Autour de Le marché des universitaires : France, Allemagne et États-Unis, de Christine Musselin

30 Mai 2006

La gestion des carrières universitaires est un enjeu majeur pour l’autonomie des universités et elle a tenu une place centrale dans les réformes de l’enseignement supérieur de plusieurs pays. Dans son ouvrage, Le Marché des universitaires. France, Allemagne, États-Unis, Paris (Presses de Sciences Po, 2005), réalisé à partir d’une importante enquête (plus de deux cents entretiens), Christine Musselin apporte un éclairage nouveau sur cette question, en étudiant comment les universitaires recrutent leurs collègues dans trois pays de tradition différente. Fondant son approche sur l’économie de la qualité, l’auteur analyse l’exercice du jugement lors de l’examen des candidatures : elle bouscule ainsi les idées reçues sur le fonctionnement des commissions de recrutement. Mais elle examine aussi comment se forment les prix quand la qualité est le mécanisme principal d’ajustement entre l’offre de poste et la demande d’emploi.
Ce centrage sur les recrutements permet enfin de déboucher sur une analyse inédite des marchés du travail universitaires et d’ouvrir la discussion sur les réformes à engager et la manière de les conduire.

Présentation des participants

  • Christine Musselin, directrice de recherche, responsable du séminaire "Enseignement supérieur" et auteur du livre (CSO)
  • Éric Espéret, délégué général de la Conférence des présidents d’université (CPU), professeur à l’université de Poitiers
  • Françoise Thys-Clément, économiste, directrice du Centre d'économie de l'éducation de l’université libre de Bruxelles (ULB), ancien recteur de l’ULB
  • Stephan Vincent-Lancrin, analyste, Centre pour la recherche et l’innovation dans l’éducation (CERI, OCDE)

La rencontre a été animée par : Jean-Claude Lewandowski, rédacteur en chef, Les Échos Sup.

Compte rendu du petit déjeuner

L’université fait son marché : recrutements et carrières universitaires en France, en Allemagne et aux États-Unis

Ce petit déjeuner, organisé par le CSO autour de l’ouvrage de Christine Musselin, rassemblait, dans la salle de réunion du laboratoire, une cinquantaine de personnes d’origines diverses, chercheurs, universitaires, et doctorants, d’une part, ainsi que des praticiens -, hauts fonctionnaires du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, anciens présidents d’université, membres du CNE (Comité national d’évaluation de l’enseignement supérieur), inspecteurs généraux de l’administration de l’Éducation nationale, cadres de l’OCDE, consultants en politiques d’enseignement, responsables de formation permanente, enseignants du secondaire, chargés de communication, journalistes (…), d’autre part.

Cette séance-débat réunissait cinq intervenants, Christine Musselin, auteur de l’ouvrage, directrice de recherche CNRS, Éric Espéret, délégué général de la Conférence des présidents d’université (CPU), professeur à l’université de Poitiers, président de 1998 à 2003, Françoise Thys-Clément, économiste, directrice du Centre de l’économie de l’éducation de l’université libre de Bruxelles (ULB), ancien recteur de l’ULB, Stéphan Vincent-Lancret, analyste, Centre pour la recherche et l’innovation dans l’éducation (CERI, OCDE), Jean-Claude Lewandowski, rédacteur en chef, Les Échos Sup, modérateur.

Jean-Claude Lewandowski ouvre la séance, en rappelant que le thème du recrutement et de la carrière des universitaires est « de plus en plus d’actualité », avec l’autonomie croissante, dans certains pays dont la France, des établissements universitaires et des grandes écoles, la vague importante de départs à la retraite, qui implique un renouvellement des universitaires, la confrontation à la mondialisation (certains établissements étant en concurrence très forte à l’échelle internationale) – l’un des enjeux des universités étant d’attirer - et de garder - des enseignants-chercheurs de qualité.

Dans plusieurs pays européens ou aux USA, le recrutement et la gestion des carrières sont devenus un véritable marché – même si, en ce domaine, le terme peut surprendre. Comment fonctionne ce marché ? Existe-t-il des différences entre les pays ? Comment l’améliorer ? L’ouvrage de Christine Musselin et les témoignages de trois experts tenteront de répondre à toutes ces questions.

