Islam et tolérance en Azerbaïdjan : réalité historique et usage politiques
Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes – Istanbul
LES ETATS DU CAUCASE DU SUD
Source: Atelier de cartographie de Sciences Po
Devenu indépendant avec la dislocation de l’URSS, l’Azerbaïdjan fait partie de ces six ex-Républiques soviétiques dites musulmanes, du fait leur appartenance historique à la civilisation arabo-islamique et leur auto-identification au monde musulman. Toutefois, dans cet ensemble en apparence homogène un pays occupe une place à part. Situé aux confins de trois Empires, russe, ottoman et iranien qui s’y sont affrontés tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, l’Azerbaïdjan est la seule République ex-soviétique à être majoritairement chiite, tandis que tous les musulmans de l’ex-URSS s’identifient traditionnellement à l’islam sunnite. 96,9% de la population est ainsi musulmane, dont environ 75 % de chiites. Deuxièmement, pays multiconfessionnel et multiethnique l’Azerbaïdjan vante sa tradition ancienne de tolérance religieuse. Et troisièmement, depuis l’indépendance, il revendique un attachement fort à la laïcité, héritée de l’expérience soviétique. Tolérance et laïcité font dès lors l’objet d’une instrumentalisation politique et les dirigeants en usent et en abusent à des fins tant de politique intérieure qu’extérieure.
Un pays historiquement multiconfessionnel
Avant de devenir un pays à majorité musulmane, l’actuel Azerbaïdjan fut un foyer important de zoroastrisme, mais aussi une terre chrétienne. Le pays compte encore plusieurs églises de l’Eglise aghbane (Albanie du Caucase) et dont les plus anciennes datent des Xe et XIe siècles. Plus tard, tout au long du XIXe siècle et début du XXe, la dynastie persane des turcs khadjar, si bien décrite dans un roman de Marek Halter, et qui a régné sur une bonne partie du pourtour de la Caspienne, a laissé des traces indéfectibles sur l’actuel Azerbaïdjan. Ainsi, la présence juive très ancienne en Azerbaïdjan demeure une réalité bien vivante. Dans le nord du pays, dans la ville de Guba, subsiste encore une importante communauté juive, qui avec les Juifs de la capitale, n’a jamais été inquiétée alors que partout ailleurs dans le monde musulman les sentiments d’hostilité envers les Juifs ont été, et sont encore à bien des égards, une triste réalité. D’autres minorités religieuses, elles aussi d’implantation ancienne, vivent ainsi dans un climat de grande tolérance. C’est le cas des bahaïs, une religion qui a vu le jour au XIXe siècle dans l’Empire perse et qui a toujours fait l’objet de dures persécutions en terres d’islam dont elle est pourtant issue. Enfin, il faut aussi souligner la présence des yézidis, cette minorité religieuse d’un impressionnant syncrétisme, mélangeant zoroastrisme, islam et christianisme entre autres croyances, et qui malgré une forte persécution dans tous les pays de la région, continue de vivre paisiblement en Azerbaïdjan.
La tolérance envers les minorités religieuses et la bonne coexistence entre les différents courants religieux et confessions constituent cette réalité singulière azerbaïdjanaise qui perdure depuis des siècles, et que les autorités post soviétiques s’emploient à préserver du mieux qu’elles le peuvent, conscientes de la valeur exceptionnelle de cette particularité. Comme partout ailleurs dans l’espace post soviétique, l’Azerbaïdjan est soumis à une forte vague de développement de l’islamisme et de l’ethnonationalisme, car il n’échappe pas à l’urgence d’un renouveau identitaire après la faillite soviétique. Mais à la différence de ses voisins, l’Azerbaïdjan résiste aux sirènes faciles des extrémismes, car de par sa composition multiethnique et multiconfessionnelle, l’intégrité du pays serait menacée par un déséquilibre favorisant un groupe sur les autres. Le chaos ne profitant à personne, la sagesse populaire préfère s’ancrer dans la tolérance religieuse. Mais, elle est loin d’être infaillible et reste soumise à de fortes pressions. Pour y résister et les contrer, le régime s’emploie activement à renforcer cette tolérance populaire toute relative.
