Les élections présidentielle et législatives du 13 janvier 2024 à Taiwan
Alexandre Gandil (Université Bordeaux Montaigne-D2iA et Sciences Po-CERI) et Françoise Mengin (Sciences Po-CERI)
Le samedi 13 janvier 2024, 19 millions d’électeurs taiwanais de plus de vingt ans ont participé à un double scrutin présidentiel et législatif[1]. Ces élections se sont déroulées dans un contexte de fortes pressions militaires de la part de la République populaire de Chine (RPC), Pékin présentant cette échéance comme un choix entre la paix ou la guerre. Mais ce contexte n’a ni découragé les électeurs de voter – le taux de participation s’élève à 71,8% – ni de porter leur choix sur le « ticket » à la présidence et à la vice-présidence des deux candidats labélisés « séparatistes » (fenli zhuyi zhe 分離主義者) par Pékin.
Un scrutin présidentiel qui traduit davantage de continuité que de ruptures
Dans le cadre d’un système bipartisan, trois candidats s’affrontaient, ce qui n’est pas inédit : ce fut le cas, en 1996, avec alors jusqu’à quatre candidats pour la première élection au suffrage universel direct, puis trois candidats en 2000, 2012, 2016 et 2020.
Dans une élection à un seul tour, c’est le vice-Président sortant, Lai Ching-te du Parti démocrate progressiste (Minjingdang, 民進黨, DPP), qui a remporté le scrutin avec une majorité relative de 40,05%, contre 33,49% pour Hou You-yi du Parti nationaliste (Guomindang, 國民黨, KMT) et 26,46% pour un outsider, Ko Wen-je qui a fondé son parti en 2019, le Taiwan People’s Party (Taiwan minzhong dang, 台灣民眾黨, TPP).
Ces trois candidats appartiennent à la même génération, qui est aussi celle de la Présidente sortante DPP, Tsai Ing-wen, née en 1956 : Lai est né en 1959, Hou et Ko en 1957. Par rapport au clivage sub-ethnique prévalent depuis 1949 – Continentaux s’étant repliés dans la foulée de la défaite des nationalistes en Chine versus Taiwanais descendants de colons chinois ayant émigré avant la colonisation japonaise de l’île (1895-1945) – tous appartiennent à la communauté dite taiwanaise. Tous les trois partagent une solide expérience à la tête de grandes municipalités dont ils ont été maires, une fonction pourvue au suffrage universel direct. Enfin, Lai comme Ko sont emblématiques de la trajectoire d’ascendance sociale privilégiée depuis la colonisation japonaise, celle de la médecine, tous deux s’étant d’abord illustrés dans cette profession. Pour sa part, le KMT Hou a fait toute sa carrière dans la police avant d’entrer en politique.
Des élections placées sous la menace militaire de la Chine
En 1996, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, la Chine avait procédé à une campagne militaire d’intimidation à la fois des dirigeants et de l’électorat taiwanais : en effet, un chef d’État démocratiquement élu posait implicitement les deux questions de l’indépendance de facto de l’île, d’une part, et de l’exemplarité du régime de Taipei, d’autre part. L’Armée populaire de libération (APL) avait alors procédé à trois séries de tirs de missiles à proximité des côtes taiwanaises[2] et à des manœuvres interarmes de grande ampleur dans la province du Fujian qui fait face à Taiwan. Cette campagne, qui avait conduit les États-Unis à dépêcher deux porte-avions dans la zone, est passée à la postérité comme étant la troisième crise du détroit, après celles de 1954-1955 et de 1958. Mais elle n’avait ni découragé les électeurs de prendre part au scrutin (avec un taux de participation s’élevant à 76,04%), ni d’élire (avec 54% des suffrages) le Président sortant, Lee Teng-hui, artisan de la démocratisation du régime nationaliste auto-réformé et dont deux des challengers étaient des dissidents conservateurs du KMT prônant une politique d’apaisement à l’égard de Pékin.
