Le camp de Drancy
Contexte
Située dans la commune de Drancy, à 12 kilomètres au nord-est de , la cité de la Muette a été le camp d’internement avant leur déportation vers les centres de mise à mort de Pologne, de 67 000 des 75 000 Juifs déportés de France, en majorité étrangers. Le terrain a été acquis en 1925 par l’office des HBM (les Habitations bon marché de la Seine). La cité comprend, dix ans plus tard, cinq tours de quatorze étages qui seront abattues après la Seconde Guerre mondiale, des bâtiments de quatre étages construits perpendiculairement aux tours, enfin une construction en U qui correspond au camp à proprement parler. Au total, 925 logements y ont été prévus, jamais habités avant la Seconde Guerre mondiale, sinon par les gardes mobiles. Ce n’est du reste qu’en 1976 que le poste de gendarmerie de Drancy va déménager de la cité de la Muette. Enfin, cet ensemble est situé à proximité de trois gares dont deux à larges faisceaux de voies vers l’Est. Le camp de Drancy n’a cependant pas été pensé à l’origine comme un élément central dans la mise en oeuvre du processus d’internement, de déportation puis de destruction des Juifs de France.
Lieu de détention des communistes pendant la « drôle de guerre » de septembre 1939 à mai 1940, la cité de la Muette devient ensuite un « camp d’internés civils britanniques » ou Frontstalag 111, regroupant des civils britanniques et canadiens, ainsi qu’un millier de civils français rapatriés d’Allemagne. A partir du 20 août 1941, la cité de la Muette accueille 4 232 Juifs raflés durant trois jours sur décision allemande et à l’instigation du Judenreferent SS Theodor Dannecker, dans les quartiers de l’Est parisien, notamment le XIe arrondissement. Il s’agit d’hommes âgés de 18 à 50 ans, Polonais, Roumains, Italiens…, mais aussi de nombreux Français, parmi lesquels 40 avocats.
Responsables et exécutants
Le Préfet de la Seine Charles Magny, dont les hommes encadrés par des militaires allemands ont procédé aux arrestations sans autorisation préalable du gouvernement de Vichy, a été prévenu la veille et ces internements se déroulent donc dans la plus grande improvisation. Dès le 26 août, le vice-amiral François Bard, préfet de Police, et le général Guilbert, commandant la gendarmerie de la région parisienne, organisent la discipline militaire à l’intérieur du camp, interdisant aux détenus toute communication avec l’extérieur. Le lendemain, le conseiller allemand Lippert se rend au camp de Drancy. Il y rencontre notamment son premier commandant, le capitaine de gendarmerie Lombard, et le commissaire Jean François, directeur-adjoint à la Préfecture de police qu’il charge de toutes les tâches de ravitaillement et d’entretien du camp. Jean François autorise la réception ou l’envoi d’une lettre sous forme de carte par quinzaine, d’un colis de linge et de 50 francs chaque mois.Plus d’un an après que le camp de Drancy est devenu une plaque tournante de la déportation des Juifs de France, sa gestion est profondément réorganisée.
La rupture dans la vie du camp est consacrée par sa prise en main, le 18 juin 1943, par le Sonderkommando du capitaine SS Aloïs Brunner qui fait partie de la poignée d’hommes recevant directement leurs ordres d’Adolf Eichmann. A partir du 2 juillet, les gendarmes français ne sont plus chargés que de la garde extérieure de la cité de la Muette, désormais officiellement appelée « camp de concentration ».Le camp de concentration appelle une volonté politique qui dépasse la gestion d'une conjoncture d'exception. (Peschanski, 2002) Il génère une autre société avec ses lois propres et fait en cela système. En suivant une dynamique qui lui est spécifique, la nouvelle organisation du camp de Drancy annonce, à partir de juillet 1943, une rupture avec l'expérience « internementale » précédente.
