Chroniques du procès Bo Xilai ou les arcanes de la vie politique chinoise
Le verdict dans l’affaire Bo Xilai a été annoncé dimanche, 22 septembre 2013. Sous réserve de la procédure en appel, l’héritier d’un des clans les plus puissants de la noblesse rouge, autoproclamé fils spirituel de Mao, a été condamné à la prison à vie pour corruption, détournement de fonds et abus de pouvoir. En août 2012, son épouse, l’ancienne avocate Gu Kailai, a été condamnée à la peine de mort avec sursis pour le meurtre d’un homme d’affaires britannique suite aux déclarations fracassantes de l’ancien chef de la police de la mégalopole de Chongqing et bras droit du couple, Wang Lijun. Les révélations en cascade des agissements de cette « Bande des Trois » ainsi que leurs procès respectifs nous offrent un accès exceptionnel au fonctionnement du cœur du système politique chinois.
Certes, le procès de Bo Xilai a correspondu aux parodies de justice habituelles. Mais, cette fois, l’accusé s’est déclaré non coupable. Le verdict est donc plus sévère qu’escompté. Au final, ce procès fut l’un des plus captivants de l’histoire de la République communiste On peut retenir que malgré les réformes de modernisation et de professionnalisation du système judiciaire depuis trente ans, domine une justice politique, celle du parti communiste chinois (PCC). Le procès de Bo qui s’est déroulé durant cinq jours, à la fin du mois d’août, dans les prétoires du tribunal populaire intermédiaire de la ville de Jinan, sur la côte Est du pays, est révélateur des stigmates enfouis de la mémoire collective chinoise, des évolutions profondes de cette société et, enfin, des profondes divisions au sein du parti. Pour toutes ces raisons, un contrôle politique total des pratiques judiciaires semble de plus en plus difficile. Sous l’ère du nouveau Président Xi Jinping, les prétoires chinois verront-ils souffler un vent plus radical de réformes ?
1 La concordance des temps : de Mao à Bo
Premier élément commun avec l’histoire longue de la Chine communiste : ce procès s’inscrit dans le cadre d’une purge politique orchestrée par le PCC lui-même, à travers une campagne de lutte contre la corruption. Depuis 1949, de telles campagnes sont récurrentes. Les écoliers chinois apprennent tous l’histoire de l’exécution publique pour faits de corruption grave, en février 1952, de Liu Qingshan et Zhang Zishan, héros révolutionnaires devenus hauts dirigeants de la préfecture de Tianjin. A l’époque, rapportent les archives officielles, plus de 120 000 personnes ont assisté à leurs séances d’accusation brutales. Mao avait tranché : « C’est seulement en exécutant ces deux-là que nous pourrons empêcher 20, 200, 2000 ou 20000 cadres corrompus de commettre d’autres crimes ». Dans un second temps seulement, le tribunal populaire provisoire de la province du Hebei avait entériné la sentence de mort. Pourquoi organiser un procès alors que le verdict avait déjà été décidé ? La même question se pose à chaque fois que le PCC livre à la justice un dossier d’accusation constitué à partir de ses procédures d’enquêtes internes, basées sur des confessions, l’autocritique, l’isolement, les pressions familiales ou la mise en cause de la « moralité » de ses cadres. Suite à son arrestation au printemps 2013, Bo Xilai a été détenu incommunicado pendant des mois par la Commission d’inspection de la discipline, la police du parti. Des aveux écrits, obtenus par la contrainte psychologique selon l’accusé, ont servi de preuves à charge contre lui, à l’audience de son procès « public ». Le passage par le système judiciaire formel de la décision politique préalable d’éliminer un rival redoutable demeurait indispensable pour que le président Xi Jinping, en début de mandat, puisse imposer sa légitimité sur les dossiers dépassant le seul cadre du parti et touchant aux questions de gouvernance de l’Etat chinois dans son ensemble.