Face au scrutin du 13 janvier dernier, deux éléments de continuité se dégagent de prime abord. Hier comme aujourd’hui, la menace militaire chinoise n’empêche pas l’élection du candidat le moins favorable à Pékin. Autre élément de continuité, à plus court terme : c’est le vice-Président sortant qui accède à la magistrature suprême. Mais cet élément de continuité peut également s’analyser en termes de rupture puisque c’est la première fois que le même parti remporte trois fois de suite le scrutin présidentiel. À cet égard, il convient également de souligner une inflexion notable dans les préférences marquées par les États-Unis : si Washington s’est toujours abstenu d’intervenir directement dans les campagnes électorales taiwanaises, ses préférences s’expriment par le biais d’acteurs divers, telle la Chambre de commerce américaine à Taiwan. Pour les partenaires américains, le maintien à la présidence de la République du DPP ne pose plus de problème alors qu’ils mettaient l’accent, jusqu’au scrutin de 2012 compris, sur la capacité du KMT à dialoguer avec Pékin. De fait, au cours des huit années de présidence (2016-2024) de Tsai Ing-wen, les autorités chinoises ont mis un terme aux négociations entre les deux rives, fruit du rapprochement du KMT avec Pékin pendant les huit années de la présidence de Ma Ying-jeou (2008-2016). L’un des engagements de campagne des candidats Hou et Ko était d’ailleurs la reprise de ces négociations. Mais, vu de Washington, le contexte propice à un rapprochement entre les deux rives du détroit s’est considérablement modifié depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012.
Un succès relatif du DPP
Si pour la première fois dans l’histoire taiwanaise un même parti remporte à trois reprises consécutives l’élection présidentielle, il convient de relativiser le succès du DPP. Son résultat à la présidentielle (40,05%) est en baisse non seulement par rapport à ceux obtenus par Tsai lorsqu’elle a été élue en 2016 et réélue en 2020, avec respectivement 56% et 57% des suffrages, mais également par rapport à sa défaite de 2012 lorsqu’elle avait recueilli 45,6% des voix. Ce recul se double d’une défaite aux législatives, puisque le DPP n’a obtenu ni la majorité absolue, ni même la majorité relative. Indéniablement, ces résultats s’expliquent en partie par l’usure du pouvoir, mais aussi par la percée effectuée par le troisième candidat qui a capitalisé sur le fait qu’au cours des huit dernières années le DPP ne s’est pas attaqué en profondeur aux prix dans le secteur de l’immobilier, au droit du travail ou aux salaires.
Pour autant, si l’exécutif reste aux mains du DPP, Lai Ching-te se démarque de façon notable de Tsai Ing-wen. Certes tous deux appartiennent à la communauté dite taiwanaise, mais Tsai est née dans une famille aisée, même si elle ne doit rien à ses réseaux familiaux, tandis que Lai est né dans une famille très pauvre. En termes de carrière politique, Tsai était entrée au gouvernement sous la présidence KMT de Lee Teng-hui, n’avait adhéré que tardivement au DPP, en 2004, et n’avait pas occupé de fonction élective avant d’accéder à la présidence de la République en 2016, alors que Lai a obtenu tous ses mandats électifs sous l’étiquette DPP. Pour une responsable politique taiwanaise, Tsai Ing-wen possède une expérience non négligeable sur la scène internationale puisqu’elle a participé aux négociations ayant débouché en 2002 sur l’accession de Taiwan à l’Organisation mondiale du commerce – seule organisation à vocation mondiale à avoir admis Taiwan comme un membre à part entière, même si c’est en tant que « territoire douanier ». A l’inverse, la trajectoire politique de Lai a été consacrée aux affaires intérieures, et même à la ville de Tainan jusqu’à la fin des années 2010 : il a été élu dans cette circonscription à l’Assemblée nationale[3] en 1996 puis au Yuan législatif de 1999 à 2010, et à la tête de sa mairie de 2010 à 2017. Enfin, il convient de ne pas oublier qu’après avoir été Premier ministre de 2017 à 2019 sous le premier mandat de Tsai, Lai s’était présenté, sans succès, contre la présidente sortante aux primaires du DPP et en se positionnant alors comme beaucoup plus indépendantiste : cette compétition s’était résolue dans le ticket qu’ils formèrent lors du second mandat de Tsai. En revanche, celle qui peut incarner une continuité avec Tsai, c’est la nouvelle vice-Présidente, Hsiao Bi-khim, qui, elle aussi, possède une expérience internationale, puisqu’elle était précédemment représentante de son pays – ambassadrice officieuse – à Washington.
Dès lors, se pose la question d’une éventuelle remise en cause du bipartisme à Taiwan avec la percée réalisée par Ko Wen-je et son récent parti, fondé en 2019. Alors qu’aux présidentielles de 2016 et 2020, les 20-35 ans avaient voté massivement pour Tsai, il semble qu’une partie notable d’entre eux se soient tournés vers Ko si l’on se fie notamment à leur présence massive lors de ses meetings électoraux. À cet égard, une tendance longue se confirme : la désaffection des jeunes pour le KMT puisque 15% environ d’entre eux voteraient pour ce dernier. Et si la candidature de Jaw Shaw-kong au poste de vice-Président dans le ticket formé par le KMT a rassuré l’électorat pro-Pékin[4], elle a contribué à la désaffection des jeunes.