L'Union générale des Israélite de France (UGIF), regroupement imposé par Vichy et par l’occupant de toutes les oeuvres juives d’assistance, est déjà chargée par Dannecker de l'approvisionnement des premiers convois de déportés quand Aloïs Brunner] lui impose le monopole de l'approvisionnement du camp de Drancy. L'organisation juive est promue fournisseur exclusif des denrées payées par la Préfecture de la Seine, sur la base d'un état quotidien des effectifs du camp.(Laffitte, 2003) Cet approvisionnement transitait auparavant par le Secours national, l'UGIF n'assurant qu'un complément. Les déportés ne sont plus tondus, ils obtiennent le droit de fumer, le culte et des cours d'instruction religieuse juive sont autorisés à l'intérieur du camp, tandis que son infirmerie est repeinte.
Brunner passe notamment commande à l'UGIF de 5 000 brassards jaunes portant un texte imprimé bilingue, « Service d'ordre juif ». Cette police interne est un héritage des M. S. ou membres de surveillance que les internés avaient obtenu d'organiser en août 1942, dans le but de soustraire les leurs, au moment des fouilles, à la brutalité et aux rapines de la police aux questions juives et des gendarmes français. Ces vérifications des bagages et des vêtements ont lieu lors de l’entrée au camp ou avant les déportations.
Les carnets de fouille à souche, qui sont les reçus des valeurs confisquées à chaque interné, sont confiés par Aloïs Brunner au Service d'ordre juif. Avant leur déportation, Brunner , qui a supprimé toute circulation d'argent dans le camp, fait remettre aux internés un reçu de sommes convertibles en zlotys, la monnaie polonaise, selon une stratégie éprouvée auprès des Juifs de Salonique, visant à leurrer les victimes. Un bureau des effectifs, composé des internés cadres du camp, souvent Français, anciens combattants, appelés « Compiégnois » en raison de leur passage par le camp de Royallieu près de Compiègne, continue d'établir les listes des déportés. A l'infirmerie, Abraham Drucker, médecin chef du camp de Compiègne, a retrouvé les mêmes fonctions à Drancy.
Les cadres internés demeurent toutefois étrangers à l'UGIF qui est chargée de fournir le matériel pour aplanir et faire la réfection des 8 000 mètres carrés de cour intérieure, selon les plans de son architecte Fernand Bloch. L’UGIF passe un contrat avec l'entreprise de travaux publics André Lainé. 200 à 300 manoeuvres sont choisis parmi les internés. Soumis aux contraintes pesant sur les Juifs en contact avec un public non juif, selon les termes de l’ordonnance allemande du 29 mai 1942, tous sont astreints à porter l’étoile jaune que l’UGIF doit leur fournir. Tout manquement est passible d’une déportation immédiate.
Une piste circulaire, entourant une pelouse ovale pourvue de deux tourniquets d'arrosage, est achevée en octobre. Une basse-cour, une porcherie et un clapier sont prévus à l'usage des Allemands, de même qu'un garage, aménagé à côté de l'entrée du camp où les barbelés sont remplacés par un portail monumental. Les dispositions prises par Aloïs Brunner tendent à contourner l'administration de l'Etat français et à établir des liens directs entre les dirigeants juifs et les SS ; comme si l'UGIF était elle-même promise à devenir une excroissance de cette partie du modèle concentrationnaire élaboré par les SS, en vue de rationaliser le processus menant à l'extermination d'une communauté captive. André Baur, vice-président de l'organisation juive, définit une ligne de Résistance dans une lettre qu'il envoie dès le 3 juillet à son oncle Albert Manuel, Secrétaire général du Consistoire central réfugié à Lyon : «louvoyer pour accepter certaines choses et nous soustraire aux autres adroitement, sans opposer un refus systématique qui pourrait servir de prétexte à un tour de vis supplémentaire».
Chargé de muer l'UGIF en une machinerie policière visant à convaincre les familles d'internés de se livrer, André Baur refuse de se laisser entraîner en dehors de son rôle d'assistance. Il proteste auprès des autorités de Vichy contre les brutalités des SS et demande même rendez-vous à Pierre Laval. Cette démarche entraîne son arrestation, le 21 juillet 1943, son internement au camp de Drancy, sous prétexte de l'évasion d'un de ses cousins, puis sa déportation, accompagné de sa femme et de ses enfants, en direction des chambres à gaz d'Auschwitz en décembre.