Christine Musselin a, dans son livre, un double objectif : (1) appréhender une question sur laquelle circulent des rumeurs, mais qui n’avait jamais été abordée comme un objet de recherche ; (2) utiliser cet objet particulier pour mener une réflexion sur les recrutements et les carrières. Dans sa recherche, elle se centre autant sur la décision en elle-même que sur les marchés du travail, les processus de jugement et de valorisation des candidats, en fondant son analyse sur l’économie de la qualité (cf. Karpik).

Peut-on parler de marché des universitaires ? Christine Musselin se sert de ce terme pour renvoyer à l’idée de mise en compétition, de sélection des candidats et de relations d’échange, mais cela ne renvoie pas à ce que l’on qualifierait de marché.

Sa recherche s’est appuyée sur une étude comparative (comportant plus de deux cents entretiens), menée dans trois pays (France, Allemagne, États-Unis), dans deux disciplines (mathématiques, histoire) et auprès de vingt-deux départements (dix en France, huit en Allemagne, quatre aux USA, également répartis, pour chaque pays, entre les deux disciplines).

Pour Christine Musselin, les résultats ont été surprenants sur plusieurs points :

  • De grandes similitudes dans l’exercice du jugement, quel que soit le pays considéré : (1) les mécanismes de sélection, le repérage des bons candidats (les commissions écartent certains candidats selon les mêmes critères et gardent ceux qui ont « accumulé des faisceaux d’indices positifs ») ; (2) le caractère plutôt maîtrisé des commissions, qui procèdent de manière régulée avec des codes implicites, acquis et stabilisés, dans un délai relativement bref et avec une certaine efficacité ; (3) les décisions multicritères (le critère scientifique est important mais n’est pas le seul élément qui est pris en compte, le recrutement ne s’appuie pas sur un classement au mérite scientifique, mais davantage sur une adéquation entre les besoins locaux et les profils des candidats) ; (4) la déconnexion assez prononcée entre la qualité du candidat (dont l’évaluation implique des mécanismes de jugement) et le prix (le salaire, déterminé par d’autres mécanismes, ceux de la production des prix), qui ne reflète pas la valeur du candidat, mais dépend d’une grille bureaucratique en France, de la position de la discipline au sein de l’établissement en Allemagne, et du département aux USA.
  • Le rôle différent des recrutements dans les carrières selon les trois pays considérés (même s’ils ont toujours une fonction de sas d’entrée) ; en Allemagne, le recrutement dans un meilleur établissement est le seul moyen de progression (sauf depuis 2001) dans la carrière (promotion, salaire) ; aux USA, un nouveau recrutement dans un établissement plus prestigieux est un moyen de faire une brillante carrière, mais il existe également certains dispositifs propres à chaque établissement qui permettent une carrière en interne ; la France est plus proche des USA, mais le recrutement dans un établissement plus prestigieux représente un gain plus faible, plutôt réputationnel que financier ; d’autre part, les établissements ont peu de dispositifs d’incitation en ce domaine en interne.

Quelles modifications seraient nécessaires ?

Christine Musselin constate que la France est le pays où l’écart est le plus élevé entre la rhétorique (concours national basé sur la production et le mérite scientifique) et la réalité (recrutements qui répondent à des besoins locaux de nature diverse).

Les pratiques réelles, concernant les recrutements des universitaires, se heurtent à un problème de manque de transparence ; les critères de sélection restent opaques. Il serait pertinent de mieux définir et de diffuser davantage (par exemple, sur le site de l’établissement qui recrute) les profils souhaités des candidats. Certaines commissions commencent à faire un effort de formalisation des critères de recrutement, prenant parfois contact avec les candidats pour leur préciser les attentes par rapport au poste. Mais toute modification des modalités de recrutement implique un changement de la gestion des carrières. La France a trop longtemps fonctionné, pour tenter de résoudre les problèmes en ce domaine, sur un mode de bricolage (en posant des « rustines » pour colmater les lacunes), sans véritable politique à long terme, sans même se poser la question fondamentale du modèle professoral universitaire souhaité, premier point à définir dans le cadre d’une réforme du marché des universitaires.