Malgré sa percée aux élections de janvier 2024, l’avenir de Ko Wen-je reste incertain. Sa carrière politique est non seulement récente mais déjà sinueuse : il est entré en politique dans la foulée du Mouvement des tournesols[5] en 2014 et c’est avec le soutien du DPP qu’il a été élu maire de Taipei la même année, avant de fonder son propre parti en 2019. Or, historiquement les petits partis politiques ont tous finis par être marginalisés dans le spectre partisan taiwanais.
La pesanteur de la spécificité du clivage partisan taiwanais
Avec la démocratisation du régime nationaliste au cours des années 1980 et la légalisation du multipartisme, le clivage partisan ne s’est pas noué autour des binômes traditionnels – gauche-droite, État-Église, centre-périphérie – mais autour du futur statut de Taiwan, soit le binôme unification-indépendance, ou plus précisément, le refus de renoncer à une unification à long terme si la Chine se démocratisait pour ce qui concerne le KMT versus le refus de renoncer à la proclamation de l’indépendance de jure de Taiwan si la Chine ne s’y opposait plus par la force pour ce qui concerne le DPP. Et progressivement, au sein des deux principaux partis, la scission de factions radicales, unionistes et indépendantistes, a fractionné le spectre partisan en autant de clivages que l’option statutaire peut se décliner : depuis une unification immédiate jusqu’à la proclamation immédiate de l’indépendance. Par conséquent, le clivage partisan taiwanais fait système avec le conflit de souveraineté. En outre, le DPP aurait eu vocation à être un parti de gauche se faisant le relais des revendications sociales. Or, dès sa fondation en 1986, sa base électorale fut les agriculteurs et les patrons de petites et moyennes entreprises, souvent familiales, soit les Taiwanais discriminés par la minorité continentale qui avait monopolisé les positions de pouvoir et d’accumulation sous le régime de Chiang Kai-shek, un clivage lui-même engendré par le conflit de souveraineté né en 1949. Avec une grande continuité, autour des deux partis de gouvernement – le KMT et le DPP – deux coalitions parlementaires – bleue et verte – recouvrent, dans leurs options majoritaires, l’alternative refus de renoncer à l’unification versus refus de renoncer à l’indépendance, soit le maintien du statu quo à court et moyen termes.
Or, la croissance des menaces militaires chinoises ne fait qu’amplifier cette dichotomie dans la mesure où elles sont relayées par le KMT. Au cours des semaines qui ont précédé l’élection du 13 janvier, le KMT a repris le mot d’ordre de Pékin, faisant du scrutin un vote pour ou contre la guerre. Sur ce point, sa campagne a légèrement différé des précédentes dans la mesure où il s’est moins prononcé pour une politique de rapprochement avec Pékin que sur la menace d’un conflit militaire au cas où le DPP remporterait le scrutin. Dès lors, comme par le passé, les enjeux socio-économiques sont passés au second plan, sauf pour ce qui concerne le troisième candidat, Ko Wen-je.
Le futur positionnement de Ko Wen-je sur le spectre partisan ne sera donc pas sans influence sur la marge de manœuvre du Parti communiste chinois (PCC) pour poursuivre sa politique de Front uni avec le KMT.
L’avenir de la politique de Front uni de Pékin
Après que le KMT a été battu une seconde fois à la présidentielle de 2004, son président, Lien Chan, a effectué en avril 2005 un voyage dit de la paix à Pékin et signé le Troisième Front uni KMT-PCC[6], par lequel les deux formations s’engageaient à ouvrir et pérenniser des négociations de parti à parti et déclaraient leur commune opposition à l’indépendance de Taiwan.
Or, quelques semaines auparavant, prenant acte du clivage durable du spectre partisan taiwanais autour de la question statutaire, les autorités chinoises avaient légalisé la criminalisation d’une partie de la scène partisane insulaire lorsque l’Assemblée nationale populaire avait adopté, le 14 mars 2005, la loi contre la sécession de la nation (fan fenlie guojia fa 反分裂國家法) dont les articles 1er, 2 et 8 visent nommément les « forces sécessionnistes “indépendantistes de Taiwan” » (« Taidu » fenlie shili 「台獨」分裂勢力), l’article 8 autorisant le recours à des moyens non pacifiques si la sécession de Taiwan devient effective, mais également si les possibilités d’une réunification pacifique sont épuisées.