Les victimes
Au total, jusqu’à la Libération en août 1944, 80 000 personnes définies comme juives ont séjourné au camp de Drancy. Dès septembre 1941, la situation du camp est alarmante, de très nombreux cas de tuberculose se déclarent, tandis que des internés commencent à mourir littéralement de faim. Le « Château rouge » constitué des latrines du camp – l’un des rares endroits où les internés peuvent se rendre librement depuis leurs escaliers, par groupe de quatre, et communiquer par delà les blocs – est alors baptisé « Radio chiottes », devenant le centre des rumeurs cristallisant les espoirs de libérations. Profitant de l’absence du Judenreferent Dannecker], parti se marier à Berlin, le commandement militaire allemand autorise le docteur Tisné, médecin de la Préfecture de police, à désigner 870 internés à libérer du camp de Drancy. 3 000 Juifs y sont toutefois encore enfermés à la fin de l’année. Les bâtiments sont désormais chauffés et les colis alimentaires autorisés, à l’exception du tabac qui alimente le marché noir souvent initié par les gendarmes français.
Jusqu’aux grandes rafles de l’été 1942, Drancy est un vivier d’otages, retirés par périodes et fusillés au Mont-Valérien. C’est dans cet esprit de représailles aux attentats de la Résistance qu’est organisé le premier convoi de déportés juifs de France qui quitte la gare du Bourget-Drancy, le 27 mars 1942, composé pour moitié de détenus du camp de Compiègne. C’est le seul convoi de déportés juifs de France constitué de wagons de voyageurs de troisième classe. Tous les convois suivants sont composés de wagons à bestiaux dans lesquels les déportés sont entassés à même le plancher. La rafle du Vel’ d’hiv’ des 16 et 17 juillet 1942 inaugure une seconde phase dans la vie du camp d’internement de Drancy. Entre le 31 juillet et le 26 août, un total de 4 000 enfants passent par Drancy en provenance des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, y séjournent quelques heures avant leur déportation en direction des chambres à gaz d’Auschwitz. Le camp devient un lieu de transit, brassant des masses d’internés pour des séjours plus ou moins longs. Du 19 juillet au 11 novembre 1942, ils sont 29 878, répartis en 31 convois. Les déportations reprennent l’année suivante, réunissant 8 000 déportés en 8 convois qui quittent le camp entre le 9 février et le 25 mars 1943.
C'est au sein même de la société des internés qu'Aloïs Brunner met en place le modèle qu'il a déjà expérimenté auprès de la communauté juive de Salonique. Le 4 juillet, Robert Blum est désigné au poste de chef du bureau administratif du camp, en remplacement de Georges Kohn, « conjoint d'aryenne ». L'interné Georges Schmitt est placé à la tête du « bureau des missions » chargé de retrouver les parents de déportés encore en liberté et de les ramener au camp. Le recrutement des C1, les cadres du camp choisis dans la communauté des internés, change alors radicalement. Ils ne sont plus désignés obligatoirement parmi les catégories épargnées, comme les « conjoints d'aryens », eux-mêmes déportés en masse en direction de l'île anglo-normande d'Aurigny, afin d'y construire des ouvrages de fortification. Désormais, si la fonction préserve de la déportation, c'est pourtant au sein de ce groupe relativement privilégié composé d'une hiérarchie de chefs de service, chefs de bloc et chefs d'escalier, mais vivant dans la terreur de remplacer dans la déportation un interné qui manquerait à l'appel, que mûrit l'idée d'un grand projet d'évasion.