Règlement des successions politiques
Deuxièmement, les campagnes de lutte contre la corruption organisées par le PCC, en position constante de juge et partie, sont constitutives des rouages classiques du règlement des successions politiques. Les luttes factionnelles comprennent la mise sous tutelle de cartels économiques, véritables Etats dans l’Etat. En juin 2013, l’arrestation du ministre des Chemins de Fer, Liu Zhijun, a entrainé une restructuration de ce secteur industriel puissant et jusque-là coopté par quelques factions au sein du régime. De la période soviétisante du maoïsme, la Chine a conservé l’existence d’une nomenklatura rouge divisée en clans familiaux qui échangent des informations de première main contre du capital relationnel et négocient des Empires industriels au sein de « l’économie capitaliste d’Etat » qu’est devenue la Chine. L’usage du pouvoir est absolu. La perte de pouvoir l’est aussi, synonyme d’abyme de violence. Dans ce cas, les familles et notamment les épouses et les enfants des membres déchus du parti sont traités sans pitié. C’est le cas, ici, avec le clan Bo Xilai. Lui-même, dans le passé, a agi de la sorte avec ses rivaux. La seule période de l’histoire de la RPC pendant laquelle les règles de succession politique, certes implicites, ont été organisées de façon relativement pacifique, correspond à la décennie qui fait suite au décès de Deng Xiaoping, entre 1997 et 2007.
Rassembler et assainir le parti
Troisièmement, les campagnes anti-corruption ont toujours été destinées à rassembler et à assainir le parti, au sens propre, à savoir tant sur le plan des mœurs que des tendances idéologiques. Les membres du parti qui sont pris dans ses filets sont toujours officiellement attaqués pour des faits de corruption mais, en interne, ils sont d’abord dénoncés pour leurs opinions. C’était le cas lors des campagnes maoïstes des années 1950-1970, des luttes contre les « droitiers », les « antirévolutionnaires », les apparatchiks ou autres traitres. Bo Xilai a gouverné la ville-province de Chongqing d’une main de fer. Lors de son procès, il a même reconnu avoir violemment giflé le chef de la police locale, venu l’informer du rôle de sa femme dans l’assassinat d’un homme d’affaires anglais. Sous couvert de mener des opérations anti-mafia et « mains propres », entre 2007 et 2012, beaucoup de journalistes, d’avocats de la défense, de fonctionnaires ou de simples citoyens ont été harcelés, intimidés et/ou condamnés injustement à des peines de rééducation par le travail. Or, aucun chef d’inculpation n’a porté sur les agissements quotidiens de Bo Xilai. Ces procédés furent, en partie il est vrai, soutenus par les membres du bureau politique de l’époque. Les internautes chinois dans l’ensemble ne considèrent pas non plus que les montants de corruption avancés par le procureur (notamment la mention de 5M de yuans pour financer les vacances de hauts cadres du parti) soient très élevés eu égard aux scandales qui nourrissent l’actualité quotidienne en Chine. En revanche, le Camarade Bo Xilai, non content d’être l’autocrate de petits royaumes combattants qu’il a asservi successivement à Dalian, au ministère du Commerce, à Chongqing, etc. avait fondé un courant politique qualifié de « nouvelle gauche ». Stratège, nostalgique ou fidèle à son passé de garde rouge, éduqué à la vulgate de la dictature du prolétariat, le fils du vétéran Bo Yibo avait osé s’approprier la figure tutélaire et le style politique du père de la patrie, Mao Zedong. Riche homme d’affaires aux mœurs mafieuses, Bo Xilai méprisait autant l’Etat de droit démocratique que la nomenklatura petite bourgeoise du parti. Prétendant rassembler autour de lui les gens de peu, les exclus du miracle économique, il avait été progressivement rejoint par des intellectuels brillants, formés, comme lui, à la lutte politique durant la Révolution culturelle et impatients de formuler une modèle alternatif par rapport aux niaiseries de « la société harmonieuse », revendiquées par le courant majoritaire conservateur au sein du parti. Attaquer Bo Xilai sur le plan des mœurs et pour ses pratiques de corruption permet du même coup de ruiner les espoirs politiques du courant de la nouvelle gauche en réaffirmant le modèle de gouvernance du parti axé sur le pragmatisme et des décisions collégiales : l’opposé de la personnalisation du pouvoir de l’ère Mao
Transparence de la justice
