesse. Dans la période de célébration annuelle de Sitalā, des messages circulent sur Whatsapp, rappelant les bienfaits de la nourriture froide et ses vertus préventives des maladies. Il est intéressant de souligner que le maintien initial du culte de Sitalā ne requiert pas la caste sacerdotale que composent les brahmanes. Les prières et le culte sont effectués par les femmes de n’importe quelle caste et les offrandes sont collectées par les kumhār, une basse caste de potiers. Dans certains temples, les kumhārs peuvent même occuper la fonction de prêtre pendant les cérémonies rituelles remettant complètement en question les privilèges rituels des brahmanes. Partant, la perpétuation du culte de Sitalā constitue un exemple intéressant de réinvention d’une divinité et de la redéfinition de son culte, et illustre la plasticité et l’adaptabilité de l’hindouisme populaire. En travaillant les idiomes familiers de la nourriture froide et de la médecine ayurvédique, une nouvelle Sitalā est créée : celle qui protège les enfants et préserve la bonne santé. Cette nouvelle image tombe à point nommée. Avec les avancées médicales concernant les vaccins, Sitalā a besoin d’être associée au renouvellement de la médicine traditionnelle indienne afin que son culte se perpétue. Cependant, la recodification de ce culte ancestral dans les notions plus élaborées de « fraîcheur » et de « chaleur », ne pourrait-elle, in fine, déposséder de leur pouvoir les groupes marginaux comme les femmes et les potiers (kumhārs) appartenant à la basse caste traditionnellement associée au culte de la déesse ?

  • 1. Je tiens à remercier Virginie Dutoya pour son aide avec la relecture et la suggestion du titre de ce texte.
  • 2. Le neem (margousier) est associé à la déesse pour ses vertus médicinales et effets rafraîchissants, car les dérivées de l’arbre, ainsi que ses feuilles et ses branches, sont utilisés pour rafraîchir les patients.
  • 3. Susan S. Wadley, « Sitalā: The cool one », Asian Folklore Studies, vol. 39, n° 1, 1980 p.33-62.
  • 4. Susan Wadley, 1980 op. cit. p. 58
  • 5. Dans le calendrier hindou, les jours de la semaine sont chacun sous l’influence d’une planète donnée qui est gouvernée par un dieu. Les jours sont classifiés « chaud » (ācrā vār, souvent sous l’influence du soleil) ou « frais » (sous l’influence de la lune). Les jours « chauds » (mercredi, samedi et dimanche et occasionnellement mardi) étant souvent maléfiques, il convient de vénérer la divinité associée pour freiner ses activités malveillantes. Les jours « frais » par ailleurs sont le lundi, jeudi, et vendredi. Voir aussi Marc Gaborieau, « Les fêtes, le temps et l'espace : structure du calendrier hindou dans sa version indo-népalaise », L’Homme, vol. 22, n° 3, 1982, p. 11-29.
  • 6. L’ayurvéda est la médecine traditionnelle indienne. Selon ses principes, il existe trois types d’aliments, catégorisés selon leur nature et leur essence originelle : Sāttvic (rafraîchissant), Rājasic (chaud) ou Tāmasic (n’ayant aucun effet bénéfique sur l’organisme humain).
  • 7. Helen Lambert, « Illness, inauspiciousness and modes of healing in Rajasthan», Contributions to Indian Sociology, 1997, vol. 31, n° 2, p. 253-271.
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