À la question de Jean-Claude Lewandowski, qui s’interroge sur la similitude de la fonction d’enseignant-chercheur entre les trois pays, Christine Mussselin répond que même si des termes identiques sont utilisés pour désigner le statut ou le contenu du travail, l’exercice quotidien de la profession, les modes de relations de travail entre collègues et avec les étudiants, les rapports à l’établissement sont différents (par exemple, en France, l’établissement est plutôt un lieu d’hébergement pour l’enseignant ; aux Etats-Unis, il s’agit davantage d’une relation salarié-employeur).

Éric Espéret a apprécié que l’ouvrage de Christine Musselin s’appuie sur des études empiriques. Il fait quelques remarques (par rapport au livre et à un niveau plus général) concernant les modalités de recrutement des universitaires en France : (1) le rôle des présidents de commisssions, qui est important ; la manière dont ils régulent celles-ci, leurs paramètres individuels ne sont pas assez explicités dans l’ouvrage. (2) L’importance du CNU (Conseil national des universités) - avec la liste de qualification -, qui joue un rôle de sas fondamental, n’est pas assez soulignée. (3) Le faible impact de la politique des établissements au niveau du recrutement en France, les disciplines ayant un poids plus important, à la différence des autres pays étudiés. Ainsi, le rôle du conseil d’administration des établissements est pratiquement insignifiant : en 2005, il y avait 3 500 ouvertures de postes, le CA n’a refusé que 0,5% des candidats ; ce sont les commissions d’établissement qui décident des recrutements, elles ont à ce niveau une fonction essentielle, qui laisse perplexe. (4) Une évaluation insuffisante – sinon inexistante – de la capacité des candidats à gérer un groupe et à s’impliquer dans des tâches collectives ; cette lacune traduit une erreur structurelle dans le fonctionnement et l’autonomie des universités, qui vivent sur un mythe d’interchangeabilité des enseignants, rejetant le critère d’adéquation à un lieu particulier qui a des exigences propres. (5) Une méconnaissance du candidat (aucune prise de contact, absence de discussion, brièveté de l’audition) – le recrutement s’effectuant sur des critères formels, qui s’appuient sur des jugements externes et non personnels.

Françoise Thys-Clément estime que cet ouvrage est remarquable et essentiel, et plus approfondi que les nombreux travaux de sociologues (ou d’économistes) sur l’université. Elle-même exerce ses fonctions en Belgique francophone, elle a été recteur de l’ULB (Université libre de Bruxelles), mais elle connaît bien le monde universitaire français puisqu’elle intervient également en France, en tant que membre du CNE (Comité national d’évaluation de l’enseignement supérieur) ; elle a aussi fait partie du conseil scientifique du CNRS. Elle souligne l’opacité du système universitaire français, qu’elle illustre par un exemple : avec un ancien Président de l’université de Nancy, elle a souhaité faire une comparaison entre les salaires des universitaires français et belges ; la comparaison s’est avérée impossible, étant donné la complexité des statuts et le manque de transparence sur les salaires en France, alors qu’aux USA, ils sont clairement affichés. En Europe, la société de la connaissance a des difficultés à se mettre en place, les investissements dans les universités et la recherche sont insuffisants (sauf dans les pays du Nord). Or, les recrutements de nouveaux universitaires sont urgents, en raison de la vague de départs à la retraite, qui s’annonce très prochainement dans toute l’Union européenne.

Françoise Thys-Clément compare les systèmes universitaires français et belge ; en Belgique, les établissements sont moins financés qu’en France, mais ont une très grande autonomie (université libre de Bruxelles, université catholique de Louvain, université de Liège). La recherche ne dispose pas d’une structure étatique, semblable au CNRS, mais du FNRS (Fonds national de la recherche scientifique), qui finance les chercheurs, à condition qu’ils soient intégrés dans une université ; la Belgique a ainsi évité l’erreur de séparer la recherche et l’université. Ce sont les universités qui gèrent les recrutements, la politique d’établissement y joue un rôle essentiel (à la différence de la France).