Dernier aspect commun par rapport à la période maoïste, le régime entretient un rapport très ambigu vis-à-vis de la notion de transparence de la justice. Jusqu’au début des années 2000, les grands procès avaient lieu « en public » c’est-à-dire dans des stades, des théâtres en plein air voire des préaux d’écoles. La loi de procédure pénale statue désormais que, sauf exceptions, les procès sont accessibles (gongkai) à tous et doivent se dérouler dans l’enceinte d’un tribunal. Bo Xilai n’a pas été jugé devant une foule démontée mais face à un parterre sélectionné, la fine fleur du parti, des medias officiels et aussi quelques millions d’internautes. Pour la première fois dans l’histoire de la justice chinoise, des instantanés d’audience ont été retransmis par tweets, en léger différé, y compris lors des débats contradictoires qui ont eu lieu, à la surprise générale, entre Bo Xilai et ses accusateurs. Une évolution plus saine, évidemment, aurait été de convoquer des jurés pour rendre le verdict. Le rapport 2013 de la Cour Populaire Suprême indique toutefois que dans plus de 52% des affaires pénales en Chine, siègent des jurés, formés à cette tâche. En chemise blanche au lieu de la tenue standard des détenus, Bo Xilai a violemment réfuté les accusations portées contre lui en fustigeant la police du parti pour l’avoir contraint aux aveux. Sa pugnacité à l’audience, y compris le jour du verdict, faisait d’emblée songer aux invectives de la veuve Mao contre le procureur qui instruisait ses crimes incalculables. Cependant, il est évident qu’alors même que le principe de présomption d’innocence figure dans la loi de procédure pénale depuis 1997 (article 12), et dans des termes tout à fait universels, Bo Xilai n’avait aucune chance d’être acquitté. Malgré des décennies de réformes, la justice pénale demeure une structure bureaucratique, un outil de gouvernance docile dès qu’un dossier sensible lui est soumis. Or, dans un tel système de confusion des pouvoirs, toute affaire est potentiellement sensible donc politique.
2 Des changements fondamentaux
La concordance des temps avec la Chine maoïste est évidente. Toutefois, la métamorphose de la société chinoise depuis les années 1980, y compris les transformations de son système juridique, ne permettent plus un contrôle politique absolu des pratiques judiciaires. Ainsi, le procureur et les trois juges du procès étaient probablement tous membres du PCC mais ce sont aussi de vrais professionnels. En apparence, les audiences chinoises ressemblent à celles des séries américaines : salle d’audience high-tech, marteau du juge, usage des preuves électroniques, présence des caméras de la télévision officielle, premiers chroniqueurs judiciaires, etc. En vérité, malgré les perspectives offertes par les nouvelles dispositions de la loi de procédure pénale, entrée en vigueur en janvier 2013, les divergences avec un Etat de droit démocratique restent fondamentales. En Chine, les juges-assesseurs (shenpanyuan) ont pour devoir de contrôler la loyauté du procès en se limitant à la vérification des pièces écrites. Un procès politique de cette importance est orchestré dans les moindres détails, répété comme une pièce de théâtre ainsi que l’a récemment révélé l’avocat Gao Zicheng. Phénomène unique au procès de Bo Xilai, la confrontation directe, orale et publique, entre l’accusation et la défense, a beaucoup marqué. D’inquisitoire, la procédure pénale s’est montrée, ici, étonnement accusatoire avec l’apparition physique des témoins au tribunal. Non pas que nous ayons assistés à de belles plaidoiries : les avocats de Bo (Li Guifang et Wang Zhaofeng), choisis par la famille à partir d’une liste restreinte de plaideurs, étaient dans l’action très en retrait. En résumé, la valeur de la procédure judiciaire semble mieux reconnue parmi les professionnels, juges et procureurs issus de cette justice non indépendante. Le respect du droit des parties demeure interprété de façon très stricte. Les conditions de l’introduction d’un certain niveau de débats, d’une oralité dans les prétoires semblent désormais possibles. Seront-elles généralisées au-delà du cas présent ? Seront-elles désormais exigées par les avocats défenseurs de causes ordinaires ?
3 Le style « néo-Bo Xilai » de Xi Jinping
Depuis le discours de Xi Jinping du 4 décembre 2012 reconnaissant la valeur de la Constitution de l’Etat chinois, la démocratie constitutionnelle et parlementaire est désignée comme l’ennemi public numéro un. Nombre de ses porte-paroles, défenseurs des droits, avocats pénalistes ou jeunes bloggeurs, ont été arrêtés, comme Sui Muqing, Xu Zhiyong, Liu Weiguo, Li Fangping ou encore le professeur Zhang Xuezhong, qui n’a plus le droit d’enseigner le droit constitutionnel. De même, l’homme d’affaires, Wang Gongquan, mécène de groupes intellectuels démocrates, a été arrêté par la police le 13 septembre. Un document interne du parti (dit document N.9) interdit rigoureusement les « rassemblements illégaux », « les regroupements de personnes » et autres « fausses rumeurs » sur le Net. Comment concilier ce mouvement de rectification idéologique, incarnation de l’Etat policier, la lutte contre la « nouvelle gauche » et les discours de l’automne 2012 ? Certes, sur les campus et dans les milieux intellectuels, cette campagne au style nord-coréen attise les calambours. Malgré tout, une forme de déception si ce n’est une réelle inquiétude est palpable. Cette ambiance conservatrice a fait réagir de nombreux intellectuels publics dont le doyen de la faculté de droit de la prestigieuse Université Tsinghua, courroie de transmission d’idées vers le parti.