A la mi-septembre 1943, à partir d'une cave située sous le bureau de Robert Blum, membre du mouvement de Résistance Combat avant son arrestation, une quarantaine d'internés répartis en trois équipes, utilisant une partie du matériel servant à la rénovation du camp, commencent clandestinement le creusement d'un tunnel de 1m20 de hauteur et de 0m60 de largeur. Robert Blum est alors secondé par son secrétaire, l'avocat André Ullmo qui a été membre, avant son arrestation, du réseau de Résistance Franc-Tireur . Ils seront environ 70, parmi 285 cadres ou membres du service d'ordre juif, à être mis dans la confidence, profitant d'une absence d'Aloïs Brunner et d'une partie de son commando, partis, accompagnés de cadres internés, arrêter des Juifs à Nice et dans sa région.
Avant même que l’évasion ait pu avoir lieu, le tunnel est découvert par les Allemands, le 9 novembre 1943. 65 cadres juifs sont rétrogradés puis déportés, parmi lesquels Robert Blum auquel succède Georges Schmitt, en poste jusqu'en avril 1944. Au sein de cette société concentrationnaire atomisée, profondément renouvelée par les déportations, toute Résistance organisée semble désormais brisée. La masse des internés est surveillée par la police juive dirigée par l'interné Oscar Reich, chef de l'équipe des « piqueurs » opérant, sous la direction des SS, des arrestations nocturnes au sein des communautés juives de la capitale.(Laffitte, 2003, 168)
A partir de l'automne 1943 et jusqu'au 17 août 1944, date du départ d'Aloïs Brunner accompagnant le dernier convoi de déportés, l'UGIF est le maillon essentiel et quasi exclusif reliant les internés à la société civile. Directement responsable devant les autorités allemandes, l'organisation juive a pour fonction essentielle d'assurer les besoins matériels de ces internés. Cependant, ses employés sont interdits de contact avec eux et n'ont plus le droit d'accéder physiquement à l'enceinte du camp. Celui-ci est parvenu à l'état de société concentrationnaire, isolat obéissant à ses codes et à ses lois propres. Désormais officiellement maintenue dans l'ignorance de la composition et de la destination des convois de déportés qu'elle doit en partie équiper, l'UGIF participe ainsi à la modernisation du camp de Drancy, à l'amélioration du niveau de vie de ses internés et, par cela même, à l'efficacité du système de déportation des Juifs de France.
Les témoins
Un certain nombre de récits ont été écrits à chaud. Noël Calef, interné au camp de Drancy au cours de la seconde moitié de 1941, décrit une première période de fonctionnement du camp, marquée par la famine et par les épidémies. Le récit est rédigé en 1942 et en 1943 par un homme devenu par la suite romancier et scénariste pour le cinéma, notamment pour le film de Louis Malle réalisé en 1958, Ascenseur pour l’échafaud (Calef, 1997).
D’autres témoins, morts en déportation, ont laissé un certain nombre de journaux. Serge Klarsfeld a notamment publié ceux de l’avocat François Montel, responsable juif du bureau administratif du camp, de janvier à avril 1942, et de son successeur jusqu’en juin 1943, Georges Kohn. Parti d’un récit autobiographique, Georges Wellers, chimiste de formation, pionnier du Centre de documentation juive contemporaine, a rédigé le premier grand livre consacré au camp de Drancy (Wellers, 1973). En dépit de la frilosité des éditeurs, des lettres et journaux ont encore été exhumés au cours de la dernière décennie du siècle. Il en va ainsi du journal écrit en détention par le dentiste Benjamin Schatzman, déporté à Auschwitz en septembre 1942 et père d’Evry Schatzman, le fondateur de l’école française d’astrophysique (Schatzman, 2005).
Le problème de l’existence d’un camp d’internement, au coeur même d’une agglomération de la région parisienne pose la question de l’attitude des populations environnantes, de ce qu’elles ont entendu ou vu, de leurs réactions au cours de l’occupation et des mémoires des événements. Aucune étude n’a encore été tentée sur ce sujet. Si le camp était largement fermé aux regards extérieurs, la population de Drancy n’a pu ignorer les immenses mouvements de population générés par les arrestations et les arrivées quasi-quotidiennes, ainsi que le transfert de dizaines de milliers d’internés en direction de la gare de Bobigny. A l’été 1943, ce sont des cadres et des ouvriers de l’entreprise Lainé, encore actuellement en activité en région parisienne, qui ont fourni leur compétence en vue de la modernisation du camp.