De surcroît, le Front Uni KMT-PCC s’est doublé d’une obstruction parlementaire pratiquée par le KMT et ses alliés lorsqu’ils disposaient d’une majorité au Yuan législatif sous la présidence DPP de Chen Shui-bian. Pendant le second mandat de celui-ci (2004-2008), le KMT a systématiquement bloqué des réformes auxquelles il n’était pas opposé sur le fond comme la restructuration du secteur bancaire ou l’adoption du budget spécial pour un achat d’armes aux Etats-Unis, approuvé dès 2001 par l’administration Bush, repoussé plus de soixante-dix fois par le comité procédural du Yuan législatif entre 2004 et 2007 et finalement adopté le 15 juin 2007, mais dans une version considérablement allégée, privant la politique d’armement de l’essentiel de son contenu. Plus généralement, il y avait eu un véritable chassé-croisé des positions défendues par le KMT et le DPP sur toute une série de dossiers internes, telles les législations sociale ou environnementale.
Or, le scrutin de janvier dernier n’ayant pas permis de dégager une majorité au Yuan législatif, l’hypothèse d’obstructions parlementaires relayées par de nouvelles percées de la politique de Front uni revient au premier plan.
Un Parlement sans majorité absolue
Parallèlement au scrutin présidentiel, les Taiwanais étaient appelés à élire les 113 membres du Yuan législatif selon trois modes de scrutins à un tour : un scrutin uninominal majoritaire par circonscription (73 sièges), un scrutin plurinominal proportionnel à l’échelle nationale (34 sièges)[7], et un scrutin uninominal réservé aux populations autochtones de Taiwan (6 sièges)[8]. En perdant 10 députés par rapport à la législature précédente (51 versus 61), le DPP passe sous la barre des 57 sièges et se retrouve privé de la majorité absolue dont il disposait depuis 2016. Le KMT redevient le premier parti représenté au Parlement, avec 52 élus, et pourra compter sur le soutien des deux députés sans étiquette de la nouvelle législature[9]. Dans cette configuration inédite où aucune majorité absolue ne se dégage spontanément[10], ce sont aux huit députés du TPP que revient la capacité de faire basculer le Parlement d’un côté ou de l’autre[11].
Rapports de pouvoir entre partis politiques : ni victoire claire, ni échec patent
Les résultats de chaque force politique en présence ne sanctionnent ni triomphe, ni désastre. Si la majorité relative revient au KMT, les résultats du scrutin de liste montrent que le Parti ne remporte pas le vote populaire. C’est le DPP qui arrive en tête, avec 36,16% des suffrages exprimés (169 819 voix de plus qu’en 2020, soit une hausse de 3,5%) – un score dont le parti de Lai Ching-te se réjouit, et qui lui permet de tempérer a minima la perte, certes anticipée, de sa majorité absolue. Le KMT arrive donc en deuxième position, non loin derrière, avec 34,58% des suffrages exprimés et 4 764 293 voix (en hausse de 0,9% par rapport à 2020). Or, ce résultat est d’autant plus instructif qu’il s’avère légèrement supérieur à celui enregistré par le ticket présidentiel Hou-Jaw (33,49%). C’est d’ordinaire l’inverse qui se produit, dans la mesure où les électeurs ont le choix entre plus de listes aux législatives (16 en 2024) que de candidats à l’élection présidentielle, ce qui conduit généralement à un éparpillement des voix. Ainsi, même si cet écart de 93 272 voix ne paraît pas significatif en valeur absolue, il demeure révélateur en matière d’attractivité du ticket présidentiel. En l’occurrence, Hou You-yi n’a pas réussi à rassembler derrière lui tout l’électorat potentiellement promis au KMT, ce que son ex‑colistier n’a pas manqué de lui reprocher quelques jours après l’annonce des résultats[12].