Des « Lumières chinoises » ?
Dans un très long texte qui a beaucoup circulé sur Weibo, le Professeur Wang Zhenmin explique que l’avenir du parti passe par l’activation des « Lumières chinoises » et la justice constitutionnelle. Dans le même temps, Pékin a annoncé l’abolition progressive du système de rééducation par le travail (laojiao) ainsi qu’un nouveau cycle de réformes de la justice (2013-2018). Un conservateur modéré, mieux formé que ses prédécesseurs, Zhou Qiang, a été nommé président de la Cour Populaire Suprême (CPS). L’autonomisation progressive de la CPS par rapport aux directives du parti et aux injonctions du gouvernement se poursuit, en particulier au niveau de la justice civile et de la procédure civile. En préambule le nouveau programme de réformes explique : « Le système judiciaire est une composante essentielle du système politique, l’impartialité judiciaire est une garantie de la justice sociale ». L’attention est centrée sur les questions de gouvernance de la justice, le ratio coût/efficacité du système judiciaire. En même temps, sont réintroduits les textes idéologiques fondateurs de l’époque maoïste, ceux inspirés du modèle Ma Xiwu et du programme commun de 1951. Les comités de jugement et la médiation sont imposés face aux procédures judiciaires formelles. La traduction du livre de Lord Denning, « The Due Process of Law », par le premier ministre actuel, Li Keqiang, est un best-seller en Chine. Or, ce livre montre la valeur de la procédure dans la culture juridique anglo-saxonne. L’opinion publique rappelle également que ce sont des professeurs de droit, des avocats et des citoyens du Net (les Netizens) qui ont fait connaître les exactions de Bo Xilai à Chongqing et ont ainsi contribué à sa chute. La Révolution culturelle s’est achevée avec le procès fleuve de « la Bande des Quatre » et l’annonce d’une nouvelle ère respectueuse du droit. La période des tensions politiques issues du 18ème Congrès du Parti s’achèvera-t’elle avec la fin du procès de celui qui se présentait comme le successeur posthume de Mao ? Quelle alternative offre le « rêve chinois » (zhongguo meng) proposé par Xi Jinping par rapport au « modèle Bo Xilai » qui vient d’être étouffé ? La condamnation de Bo Xilai est une étape importante du combat des chefs du parti et leurs factions pour une succession au pouvoir qui a été l’une des plus violentes de l’ère post-Mao. Le rapport de force a été à la mesure des enjeux. Populaire, Bo Xilai a tenté de retourner le parti en sa faveur.
Le « rêve chinois » de Xi Jinping
En quête de popularité, le président Xi Jinping, a voulu convaincre, au-delà du parti, de sa légitimité à gouverner. En digne héritier, il veut prouver qu’il détient le « mandat du ciel ». Bo Xilai jouait le destin d’un clan familial incarnant la Révolution en politique. Xi Jinping jouait sa capacité à gouverner alors que son prédécesseur, Hu Jintao, est déjà accusé d’avoir fait perdre dix ans de réformes à la Chine. Déchu de tous ses droits politiques, Bo Xilai est pour l’instant éliminé. L’équipe en place n’a pas atteint l’objectif ultime, incontournable, qui consiste à inventer un modèle politique alternatif, au-delà des slogans nationalistes. Jusque-là, le « rêve chinois » n’est qu’une copie revisitée de la vision politique de Deng Xiaoping après la tragédie de 1989. Sur ce point, Bo Xilai et ceux qui le soutiennent n’ont pas abattu toutes leurs cartes. Pour nous, il ne fait plus de doute que la justice va devenir l’un des domaines privilégiés d’observation et de compréhension des évolutions politiques futures de la Chine.
Publié sur le site de Rue89