Stéphan Vincent-Lancrin apprécie la posture méthodologique de Christine Musselin, la richesse, la souplesse et l’apport de l’étude comparative au niveau international. Il souligne quelques points :

  • Le fait que l’ouvrage insiste davantage sur le recrutement des universitaires que sur le marché lui-même (l’offre n’est pas vraiment analysée). Les modalités de recrutement des universitaires ne sont pas très différentes de celles concernant d’autres personnels qualifiés (cadres de l’OCDE, par exemple) : la gestion de l’incertitude, l’évaluation multicritères de la qualité, la déconnexion qualité-prix.
  • La persistance d’une culture nationale très forte et l’aspect universel d’un contrôle par les universitaires selon des critères similaires. Mais tandis que le conservatisme du système français pose des problèmes de pertinence, d’adaptabilité, la maîtrise du recrutement par les pairs n’empêche pas, aux USA, une plus grande souplesse et adaptabilité à la demande.
  • L’intérêt de l’analyse en termes de qualité. Cependant, alors que les commissions de recrutement cherchent à contrôler l’incertitude concernant la qualité du candidat, la place et le rôle d’un réseau professionnel de plus en plus internationalisé (publications dans certaines revues, réputation du directeur de thèse ou du département, notoriété du candidat) lui semblent un peu minorés dans le livre. Cet aspect est différent du marché des avocats (cf. Karpik), où le public ne constitue pas un réseau.
  • L’impact de l’espace géographique sur la dynamique des carrières. Comment structure-t-il la mobilité en France, où la situation est différente de celle des Etats-Unis ? Par exemple, la proximité de Paris est-elle une motivation pour la carrière ou bien dessert-elle le candidat (sur le plan du coût de la vie) ?
  • L’aspect normatif, qui devrait être explicité davantage. Il semblerait qu’aux USA, les recrutements se passent dans de meilleures conditions (rencontres avec les candidats, possibilités de présentation de leurs travaux dans le cadre de séminaires, décisions de recrutement en petits comités, moindre coût pour le candidat, implication des universités). En France, les conditions sont beaucoup plus difficiles : les commissions de recrutement sont très larges, les frais de déplacement sont à la charge des candidats, le manque de considération est fortement ressenti par la majorité d’entre eux. En Allemagne, les contraintes bureaucratiques sont lourdes (parfois, le recrutement n’est finalisé qu’au bout d’un an). Stéphan Vincent-Lancrin s’interroge également sur les conséquences du recrutement d’un « mauvais candidat » au niveau du département ; il lui semble qu’en France, un tel recrutement a peu d’incidence alors qu’aux Etats-Unis, il peut avoir un impact sur le positionnement du département, sur son financement, et aussi sur le positionnement de l’université.

Jean-Claude Lewandowski ouvre le débat en demandant à Christine Musselin son opinion sur cette hiérarchie implicite des pays étudiés, fondée sur l’efficacité du recrutement des universitaires (États-Unis, France, Allemagne). Bien que celle-ci souligne la difficulté de mesurer un tel paramètre, elle est d’accord avec ce classement du point de vue du candidat, mais elle émet certaines réserves selon la nature des critères pris en compte (si on considère qu’il faut recruter les meilleurs scientifiques, la France se situerait plutôt en dernier). Pour Christine Musselin, il serait nécessaire d’améliorer en France les procédures de recrutement des universitaires (mieux connaître le candidat au lieu de faire un recrutement extrêmement rapide en deux mois) ; elle est tout à fait en désaccord sur le fait qu’en France, le recrutement d’un mauvais candidat n’a guère d’impact au niveau du département ; au contraire, l’établissement en subit les conséquences à très long terme car de tels candidats ne partent pas, et il n’a aucun recours dans de telles situations.

Mais l’amélioration des procédures de recrutement ne résout pas la question de la gestion des carrières. Il est nécessaire de réfléchir de manière approfondie sur ce que devrait être le modèle professionnel d’enseignant-chercheur. Un véritable changement prendrait en compte à la fois le candidat, l’université et la communauté scientifique. C’est au niveau des établissements que les choses devraient se jouer, que les critères seraient décidés, hiérarchisés ; c’est à chaque établissement, en fonction de sa politique d’ensemble, et par rapport aux différentes disciplines, de décider des profils de poste, en lien avec les enseignants-chercheurs (le président d’université ne pouvant décider de manière unilatérale)- ; une telle démarche s’inscrirait dans le mouvement d’autonomisation des universités.