Les 14 élus supplémentaires que le KMT fait entrer au Parlement cette année sont tous issus du scrutin par circonscription. Le basculement le plus important a eu lieu à Taichung, la deuxième ville du pays, où le Parti est parvenu à arracher quatre circonscriptions au DPP ; il en contrôle désormais six sur huit. L’une des raisons avancées par les observateurs taiwanais permettant d’expliquer ce succès revient à l’absence de candidats investis par le TPP dans certaines de ces circonscriptions, réputées difficiles[13]. Mais le KMT a également enregistré plusieurs victoires dans les circonscriptions du nord de l’île : trois gagnées à New Taipei comme à Taoyuan, l’une des circonscriptions de Taipei, ainsi que l’unique circonscription de Keelung. Sur la côte ouest, le Parti remporte l’une des deux circonscriptions de Yunlin, et au sud-est, l’unique circonscription de Taitung. À ce scrutin, le DPP arrive également en tête en termes de suffrages exprimés à l’échelle nationale (46% des voix versus 39,9% pour le KMT), mais ces résultats doivent être pris avec précaution puisque le DPP a présenté des candidats dans cinq circonscriptions de plus que le KMT (69 versus 64, chacun des deux partis en ayant remporté 36)[14].
C’est dans cette incapacité pour les deux grands partis taiwanais à se sécuriser une majorité absolue que se loge la principale réussite du TPP. Certes, le parti de Ko Wen-je parvient à s’octroyer le rôle qu’il n’était pas parvenu à s’attribuer lors de la précédente législature, celui de faiseur de roi au Parlement mais cette victoire masque deux déceptions. D’une part, le TPP ne remplit pas l’objectif qu’il s’était fixé de doubler son nombre de députés, passant de cinq à seulement huit élus. D’autre part, ces huit élus s’avèrent tous issus du scrutin de liste, le Parti ayant échoué à remporter la moindre des dix circonscriptions dans lesquelles il avait investi des candidats. Ceux-ci ont néanmoins enregistré des résultats sensiblement supérieurs aux prévisions des observateurs politiques[15]. Ces deux éléments posent, en creux, la même question : celle de la capacité à incarner le Parti au-delà de la seule figure de Ko Wen-je.
Rapports de pouvoir entre exécutif et législatif : coalitions incertaines, cohabitation improbable
En l’absence de majorité absolue évidente pour un camp ou pour un autre, les huit députés du TPP se retrouvent au cœur des tractations conduites par les deux grands partis taiwanais. Du côté du KMT, l’espoir est celui d’une coalition pérenne, de façon à assurer la non‑congruence entre les majorités présidentielle et législative. À la veille du scrutin du 13 janvier, le candidat KMT à la vice-présidence de la République, Jaw Shao-kang, avait même publiquement intimé à Ko Wen-je de refuser toute coopération avec le DPP au cas où le candidat du TPP remporterait la présidentielle ; l’intéressé avait par la suite répondu qu’il resterait libre de ses propres choix dans la composition de son futur gouvernement[16]. Du côté du DPP, les appels à la coopération ont jusqu’à présent été plus subtils. Dans son discours de victoire, le Président élu Lai Ching-te a appelé à la coopération entre les différents partis, à la fois, donc, avec le TPP et avec le KMT, afin de limiter les entraves à son exercice du pouvoir et à la mise en application de son programme. Entre coalition pérenne et coalitions ad hoc, il semble que le TPP se tourne vers la seconde option.
D’un point de vue ontologique, le parti de Ko Wen-je n’a aucun intérêt à se ranger durablement du côté du KMT, au sein d’une coalition pan-bleue élargie et institutionnalisée, au risque de disparaître lui-même. Depuis la création de son parti en 2019, Ko Wen-je a mis en avant sa volonté de se situer par-delà le clivage entre le KMT et le DPP, par-delà le clivage entre les « bleus » et les « verts », et de se distinguer de ces deux grands partis[17]. Si le TPP en venait à se ranger d’un côté ou de l’autre, il perdrait sa raison d’être et ne parviendrait donc pas à sécuriser sa place au sein de l’échiquier politique taiwanais. Il s’agit là d’une problématique récurrente auxquels ont toujours été confrontés les petits partis parvenus à être représentés au Yuan législatif. Les dernières forces politiques à en avoir pâti sont le Taiwan Statebuilding Party (Taiwan jijin 台灣基進 – TSP) et le New Power Party (Shidai liliang 時代力量 – NPP) qui avaient respectivement fait élire un et trois députés en 2020. Faute de s’être clairement et suffisamment distingués de la ligne du DPP, ils ne sont pas parvenus à se maintenir au Yuan législatif en 2024[18]. Dans ces conditions, le choix de coalitions ad hoc pourrait s’avérer d’autant plus pertinent pour le TPP que le programme de Ko Wen-je suggère des terrains d’entente tantôt avec le DPP (par exemple, sur l’augmentation de la part patronale dans les cotisations retraite), tantôt avec le KMT (par exemple, sur la nécessité de ne pas renoncer à l’énergie nucléaire). Son parti a tout intérêt à s’imposer comme une force constructive sur ces dossiers de politique intérieure, dans la mesure où les électeurs du TPP ont en partie été séduits par la volonté affichée du Parti de s’extraire d’un agenda politique national surdéterminé par les rapports de Taiwan avec la Chine.