Il ne s’agit pas là de douter de sa réalité et de son ancrage ancien dans le pays et dans les consciences, tout comme il ne s’agit pas de remettre en doute le sécularisme du pouvoir politique en place, mais il est important de souligner que tolérance religieuse et laïcité font l’objet d’un encadrement strict par le pouvoir politique. En effet, depuis la fin de l’URSS, pour faire face au renouveau islamique, mais surtout au prosélytisme de courants religieux, musulmans et chrétiens notamment, susceptibles ou soupçonnés de menacer les équilibres et les forces religieuses traditionnelles, l’Etat, sous couvert de préserver la sacro-sainte tolérance religieuse, impose un contrôle strict et étroit sur tout fait religieux. Dès lors, si le regain de religiosité dans les communautés ont attiré différents courants étrangers, l’Etat veille à privilégier les religions dites majoritaires et traditionnelles, qui comptent le plus d’adeptes dans le pays c’est-à-dire l’islam, chiite ou sunnite, et le christianisme orthodoxe, qui reste fort dans le pays du fait d’une longue domination russe. En revanche, les courants minoritaires, comme certaines sectes chrétiennes, ou des courants particuliers de l’islam, qui donnent le sentiment d’être « étrangers » aux valeurs traditionnelles, et donc dangereuses pour la stabilité du pays, sont rigoureusement interdits d’entrée et d’activité sur le territoire, et refoulés. Mais de manière générale, la tolérance religieuse perdure dans le pays, pour servir une politique identitaire et culturelle fixée et rigoureusement encadrée par l’Etat.
Mesures d’encouragement de la tolérance religieuse et de la laïcité
Avant d’être un instrument de propagande identitaire, la promotion de la laïcité azerbaïdjanaise fait l’objet d’une politique gouvernementale à plusieurs échelons. Dans le pays, dans les écoles, universités et administrations, l’Etat soutient et encourage la tenue de conférences, séminaires et autres actions éducatives et pédagogiques à des fins de transmission des valeurs de tolérance et de laïcité. La direction des affaires spirituelles, dont son inamovible leader Allahshukur Pachazadeh à la tête de l’institution depuis plus de quarante ans, participe activement à ces campagnes de promotion, en organisant des rencontres dans tout le pays entre différents courants religieux. Avec le soutien de l’Etat, et même du Président Aliev en personne, des conférences internationales sont également régulièrement organisées dans la capitale, Bakou, afin de rappeler au monde entier que le pays est respectueux de la diversité religieuse et des traditions laïques et séculières. Cette politique publique de promotion sert également la promotion de l’Azerbaïdjan à l’étranger. Dans nombre de pays, notamment en France et en Grande-Bretagne, et plus récemment en Suède, les ambassades azerbaïdjanaises ont été sollicitées pour organiser des conférences visant à souligner la particularité de l’Azerbaïdjan dans le monde musulman, pour rappeler au monde que toutes les confessions vivent paisiblement dans le pays.
