Pour une socio-histoire des relations internationales

11/09/2024

Mathias Delori, chargé de recherche en science politique rattaché au CERI, a répondu à nos questions sur son parcours et ses recherches.

Pourriez-vous nous présenter rapidement votre parcours professionnel ?

Mathias Delori : Ma thèse de doctorat, soutenue en 2008 à Sciences Po Grenoble, portait sur la réconciliation franco-allemande. J'ai ensuite été en postdoctorat à l'Institut universitaire européen de Florence (Max Weber) et à l'université de Montréal avant de prendre mon poste de chargé de recherche CNRS au Centre Émile Durkheim de Bordeaux en 2011, où j'ai co-animé l'axe Sociologies de l'international. Sans jamais cesser de m'intéresser aux relations franco-allemandes (La réconciliation franco-allemande par la jeunesse. 1871-2015, Peter Lang 2016), j'ai alors ouvert un nouveau chantier de recherche sur la violence guerrière des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Le mémoire original de mon HDR, soutenue en 2020 à l'université Paris 1 sous la direction de Nicolas Mariot, portait par exemple sur la violence de la « guerre globale contre le terrorisme », violence que je qualifie de « libérale » (Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libéraleÉditions Amsterdam 2021). Avant de rejoindre le CERI le 1er septembre 2024, j'ai passé quatre années (2020-2024) au Centre Marc Bloch de Berlin, où j'ai notamment animé le pôle État, conflits et normes politiques.

Sur quel(s) thème(s) porte votre recherche récente ?

Mathias Delori : Ma dernière monographie de recherche (sous presse chez Peter Lang, est en partie le fruit de réflexions effectuées dans le cadre du réseau OCTAV, dont le CERI a été partenaire, sur le caractère relationnel des violences dites « terroristes »1  et contre-terroristes. Elle s'intitule La guerre contre le terrorisme comme rivalité mimétique. Le livre part du constat que les services de renseignements ont établi, dès le milieu des années 2000, que l'instrument guerrier était contre-productif pour lutter contre le terrorisme, les interventions militaires fabriquant davantage de vocations terroristes qu'elles n'en éliminent. Dès lors, le livre s'interroge sur les raisons pour lesquelles les Etats-Unis, le Royaume-Uni mais aussi la France ont persisté dans cette approche plutôt que de privilégier les instruments de sécurité classiques : la police et le renseignement. L'argument est que les guerres contre-terroristes et le terrorisme sont le fruit d'une rivalité mimétique au sens de René Girard. Les partisans des guerres contre-terroristes ont imité les terroristes dans la non-reconnaissance du caractère relationnel des deux violences, dans la désignation de l'adversaire comme un agresseur et dans l'exercice d'une violence non-stratégique génératrice d'escalade.

Vous avez contribué au projet Data War qui a été hébergé par le CERI et qui s'est intéressé à l'importance de la quantification dans l'étude des conflits armés. Comment ce projet s'articule-t-il à vos propres recherches et peut-il notamment contribuer à notre compréhension des effets des bombardements alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale ?

Mathias Delori : Le projet de recherche que j'ai réalisé en lien avec DATAWAR s'intitule « Pourquoi détruire les villes allemandes et japonaises ?  ». Il ne porte pas directement sur les bombardements alliés de la Seconde guerre mondiale - un sujet bien étudié - mais sur les expertises de l'immédiat après-guerre sur la question (déjà) controversée de leur efficacité. La principale expertise, le United States Strategic Bombing Survey (USSBS), a mobilisé entre 1944 et 1947 environ 3000 personnes qui se sont appuyées sur les outils des sciences sociales de l'époque pour comprendre les effets des bombardements sur l'Allemagne et le Japon, en particulier sur le moral des populations. Le USSBS a conclu que les bombardements stratégiques ont « démoralisé » les Allemands et les Japonais et qu'ils ont, ce faisant, joué un rôle « décisif » dans la victoire alliée. Cette conclusion a favorisé la création aux Etats-Unis en 1947 d'une armée de l'air indépendante dotée de milliers de bombardiers, lesquels ont été utilisés en Corée trois ans plus tard.

En travaillant sur les archives du USSBS à Washington DC, je me suis rendu compte que la conclusion optimiste du USSBS sur les effets démoralisateurs des bombardements s'est appuyée sur une opération de quantification au sens d'Alain Desrosières. Des psychosociologues positivistes du USSBS ont construit un « index du moral » (une échelle de nombres allant de 1 à 10) à partir des réponses à un questionnaire administré aux personnes bombardées pour constater les covariations entre cet index et leur variable indépendante (supposée causale) : le nombre de bombes larguées. L'argument de la nouvelle monographie sur laquelle je travaille est que ces experts n’ont pas mesuré le moral comme d'autres ont mesuré la distance Terre-Lune, c'est-à-dire un objet dont on peut penser qu'il existe indépendamment de l'opération de quantification. Leur geste ressemble plutôt à celui des inventeurs du quotient intellectuel, des sondages d'opinion ou de la quantification des usagers de drogues. Ils ont produit une nouvelle conception du moral des populations en guerre dans laquelle celui-ci ne se matérialise pas, comme dans la théorie classique des bombardements stratégiques, par des comportements concrets comme le fait de soutenir ou non l'effort de guerre mais par des émotions ressenties pendant les bombardements.

Comment les trois projets sur lesquels vous allez mener vos recherches au CERI – la quantification de la guerre, le symbolisme de la réconciliation et la mémoire des guerres impérialistes – se complètent-ils et contribuent-ils à dresser une socio-histoire des relations internationales ?

Mathias Delori : Je conçois la socio-histoire des relations internationales comme une démarche intellectuelle consistant à s'appuyer sur les théories des sciences sociales pour étudier les phénomènes internationaux dans leur singularité historique. Les projets que vous évoquez se complètent dans la mesure où ils reposent sur des théories différentes – le constructivisme, la sociologie halbwachsienne de la mémoire et la sociologie politique de l'international notamment – pour faire parler des matériaux empiriques également différents : des archives et des entretiens. Ces projets sont à l'image du CERI : pluralistes sur le plan épistémologique. Je me réjouis d'échanger sur ces questions théoriques, méthodologiques et empiriques avec mes collègues, notamment dans le cadre des axes « Acteurs et échelles de régulation dans l’espace mondial » et « Violences et gestion du danger ».

Propos recueillis par Josefina Gubbins

  • 1. Les guillemets, dont je me passe ci-après pour ne pas alourdir le style, ont pour fonction de rappeler que le mot terroriste est plus souvent utilisé afin de disqualifier un adversaire que pour décrire de manière réflexive une classe de phénomènes bien définis.
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