Ce problème de la visibilité du camp dans l’environnement urbain a été abordé récemment par le cinéaste Marcel Bluwal dont le film, Le plus beau pays du monde, est sorti en France en 1998. Il s’agit de l’histoire véridique de l'acteur Robert Hugues-Lambert, interné en 1943 au camp de Drancy pour homosexualité, au moment où il tient le rôle titre lors du tournage du film de Louis Cuny Mermoz. Remplacé pour les dernières scènes de tournage par le jeune acteur débutant Henri Vidal, futur époux de Michèle Morgan, Lambert accepte, avant sa déportation, d'en synchroniser les dernières scènes. Un camion des Buttes-Chaumont est sur place et un ingénieur du son a prévu une perche et un micro tendus à travers les barbelés du camp de Drancy. Le film Mermoz, ainsi achevé, sort le 3 novembre 1943 sur les écrans parisiens, tandis que le magazine Vedettes du 6 novembre consacre sa couverture à un portrait de Robert-Hugues Lambert dont l’internement à Drancy est délibérément occulté. En 1998, se fondant sur les révélations du producteur André Tranché, le film de Marcel Bluwal montre notamment la relative porosité entre le monde des internés et l’extérieur, en raison de la corruption des gendarmes chargés de la garde extérieure du camp. Des familles ou des proches ont pu laisser passer des messages et obtenir des réponses, mais aussi communiquer par signaux à partir des étages des immeubles situés dans l’environnement immédiat de la cité de la Muette.
Les Mémoires
1) Le combat des associations
Des associations préservent le souvenir des victimes, par des publications, par des conférences et par des témoignages auprès des publics scolaires. L’avocat Yves Jouffa, témoin à charge au procès des gendarmes de Drancy en 1947, fut victime, à l'âge de 21 ans, avec son père, de la rafle parisienne du 20 août 1941. Premier président de l’Amicale des anciens internés et déportés de Drancy et président de la Ligue des droits de l'homme, il devient un symbole et, en tant que tel, une cible des négationnistes, au point qu’en 1997 éclate une « affaire Jouffa ». Le 4 novembre 1997, Maurice Papon, à la veille de son procès pour complicité de crime contre l’humanité, accuse Yves Jouffa, d'avoir été « gardien de camp à Drancy ». Papon se fait l'écho d'un document diffusé sur un site Internet fondé depuis le 1er mars 1987 à Stockholm par l'ancien officier marocain Ahmed Rami, « Radio Islam ». Intitulé « Maurice Papon et Yves Jouffa : deux poids, deux mesures », ce texte y est accessible depuis le 19 septembre 1997, en français et en anglais, sous la plume du négationniste Robert Faurisson qui ajoute : « Relâché par les autorités françaises, il [Yves Jouffa] n'a pas été déporté, ayant rejoint l'UGIF où son père était trésorier ». En réalité, Yves Jouffa a été libéré en même temps que son père, le 14 septembre 1942, grâce à la carte de légitimation, c’est-à-dire de protection temporaire, possédée par sa mère, devenue lingère dans l’internat de l’UGIF de la rue Vauquelin à . En outre, au cours de son internement, élu par ses camarades de chambrée pour peser et répartir équitablement la nourriture, Yves Jouffa n’a jamais été « gardien de camp ». Ses parents sont représentatifs de ces Juifs immigrés qui ont perdu leur emploi et qui trouvent dans la nouvelle organisation juive d’assistance un refuge précaire. Le père, Jankiel Jouffa, tailleur, fils de tailleur, né à Jitomir à l'ouest de Kiev en 1892, est naturalisé français depuis 1927. Il remplace son épouse à l’UGIF en juin 1943, engagé comme agent-payeur au service d’assistance sociale dirigé par Juliette Stern, chargé de placer les enfants isolés de plus de 15 ans et d’enquêter ensuite sur les conditions de placement auprès des familles. Son salaire mensuel très modeste de 1 600 francs, est inférieur au salaire moyen d'une assistante sociale de première classe travaillant à l'UGIF à la même époque. On est donc loin de l'image fantasmatique du « trésorier de l'UGIF » qui révèle les présupposés antisémites du discours négationniste. On est également loin de l’image d’un gardien de camp, dans la mesure où l’UGIF, n’ayant jamais fourni de cadres pour assurer le fonctionnement du camp de Drancy, n’a jamais préparé des listes de déportés et a encore moins « trié » les hommes et les femmes avant leur déportation comme a pu l’affirmer Maurice Papon à propos du camp de Mérignac près de Bordeaux.