Le 1er février 2024, le nouveau Yuan législatif s’est réuni pour la première fois et a procédé à l’élection de son Président. La veille, le TPP avait annoncé in extremis qu’il présenterait sa propre candidate, la députée Huang Shan-shan 黃珊珊. Cette dernière ayant été éliminée à l’issue du premier tour du scrutin, les députés du TPP se sont abstenus au second, refusant de reporter leurs voix sur l’un des deux candidats restants : le KMT Han Kuo-yu 韓國瑜 et le Président sortant DPP Yu Shyi-kun 游錫堃. Han Kuo-yu a donc été élu avec 54 voix (52 KMT et 2 indépendants) contre 51 pour Yu Shyi-kun.
Quel que soit le choix opéré par le TPP en matière de coalition, la composition de la nouvelle législature n’ouvre pas la voie à une cohabitation à la française[19]. En République de Chine (Taiwan), le choix du Premier ministre revient au Président et ne nécessite aucun vote de confiance de la part du Yuan législatif. En revanche, en vertu de la Constitution (article additionnel no 3), une motion de censure à l’encontre du Premier ministre et de son gouvernement peut être soumise au vote du Parlement, à l’initiative d’un tiers des députés. Si cette motion de censure est adoptée (à la majorité absolue), le président de la République peut dissoudre le Yuan législatif sous dix jours et convoquer des élections anticipées. En l’espèce, il ne semble pas pertinent pour les députés du TPP de soutenir une telle opération ; l’engouement de la campagne désormais retombé, le parti de Ko Wen-je ne serait absolument pas certain de retrouver ses huit députés si une motion de censure était votée et le Parlement dissout sur décision de Lai Ching-te. Ce dernier, selon toute vraisemblance, s’apprête à nommer un Premier ministre issu du DPP en favorisant une continuité avec la double mandature de Tsai Ing-wen[20]. Plutôt que celle d’une cohabitation, c’est donc la question d’un potentiel débauchage de personnalités hors du DPP pour intégrer le nouveau gouvernement qui doit se poser avec plus d’acuité.
Comment appréhender le statu quo dans le détroit de Taiwan ?
Pour sa part, le Parti communiste chinois a commenté, dans ses propres termes, la perte de toute majorité pour le DPP au sein de « l’organe législatif de la région de Taiwan » (Taiwan diqu lifa jigou 台灣地區立法機構). Ainsi pouvait-on lire dans les colonnes du Quotidien du peuple en date du 14 janvier que : « Les résultats de la double élection dans la région de Taiwan font apparaître l’incapacité du DPP à représenter la volonté générale de la population de l’île »[21]. Un tel commentaire contribue non seulement à diffuser le discours classique de Pékin, selon lequel l’intérêt des dits compatriotes de Taiwan (Taiwan tongbao 台灣同胞) réside dans la réunification à travers le détroit, mais aussi à attaquer le DPP en reprenant – en creux – les éléments de son propre discours, selon lequel l’avenir de Taiwan doit résulter du choix des Taiwanais eux-mêmes.
Sur la scène internationale, la réaction de Pékin à l’élection de Lai Ching-te est restée relativement mesurée : Nauru a rompu ses relations diplomatiques avec Taipei et reconnu la RPC dès le 15 janvier, abaissant à douze le nombre de partenaires diplomatiques de Taipei. Mais, à la lumière des manœuvres militaires de ces dernières années, il convient de s’interroger sur l’avenir du statu quo dans le détroit.
Après être entré en fonction le 20 mai 2024, le président Lai Ching-te ne va certainement pas mettre l’accent sur l’indépendance formelle de Taiwan mais sur le maintien du statu quo. D’ores et déjà, il a démissionné de la faction « Nouvelle Vague » (xin chaoliu 新潮流) du DPP, la plus ouvertement indépendantiste. Et le maintien du statu quo est l’horizon d’attente de Washington, de l’Union européenne, du Japon ou de l’Australie, entre autres. Or, ce statu quo devient difficile à définir. Jusqu’à la fin des années 2010, défendre le statu quo revenait à reconnaître que Taiwan jouit d’une indépendance de facto, mais ne peut être reconnu comme un État par la communauté internationale, sur les plans multilatéral et bilatéral (excepté par les quelques alliés diplomatiques de Taipei). Il convient à cet égard d’insister sur la très grande continuité de la politique d’obstruction de Pékin à toute présence de Taiwan sur la scène internationale, y compris en termes de nomenclature. Il reste que le contexte international s’est considérablement modifié depuis la fin des années 2010, qu’il s’agisse des relations sino-américaines, de la remise en cause de l’autonomie de Hong Kong ou des opérations de police menées par la Chine en mer de Chine du Sud, entre autres.
