La guerre Chine – Japon n’aura pas lieu
Après des mois de tensions parfois violentes, la crise sino-japonaise autour des îles Senkaku/Diaoyu semble s’acheminer vers un point de non-retour qui fait craindre le pire. Le 13 décembre - 75 ans exactement après le début du massacre de Nankin et la date ne doit rien au hasard - un avion chinois de surveillance maritime a survolé cet archipel contrôlé par le Japon, dont la Chine revendique aussi la souveraineté. Tokyo a immédiatement répliqué par l’envoi de chasseurs F15, protestant vigoureusement contre cette violation de l’espace aérien nippon, la première de l’après-guerre. Trois jours plus tard, le parti conservateur remportait une victoire éclatante aux législatives et le futur Premier ministre Shinzô Abe déclarait immédiatement : «La Chine conteste le fait que ces îles soient une partie inhérente du territoire japonais. Notre objectif est de mettre fin à cette revendication». Côté chinois, la même intransigeance prévaut et le contentieux semble insoluble par la négociation. La voix des armes est-elle alors la seule issue pour imposer le droit ? Ce scénario est hautement improbable pour des raisons à la fois économiques, stratégiques et politiques.
Un affrontement armé ou même une guerre commerciale de grande ampleur seraient désastreux pour les économies des deux géants asiatiques, tant les interdépendances sont étroites dans le commerce, les investissements et la finance. Depuis l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, les échanges ont été décuplés pour atteindre 345 milliards de dollars en 2011. La Chine est le premier partenaire commercial du Japon, lui-même premier fournisseur de son grand voisin. Le stock des investissements japonais est évalué à 80 milliards de dollars et les milliers d’entreprises nipponnes établies en Chine contribuent grandement à l’expansion et à la montée en gamme de l’industrie chinoise. Au moment où le Japon est en panne de croissance et où la Chine doit réorienter son modèle de développement, on voit mal comment les dirigeants prendraient le risque d’un affrontement armé dont les conséquences économiques seraient incalculables. Le Japon peut sembler le plus vulnérable car 20% de ses exportations sont destinés à la Chine contre seulement 8% dans l’autre sens. Mais l’économie chinoise souffrirait aussi cruellement de l’effondrement des flux commerciaux et de l’exode des entreprises japonaises. On l’a vu après la catastrophe de Fukushima, la courte interruption des exportations japonaises de composants essentiels a entrainé des conséquences en chaîne pour l’industrie chinoise et mondiale : certaines productions ont dû être arrêtées, notamment dans l’électronique et l’automobile.
Sur le plan militaire, l’issue d’un conflit serait très incertaine, car l’avantage quantitatif des forces chinoises serait sans doute neutralisé par la supériorité technologique de la marine et de l’aviation japonaises. L’état-major chinois en est conscient, d’où le doublement du budget militaire entre 2007 et 2012, notamment pour améliorer les performances de l’électronique embarquée sur les avions ou navires et pour transformer une marine essentiellement côtière en marine de haute mer. Par ailleurs, la question d’une intervention américaine se poserait à un moment ou à un autre. Jusqu’à présent, Washington s’est employé à calmer le jeu sans se prononcer sur le fond du contentieux. Mais en cas de conflit armé, les forces américaines devraient intervenir, car ces îles sont implicitement visées par l’article 5 du Traité de sécurité entre les Etats-Unis et le Japon qui prévoit le soutien militaire américain en cas d’attaque du territoire nippon.
Enfin sur le plan politique, aucun des deux gouvernements n’envisage d’en arriver à une épreuve de force militaire. En dépit de déclarations martiales, ils savent que les conséquences seraient incontrôlables, compte tenu du climat passionnel de ces derniers mois. La Chine envoie sur la zone des moyens de reconnaissance et de surveillance - avion et navires - pour marquer ce qu’elle estime être son territoire ; sans doute ces actions symboliques fortes visent-elles plus à calmer une opinion publique chauffée à blanc qu’à faire plier le Japon. Pour sa part, le nouveau Premier ministre japonais a déroulé durant la campagne électorale son agenda nationaliste mais tel Janus, Shinzô Abe a aussi un autre visage. C’est un réaliste et un pragmatique, comme on l’a vu en 2006 : déjà Premier ministre, il avait alors débloqué les relations avec la Chine mises à mal par son prédécesseur Junichirô Koizumi.
Si la guerre est hors de question, quelle pourrait être l’issue de ce contentieux ? Serait-ce un retour au statu quo qui a prévalu depuis 1972, laissant aux générations suivantes le soin de régler ce différend ? Peu probable, car Pékin juge que Tokyo a rompu cet accord par la « nationalisation» des îles en septembre dernier. Peut-être faudrait-il alors un statu quo « enrichi », qui prévoirait par exemple un partage des ressources halieutiques et énergétiques sans se prononcer sur la question - insoluble aujourd’hui - de la souveraineté.
Bien qu’un tel accord soit actuellement hors de portée, la guerre semble cependant exclue. Sauf si un incident mineur mettait le feu aux poudres et qu’il dégénérait, faute de communication entre les dirigeants : dans l’Iliade revisitée par Giraudoux à la veille de la Seconde guerre mondiale, la guerre de Troie ne devait pas avoir lieu et pourtant… la paix fût brisée, conformément aux sombres prédictions de Cassandre.
Claude Meyer est enseignant-chercheur à Sciences Po, associé au CERI, auteur de Chine ou Japon : quel leader pour l'Asie ?, Presses de Sciences Po, 2010