Peut-on étendre ces constats sur les commissions de recrutement à d’autres disciplines ? Christine Musselin répond qu’elle a récemment mené une étude sur une comparaison des carrières hommes/femmes au sein de deux autres disciplines, la biologie et la gestion, qui sont davantage en compétition sur le marché du travail ; elle n’a pas constaté de grandes différences, si ce n’est que les procédures s’appuient sur des outils plus formalisés.

La concurrence à un niveau international est-elle plus ou moins importante selon les disciplines ? Effectivement, dans certaines disciplines (l’histoire, par exemple), les recrutements à une échelle internationale sont rares ; Christine Musselin a été étonnée du fait qu’en mathématiques, les recrutements de candidats étrangers, non formés dans le pays recruteur, ne soient pas plus nombreux. Mais dans certaines disciplines, l’économie, la gestion - et surtout en ce qui concerne les grandes Écoles -, les recrutements à un niveau international sont de plus en plus fréquents. Peu à peu se dessine une tendance à l’internationalisation ; un rapport du CNRS annonçait qu’en 2012, 25% des candidats devraient être d’origine étrangère.

Existe-t-il une tendance à la généralisation d’un modèle de marché du travail universitaire – américain ou européen ? Christine Musselin pense qu’on est encore très loin d’un marché du travail européen. Les critères de recrutement restent souvent nationaux, avec beaucoup d’éléments locaux, méconnus des candidats étrangers, à l’exception de ceux qui sont déjà venus en France. Cependant, la mobilité des doctorants et des post-doctorants pourrait donner une dimension plus européenne aux marchés du travail universitaires.

Débat avec la salle

Le débat avec le public, nombreux et diversifié, constitué en majeure partie de praticiens, acteurs du système universitaire, qui ont connu des expériences différentes, parfois dans des pays étrangers, fut très simulant. Certains points ont été approfondis, et de nouvelles questions ont été soulevées :