En ce qui concerne Taiwan, il s’agit avant tout des incursions faites par l’APL à proximité des côtes taiwanaises[22]. Depuis 2019, l’armée chinoise ne fait d’incursions qu’à l’intérieur de la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ), soit la zone de défense déclaratoire à l’intérieur de laquelle un État contrôle le trafic aérien dans un objectif de sécurité nationale. Mais il ne faut pas minimiser ces incursions : elles épuisent les forces taiwanaises et peuvent être à l’origine d’un accrochage accidentel avec celles-ci, ce qui permettrait, par conséquent, de rejeter sur la partie taiwanaise la responsabilité d’un conflit. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune incursion dans les eaux territoriales : ni les forces aériennes ou navales de l’APL, ni les gardes côtes chinois n’ont jamais franchi la limite des 12 milles nautiques. Selon le ministère taiwanais de la Défense, une telle incursion serait considérée comme la « ligne rouge » et amènerait l’armée taiwanaise à ouvrir le feu. Or, outre les incursions dans l’ADIZ, les forces navales et aériennes chinoises se sont approchées de la limite des 24 milles nautiques à plusieurs reprises, soit de la zone dite contiguë qui, selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, permet à l’État côtier d’exercer un contrôle en vue de prévenir les infractions à ses lois et règlements dans les domaines douaniers, fiscaux, sanitaires ou d’immigration. En mars 2023, le ministre de la Défense taiwanais avait déclaré que si l’APL franchissait la limite des 24 milles nautiques, les forces taiwanaises se retiendraient d’ouvrir le feu en premier, afin de ne pas donner un prétexte à la Chine pour attaquer Taiwan.
Dès lors, à quel statu quo les chancelleries font-elles référence lorsqu’elles affirment qu’elles ne reconnaissent qu’une seule Chine tout en appelant au maintien du statu quo ?
Photo de couverture : Rue de Taipei, avril 2023. Crédit : leungchopan pour Shutterstock.
Notes
[1] Depuis 2012, le renouvellement, pour un mandat de quatre ans, de la présidence de la République et du parlement – monocaméral – au suffrage universel direct, à un seul tour, a lieu le même jour.
[2] En juillet et août 1995, puis en mars 1996.
[3] Un corps constitué qui n’existe plus.
[4] Né en 1950, fils d’un militaire du Hebei réfugié à Taiwan avec Chiang Kai-shek, Jaw Shaw-kong a fait sa carrière au KMT avant de s’opposer à Lee Teng-hui et de fonder en 1993 le Nouveau Parti (Xindang 新黨) ouvertement pour la réunification avec la Chine sous la formule « un pays, deux systèmes ».
[5] Vaste mouvement estudiantin en mars et avril 2014 contre la procédure expéditive de ratification d’un accord signé avec la Chine le 21 juin 2013 et portant sur le commerce des services.
[6] Les deux premiers avaient été noués entre 1924 et 1927, puis pendant la guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945.
[7] Les 34 sièges sont redistribués à la proportionnelle entre les partis politiques dont les listes ont obtenu plus de 5% des voix ; au moins 50% des sièges distribués à chaque parti doivent être occupés par des femmes.
[8] Les peuples autochtones représentent environ 2,5% de la population taiwanaise.
[9] La candidate autochtone Ciwas Ali 高金素梅 a été reconduite par les urnes sans affiliation partisane, mais elle a siégé au sein du groupe parlementaire KMT lors de la dernière législature, entre 2020 et 2024. Chen Chao-ming 陳超明 a quant à lui été reconduit pour la quatrième fois à son poste de député dans la première circonscription de Miaoli ; c’est la première fois qu’il concourrait sans être affilié au KMT, mais il bénéficiait malgré tout du soutien du Parti qui ne lui a pas opposé de candidat.
[10] Les élections législatives de 2001 et de 2005 n’avaient permis à aucun parti de s’assurer, à lui seul, la majorité absolue au Parlement mais, dans les deux cas, le KMT et le People’s First Party (PFP) s’étaient rassemblés au sein d’une coalition dite pan-bleue.