Le soutien d’Etat à cette politique de promotion de la tolérance et des valeurs séculières répond à des objectifs de politique intérieure et extérieure. En effet, en matière de politique intérieure, le pouvoir cherche par ce biais à préserver la paix sociale, entre les différents courants religieux. Pour ne prendre que le cas des deux courants les plus importants du pays, l’islam chiite et l’islam sunnite, ces deux traditions connaissent un renouveau qui parfois inquiète le pouvoir politique. Durant la période russe et a fortiori dans sa continuité soviétique, franchement anticléricale et répressive, la frontière confessionnelle entre chiisme et sunnisme était devenue floue dans les pratiques. Cas de figure rare dans le monde musulman, chiites et sunnites priaient dans les mêmes mosquées et nombreux étaient ceux pour qui la frontière entre les deux courants de l’islam n’avait pas de sens. Or, depuis que le pays est indépendant et s’est ouvert au monde, et partant à la mondialisation religieuse, il est devenu perméable à une religiosité plus militante en provenance d’Iran et de Turquie, deux pays phares de l’islam dans le monde, l’un chiite, l’autre sunnite. Ces influences extérieures ont tendance à souligner les divergences confessionnelles, tandis que l’Etat s’emploie à les gommer pour renforcer l’unité et la singularité de l’expérience cultuelle et culturelle azerbaïdjanaise et la rendre plus imperméable aux influences extérieures, potentiellement déstabilisatrices. C’est une des raisons pour lesquelles l’Etat développe tant d’efforts pour rappeler l’insignifiance du clivage chiite-sunnite dans le pays et maintenir la paix. Par ricochet, les minorités chrétiennes, juives et autres, profitent de cette garantie de tolérance. Toutefois, au niveau national, le discours autour de la laïcité exceptionnelle de l’Azerbaïdjan vise aussi et surtout à renforcer et légitimer l’actuel gouvernement, en place depuis la fin de l’ère soviétique. Ainsi de 1993 jusqu’à sa mort en 2003, le pays a été dirigé de main de fer par Heydar Aliev, qui a instauré une quasi-dynastie puisqu’avant de s’effacer, il a imposé son fils à sa succession, Ilham Aliev. Le régime, dans sa propagande d’autopromotion, joue beaucoup sur la continuité parallèle de l’exceptionnelle harmonie religieuse et confessionnelle et celle du pouvoir politique, érigé comme le seul rempart capable de vaincre l’intolérance religieuse, le fanatisme et le fondamentalisme.
L’instrumentalisation politique des valeurs de laïcité et de tolérance occupe aussi une certaine place dans la politique étrangère de l’Azerbaïdjan. En premier lieu, le pays souhaite se distinguer de ses puissants voisins qui lui ont toujours fait de l’ombre. Il est vital pour cette petite République de se singulariser pour s’affirmer face à la Russie, l’Iran et la Turquie. Le processus de construction nationale ne relève donc pas d’une anodine coloration folklorique, mais d’un besoin réel d’émancipation et d’affirmation sur la scène régionale. Ainsi, se distinguer d’une République islamique d’Iran et d’une Turquie chaque jour plus conservatrice passe par la promotion d’une politique identitaire qui met l’accent sur la laïcité et la tolérance religieuse. Par ailleurs, et ce point se situe dans le prolongement du précédent, la politique de renforcement de la laïcité permet également à Bakou de se rapprocher de l’Occident pour contrebalancer l’ascendant de la Russie sur son étranger proche. Cette politique permet à la fois de contenir l’influence russe, d’équilibrer les relations avec la Russie, ancienne puissance tutélaire, mais aussi de s’affirmer face à la Turquie et à l’Iran. Enfin, il demeure un sujet toujours épineux pour l’Azerbaïdjan qui est la question du Nagorno Karabagh et de la guerre larvée avec l’Arménie pour le contrôle de la souveraineté reconnue sur cette enclave et les territoires occupés adjacents. Quel que soit le sujet abordé en politique intérieure ou extérieure, Bakou mesure chaque décision à l’aune de son impact sur la situation du Haut Karabagh, car récupérer l’enclave et les territoires occupés par l’Arménie reste un objectif absolu pour la République. Pour se faire, le pays doit absolument s’attirer les sympathies occidentales en apparaissant comme un pays moderne, séculier et pro-occidental.
En phase de construction nationale inachevée, l’Azerbaïdjan post soviétique utilise diverses ressources pour renforcer sa cohésion nationale et sa stature internationale. Une de celles-ci est le sécularisme qui est implanté depuis le XIXe siècle, et la tolérance religieuse qui l’accompagne. Indéniablement bien ancrées au sein de la société, ces deux valeurs sont toutefois quelque peu fragilisées pour deux raisons : d’une part, le renouvèlement des élites au pouvoir ne se fait guère ; d’autre part, le contexte géopolitique régional est instable et imprévisible. Espérons que ces éléments de contexte national et international permettront de préserver ces principes si rares et fragiles dans le monde musulman.