Monument dédié aux prisonniers de Drancy prisonniers, de Shlomo Selinger (Source : Michel Laffitte)
D’autres associations rendent compte du sort particulier réservé à certains internés. Présidée par Louise Cohen, l’association des familles du convoi 73 préserve notamment le souvenir du seul convoi de Juifs déportés de France en direction de Kaunas en Lituanie, le 15 mai 1944.
2) Le combat pour la conservation du site
Dans les mois qui suivent la Libération, dans une France confrontée à la crise du logement, les immeubles de la cité de la Muette sont retournés à leur fonction d’habitations prévues à l’origine. Les années 1970 sont marquées par la résurgence d’une mémoire juive qui met l’accent sur la spécificité de la Shoah, génocide sans précédent par son caractère planifié, industriel et international. L’aménagement des abords de l’ancien camp de Drancy, la lutte pour la préservation des derniers bâtiments de la cité de la Muette témoignent de nouveaux enjeux de mémoire. C’est en 1976 qu’est inaugurée, sur l’esplanade Charles-de-Gaulle, en face de la cité de la Muette, l’oeuvre du sculpteur Shlomo Selinger, lui-même ancien déporté juif d’origine polonaise. Le monument multiplie les références à la culture et à la religion juive : trois blocs posés sur une butte pavée constituent la lettre « schin » gravée sur la mézouza apposée sur la porte des maisons juives. Le groupe sculpté de dix hommes correspond au nombre de personnes nécessaires à la prière des morts ou « minian », tandis que deux blocs latéraux en forme de portail et deux rangées de sept marches symbolisent les degrés de l’Enfer aboutissant à un chemin des martyrs menant à des rails et à un wagon-témoin.
Installé sur une butte de l’autre côté de la rue qui ferme la cour de la cité de la Muette, ce wagon de marchandises, du modèle de ceux qui avaient servi à transporter les déportés, est le lieu, depuis 1988, d’une exposition qui retrace l’histoire de la déportation. A l’intérieur même de la cité de la Muette, en 1989, à l’initiative de Raphaël Chemouni, pharmacien à Drancy, et d’un médecin, Richard Haddad, un conservatoire historique du camp est fondé, association privée régie par la loi de 1901. Ouvert à des chercheurs et à un public scolaire, ce conservatoire bénéficie alors de moyens modestes. Confiné à un local du rez-de-chaussée de la cité de la Muette, il expose des documents, organise des conférences et invite des témoins. Faute de moyens, les membres de l'association réussissent difficilement à préserver les traces du camp, en raison du travail du temps. Seules quelques plaques de dimensions modestes y rendent alors hommage aux internés. L’une est dédiée au poète Max Jacob. Juif converti au catholicisme depuis 1915, il a été arrêté à Saint-Benoît-sur-Loire le 24 février 1944, interné pendant quatre jours à la prison militaire d’Orléans et est mort d’une pneumonie le 5 mars 1944, moins d’une semaine après son transfert au camp de Drancy. Trois autres plaques commémoratives, à l'entrée de la cité, rendent tour à tour hommage à « 100 000 juifs » déportés et aux soldats français et britanniques détenus auparavant.