[11] Parmi les pouvoirs conférés au Yuan législatif par la Constitution : voter des textes de loi, ratifier des traités, approuver le budget et les nominations effectuées par le Président au sein des différentes agences gouvernementales, voter une motion de censure du Yuan exécutif (branche exécutive du gouvernement), ou encore initier une procédure d’empêchement du Président ou du vice-Président.
[12] Shelley Shan, « Jaw Shaw-kong pins loss on Hou’s lack of flexibility », Taipei Times, 18 janvier 2024 (consulté le 26 janvier 2024).
[13] Liu Tzu-hsuan, « KMT wins 52 legislative seats, DPP bags 51 and TPP eight », Taipei Times, 14 janvier 2024 (consulté le 26 janvier 2024).
[14] Le DPP a soutenu des candidats sans étiquette dans trois des quatre circonscriptions où il n’a pas investi de candidat, et n’a soutenu personne dans la circonscription de Kinmen. Le KMT a quant à lui soutenu six candidats sans étiquette et trois candidats TPP dans les neuf circonscriptions où il n’a pas investi de candidat.
[15] Nathan Batto, « The election results and what’s next », Frozen Garlic, 14 janvier 2024 (consulté le 26 janvier 2024). Le nom du blog, « frozen garlic » (ail congelé), est la traduction anglaise du terme mandarin dongsuan 凍蒜, lui-même transcription phonétique du terme taiwanais tòng-suán signifiant « être élu » (en mandarin : dangxuan 當選).
[16] Jonathan Chin, « 2024 Elections: Ko rejects Jaw DPP appeal », Taipei Times, 12 janvier 2024 (consulté le 26 janvier 2024).
[17] Ce positionnement se traduit jusque dans les couleurs choisies par le TPP pour se représenter et parler de lui-même : le bleu-vert (qing 青) signifiant l’entre-deux et le blanc (bai 白) évoquant la prise de hauteur.
[18] Le NPP avait déjà perdu deux députés entre les élections de 2016 et de 2020, passant de cinq à trois élus. Parmi les trois candidats victorieux au scrutin par circonscription en 2016, deux ont quitté le NPP avant la fin de leur mandat en 2020 (dont la figure de proue Freddy Lim 林昶佐, réélu sans étiquette en 2020 après avoir soutenu la campagne présidentielle de Tsai Ing-wen et ayant rejoint le DPP en 2023), et le troisième (Huang Kuo-chang 黃國昌) a rejoint le TPP en 2023 (élu député en 2024). Le député du TSP, Chen Po-wei 陳柏惟, avait quant à lui été élu avec le soutien du DPP ; il avait par la suite fait l’objet d’une révocation sanctionnée par le vote des électeurs de sa circonscription (deuxième circonscription de Taichung) en octobre 2021.
[19] Aucune cohabitation n’avait été imposée à Chen Shui-bian lors de sa double mandature (2000-2008), malgré un Yuan législatif acquis à l’opposition. Pour une comparaison entre les systèmes politiques français et taiwanais à la lumière du concept de cohabitation, voir : Da-Chi Liao et Herlin Chien, « Pourquoi n’y a-t-il pas de cohabitation à Taiwan ? Une analyse de la Constitution et de son application », Perspectives chinoises, n° 87, 2005 (consulté le 26 janvier 2024).
[20] Parmi les pressentis, deux noms reviennent plus régulièrement : celui de Chen Chien-jen 陳建仁, vice-Président de Tsai Ing-wen (2016-2020) et Premier ministre depuis 2023, et celui de Cheng Wen-tsan鄭文燦, ancien maire de Taoyuan (2014-2022) et vice-Premier ministre depuis 2023.
[21] 這次台灣地區兩項選舉結果顯示,民進黨並不能代表島內主流民意。 (Zhe ci Taiwan diqu liang xiang xuanju jieguo xianshi, Minjindang bing bu daibiao daonei zhuliu minyi). Zhang Shuo 張爍, « Guowuyuan Taiban fayanren pinglun Taiwan diqu jieguo » 國務院台辦發言人評論台灣地區結果 [Le porte-parole du Bureau des affaires taiwanaises du Conseil des affaires de l’État commente les résultats des élections dans la région de Taiwan], Quotidien du peuple, 14 janvier 2024 (consulté le 26 janvier 2024).
[22] Voir : Mathieu Duchâtel, La politique taiwanaise de la Chine à l'horizon 2028, Institut Montaigne, janvier 2024, pp. 40-44 (consulté le 27 janvier 2024).