  • Le mécanisme des prix. Pour Lucien Karpik, l’un des points soulevés par Christine Musselin, qui lui semble le plus original, est celui du prix, objet de discussion entre sociologues et économistes autour d’une question complexe : certains mécanismes des prix sont-ils plus adaptés aux enseignants-chercheurs que d’autres ? Tandis que la réponse des économistes serait que le mécanisme est similaire pour tous, le livre montre que les mécanismes d’établissement des prix sont différents selon les pays étudiés ; aux USA, par exemple, ils sont fondés sur la concurrence à condition que la question de la qualité soit réglée auparavant. Lucien Karpik compare le marché des universitaires, qui se réfère à une hiérarchie des qualités, au marché des grands vins. Selon lui, il faudrait dépasser la question des différences nationales et rechercher s’il existe des mécanismes des prix spécifiques au marché des universitaires. L’élément fort de l’approche de Christine Musselin est de rompre totalement avec les comparaisons institutionnelles : le mécanisme d’établissement des prix concernant les universitaires est déconnecté de la qualité. Pour Françoise Thys-Clément, le prix va devenir un élément fort ; en Belgique, les prix (salaires) sont fixés selon des barèmes à l’ancienneté. Mais le prix intègre certains éléments difficilement quantifiables (temps de travail personnel – participation à des colloques…). La notion de prix n’est pas transparente et demande une réponse adaptée.
  • La relation entre établissement et discipline. En France, le choix du candidat dépend à 90% de la discipline. Cependant, si le département a très peu de poids sur le choix du candidat, il intervient davantage sur la gestion des postes, leur profilage, qui devrait être plus explicite (mais la définition du poste et du type de responsabilités exigées n’est jamais clairement affichée en France, car elle est souvent le résultat de cooptation). Néanmoins, se dessine une évolution concernant l’impact des établissements par rapport aux disciplines : à l’université Paris VI, par exemple, le CA de l’établissement a décidé que 20% des postes qui se libéreraient seraient remis dans un « pool » commun, avec changement de discipline.
  • Le rôle de sas du CNU ne doit pas être généralisé ; il est différent selon les disciplines (ainsi, en droit, le CNU a un impact très fort – seulement 18% des candidats sont retenus - mais qui est plus faible en sciences : 63% d’entre eux sont sélectionnés).
  • L’évolution des modes de recrutement (avec une vision à plus long terme). La focalisation sur des candidats directement opérationnels, qui correspondent le plus au profil exigé, est légèrement abusive. Il peut être judicieux de retenir des candidats potentiellement intéressants (pas seulement pour un premier poste, mais à plus long terme).
  • La gestion des carrières, qu’il est essentiel de considérer (cf. rapport Espéret) comme un élément aussi important que le recrutement ; aux USA, l’investissement financier et temporel des établissements est important alors que le candidat n’est recruté que pour trois ans (parfois renouvelés lorsqu’il accède à la tenure) : les établissements souhaitent retenir les bons candidats (ce qui peut expliquer leur salaire élevé dès le début de leur carrière) et prennent en compte la gestion de carrière. En France, Éric Espéret rappelle que les services GRH s’occupent essentiellement de la gestion des carrières des IATOS, mais très peu de celles des enseignants-chercheurs, essentiellement pour des raisons idéologiques, selon lesquelles la gestion des carrières des universitaires ne relève pas de l’université.
  • L’importance des critères géographiques dans la structuration des marchés du travail universitaires. Par exemple, il est difficile d’attirer des candidats dans les universités londoniennes, pour des raisons financières (coût de la vie, du logement…). Christine Musselin prend l’exemple des USA en montrant qu’effectivement, la proximité avec des établissements prestigieux peut avoir un impact favorable (accès à de grandes bibliothèques, rayonnement intellectuel …) ou, au contraire, défavorable (coût de l’immobilier…).
  • Le recrutement local. En France, il est relativement important (35 à 38% des maîtres de conférences, 55% des professeurs sont recrutés sur place), d’autant plus qu’il permet de diminuer la prise de risques. Aux États-Unis, les universités ne recrutent pas leurs doctorants (sauf les établissements très réputés comme Harvard et Princeton) ; certains établissements n’ont pas de programme doctoral. En Allemagne, les candidats ne sont pas recrutés sur place, et seulement une dizaine d’années après la thèse ; en communauté française de Belgique, le recrutement est généralement local.
  • L’évocation d’un mode intéressant de recrutement des enseignants-chercheurs, celui d’un autre pays européen (hors Union européenne), qui n’a pas encore été cité, la Suisse, où les marchés du travail universitaires sont caractérisés par une ouverture à l’international (le pays est trilingue) et des salaires élevés (le premier échelon de la grille des salaires correspond au dernier échelon de la grille française).
  • Le risque de biais de la recherche, qui s’appuie sur des entretiens – où les acteurs sont susceptibles de reconstruire a posteriori les recrutements et de présenter des jugements, concernant l’évaluation du candidat, plus multicritères et complexes qu’ils ne le sont peut-être réellement - et non sur l’observation réelle des commissions, qui n’est pas possible. Christine Musselin répond que des entretiens en profondeur - qui duraient souvent plus de deux heures - ont été menés, et que cela permet d’aller au-delà des discours établis ; ils ont été complétés en interviewant des membres extérieurs à la commission. D’autre part, elle a travaillé sur d’autres disciplines (biologie, gestion…), où les critères de recrutement étaient plus formalisés (avec des tableaux multicritères) que dans certaines disciplines, où l’accumulation d’indices est plus intuitive.

C’est ainsi que s’achève ce Petit déjeuner qui apporte un éclairage nouveau sur le recrutement et la gestion des carrières, enjeu majeur dans l’autonomisation des universités, avec une analyse originale des marchés du travail universitaires, question essentielle à la veille du renouvellement massif des universitaires, en raison de la vague prochaine de départs à la retraite. Les interventions d’experts du système universitaire et le débat avec le public ont permis d’approfondir la réflexion, d’apporter de nouveaux éléments d’information et d’ouvrir une discussion plus large sur les réformes à engager en France, où le système universitaire reste encore trop rigide, marqué par une réglementation et un conservatisme souvent excessifs.

Compte rendu par Marie-Annick Mazoyer

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