Résumé de la thèse d'Adrien Papuchon
Les transferts intergénérationnels des parents à leurs descendants en Europe.
La solidarité comme mécanisme de (re)production des inégalités
Directeur : Louis Chauvel
La pyramide des âges et les relations intergénérationnelles qui en sont le ciment subissent des tensions profondes depuis plusieurs décennies. Jeunesse et vieillesse s’allongent, tandis qu’un fossé tend à se creuser entre les trajectoires connues par les membres de chacune des générations cœxistantes. Enfin, les transferts publics sont entrés dans une phase de restructuration. Ces recompositions ont conduit à l’émergence puis à la consolidation d’une « question générationnelle » autour de laquelle se sont articulées une nouvelle grille de lecture des phénomènes sociaux et une redéfinition des « problèmes » au centre du champ politique, médiatique et, dans une certaine mesure, du champ scientifique.
En réponse aux incertitudes quant à la pérennité des transferts publics, un intérêt croissant a été porté à la « solidarité familiale » qui, en tant que source de liens sociaux, solution à la fracture générationnelle menaçante et mécanisme corrigeant les inégalités sociales au sein de la génération des bénéficiaires, a pu apparaître à la fois comme un recours social et comme une réponse théorique à ceux qui voyaient dans l’évolutions des rapports intergénérationnels l’ouverture d’un nouvel espace de conflictualité. La « solidarité familiale » tend en effet à être considérée comme une protection sociale - primaire, complémentaire ou résiduelle selon les pays. Déterminée par les besoins de ceux qui la reçoivent, elle compenserait les inégalités sociales au sein des nouvelles générations. De leur côté, les travaux comparatistes ont mis en avant la variabilité internationale des rapports familiaux, qui se traduit par des différences certaines dans les modalités de la prise d’autonomie des jeunes adultes vis-à-vis de leurs parents.
Ces stratégies de recherche ont conduit à laisser dans l’ombre un aspect essentiel des transferts familiaux. C’est le constat de cet angle mort analytique qui a suscité la reproblématisation de l’étude de la « solidarité familiale » qui est à l’origine de ce travail. Elle permet de diriger le regard sociologique vers l’inégalité de la distribution des chances de mise en œuvre et de réception des transferts intergénérationnels descendants et, tout en tenant compte de son poids variable d’un pays à l’autre, de discuter des conséquences de l’intervention familiale sur la stratification des conditions d’entrée des jeunes dans la vie adulte, une période du cycle de vie au cours de laquelle se jouent des étapes décisives dans la trajectoire sociale des individus. Ces questions, qui interrogent la contribution de la « solidarité familiale » à la transmission des inégalités d’une génération à l’autre, prennent un relief particulier avec l’approfondissement de la crise économique, qui frappe particulièrement durement les pays de l’Union Européenne vus par la littérature comme des espaces caractérisés par des transferts publics limités et un haut volume de flux intrafamiliaux.
La vague II de l’enquête SHARE - Survey of Health, Aging and Retirement 2006/2007 - donne accès à des données détaillées portant sur les trois principaux types de transfert intergénérationnel réalisés par les parents en direction de leurs descendants dans treize pays européens : l’entraide financière, les services rendus et le maintien des jeunes adultes au foyer parental. Ce dispositif permet donc de poser nos questions de recherche dans le cadre de contextes nationaux variés et pour des pratiques dont la prise en compte simultanée est la plupart du temps chose impossible.
En alliant méthodes descriptives, multivariées et analyses factorielles, nous montrons que la variabilité internationale dans la forme et l’intensité prise par l’intervention familiale ne doit pas être appréhendée uniquement comme la manifestation de cultures ou de normes familiales spécifiques ; la diversité du recours aux transferts familiaux s’explique par l’hétérogénéité internationale des conditions objectives de l’entrée dans la vie adulte, en terme de qualité de l’intégration au marché du travail, de soutien public aux étudiants et de ressources parentales. Par-delà ces disparités dans la place prise par les flux familiaux en début de vie adulte, nos résultats indiquent que les transferts intergénérationnels qui descendent la lignée familiale constituent partout et quel que soit le type de pratique des vecteurs de transmission des inégalités d’une génération à l’autre : la mise en œuvre des dons d’argent dépend fortement des ressources des pourvoyeurs, et notamment de leur patrimoine économique ; l’aide qui transite par le biais de la cohabitation entre parents et jeunes adultes se traduit par des inégalités importantes parmi ceux qui la reçoivent, en raison de l’hétérogénéité des niveaux de vie des parents ; les services, enfin, s’ils paraissent guidés par les besoins des jeunes adultes, jouent un rôle significatif dans la reproduction intergénérationnelle de la répartition inégale de la charge du travail domestique entre les hommes et les femmes - à la très notable exception des régimes dits « sociaux-démocrates ».
Au-delà de l’explicitation de la contribution des transferts familiaux à la reproduction intergénérationnelle des inégalités sociales, nos résultats fournissent des matériaux en vue d’élaborer des hypothèses sur l’évolution possible des « régimes » de transferts intergénérationnels descendants étudiés. On peut conjecturer qu’une détérioration des conditions d’accès au marché du travail pour les jeunes suisses et hollandais risquerait de provoquer dans ces pays une forte augmentation des inégalités, tandis que la prolongation de la crise pourrait engager les contextes bismarckiens « traditionnels » sur la voie d’une refamilialisation larvée, modifiant progressivement le rapport entre transferts monétaires et cohabitation dans un sens favorable à cette dernière. Dans les pays où la cohabitation était la plus longue au moment de l’enquête, appréhender celle-ci sous la forme d’une répartition du revenu parental entre un plus grand nombre d’individus met en évidence que la cohabitation, indépendamment de son éventuelle prolongation, peut contribuer à répercuter directement les difficultés accrues de la jeune génération sur les autres membres de la famille.
D’une manière générale, notre stratégie de recherche et nos résultats conduisent à formuler des hypothèses originales quant à la construction sociale de la diversité des rapports familiaux en Europe et à leur évolution possible à moyen terme. Surtout, elle donne à voir dans quelle mesure s’en remettre à la « solidarité familiale » revient à faire reposer les débuts de la vie adulte sur les ressources héritées, et à renforcer leur rôle dans la production de la structure sociale dont sont porteuses les nouvelles générations.