En 2000, le photographe américain William Betsch alerte les pouvoirs publics au sujet des travaux de rénovation engagés par l’office HLM de la cité de la Muette qui risquent de dénaturer le souvenir de l’ancien camp. A la demande de la direction des affaires culturelles, ces travaux sont interrompus. Signé le 25 mai 2001 par le ministre français de la Culture Catherine Tasca, un arrêté classe la cité de la Muette parmi les monuments et les sites protégés de France. L’arrêté de classement porte sur les façades, les toitures, les cages d’escalier, les caves et le tunnel d’évasion creusé en 1943 sur une longueur de 35 mètres. L’impulsion est venue du nouveau maire UDF Jean-Christophe Lagarde. Agé de 33 ans au moment de son élection, soucieux de marquer une rupture avec les élus communistes qui se sont succédés pendant plus d’un demi-siècle à la tête de la municipalité de Drancy, cet historien de formation ambitionne alors de transformer la cité de la Muette en un musée national de la déportation juive, en rendant les bâtiments à leur état d’origine. Ce projet, doublant le Mémorial de la Shoah alors en cours de travaux à , s’inscrit dans une bataille idéologique de concurrence des victimes, en prenant le contre-pied de celui de la précédente municipalité communiste. Celle-ci, accusée de noyer la spécificité de la Shoah, avait envisagé d'installer dans la cité de la Muette un centre international de recherche sur les exclusions, en un triangle de la solidarité avec l'île de Gorée, lieu de souvenir du départ des esclaves au Sénégal, et Robben Island, la prison de Nelson Mandela au temps de l'apartheid.
Les suites judiciaires
Du 19 au 22 mars 1947, puis de nouveau en juin, à la suite des plaintes des rescapés devant la Cour de Justice de la Seine, s’est ouvert le procès de gendarmes du camp de Drancy, inculpés d’intelligence avec l’ennemi et d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Sur 15 officiers et gendarmes poursuivis, 10 sont renvoyés devant la Cour de justice et 7 s’y présentent.
Le capitaine Marcellin Vieux, commandant du camp de Drancy de juillet à septembre 1942, au cours des grandes rafles, est alors en fuite. Les autres bénéficient des circonstances atténuantes et sont crédités d’actes de Résistance. Paul Barral, promu capitaine depuis 1944, et le lieutenant Cannac, chargé de la sécurité extérieure du camp après juillet 1943, écopent de deux ans de prison ferme, dont ils sont graciés, et de l’indignité nationale dont ils sont relevés au bout d’un an. L’adjudant Jean Laroquette, chargé de la police intérieure du camp jusqu’en février 1943, a rejoint opportunément les FFI en août 1944. Le maréchal des logis Marcel Van Neste, chef de fouille de novembre 1941 à juillet 1943, écope, le 27 juin 1947, de six mois de prison et de la dégradation nationale pour cinq ans. D’autres sont acquittés, comme l’adjudant-chef Jean Laurent, les gendarmes Victor Lambert et Louis Lucas, ou encore, en dépit du témoignage accablant du jeune Yves Jouffa, ancien interné, le maréchal des logis-chef Emile Bousquet, alors engagé en Indochine,.
Condamné à mort par contumace, pour crimes de guerre, les 30 janvier et 3 mai 1954 par les tribunaux permanents des forces armées de et de Marseille, Aloïs Brunner n’a, lui, jamais été arrêté. Une plainte pour « crimes contre l'humanité » est déposée le 4 décembre 1987 par Serge Klarsfeld, au nom de l'Association des fils et filles des déportés juifs de France, puis, le 11 mai 1988, par la LICRA, la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme. Le 1er septembre 1999, le juge d'instruction Hervé Stephan y répond en décidant de renvoyer devant la cour d'assises Aloïs Brunne , présumé réfugié en Syrie. Inculpé pour crime contre l’humanité, il est de nouveau jugé par contumace le 2 mars 2001, pour « l'arrestation du 20 au 25 juillet 1944, d'orphelins juifs hébergés dans des centres gérés par la communauté israélite en région parisienne ». Ces faits, non pris en compte en 1954, ne sont pas prescriptibles, en vertu de la loi de 1964 qualifiant, au regard de l'article 6 de la charte de Nuremberg, le crime contre l'humanité.
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