L'impact sur l'Europe de la guerre d'Ukraine. Entretien avec Gilles Andréani
Après presque un an de guerre, il est difficile d’entrevoir une issue au conflit qui se déroule en Ukraine. Il reste qu’il est plus facile d’envisager que le soutien de l’Occident à Kiev décline peu à peu ou encore que des divisions apparaissent entre les Etats européens et les Etats-Unis que de parier sur un recul de Poutine. Qu’en pensez-vous ?
Gilles Andréani : L’espoir de Poutine de voir se diviser les pays qui soutiennent l’Ukraine a été déçu. Il faut souligner à cet égard la résolution remarquable des Européens, les plus touchés par la hausse des prix de l’énergie, l’effet des sanctions et l’accueil des réfugiés ukrainiens : leur solidarité et leur constance ont été bien au-delà ce qu’on pouvait escompter dans les premières semaines de la guerre.
De fait, Européens et Américains sont unis sur deux objectifs : ne pas laisser Poutine gagner, et pour cela fournir à l’Ukraine tous les moyens de se défendre ; et ce dans les limites de leur deuxième objectif : ne pas être entraînés dans une confrontation directe avec la Russie. L’épisode de la fourniture des chars lourds à l’Ukraine, avec l’Allemagne conditionnant la livraison des Léopards II à celle de chars américains Abrams n’est pas le signe d’une vacillation des Allemands, mais de ce qu’il a fallu un peu de temps pour trouver sur la question des chars un équilibre entre ces deux objectifs qui fasse consensus entre alliés.
Dans quelles hypothèses l’union des Occidentaux pourrait-elle être menacée ? j’en vois deux, qui résultent d’un troisième objectif, non-dit, celui-là, des Occidentaux, qui est de faire en sorte que le conflit ne s’éternise pas.
La première serait celle d’un effondrement de l’armée russe, qui ouvrirait aux Ukrainiens la possibilité non seulement de récupérer les territoires perdus depuis le 24 février, mais de reconquérir le Donbass et la Crimée : il est clair que tous les Occidentaux ne les suivraient dans cette entreprise et que certains préféreraient utiliser l’avantage ukrainien sur le terrain pour provoquer au plus vite une négociation ; c’est, je pense, ce que feraient les Américains.
La deuxième hypothèse consisterait en une véritable offre de compromis de Poutine, que certains (comme la France et l’Allemagne) pourraient être tentés de saisir, au contraire des pays les plus déterminés à résister à la Russie (la Pologne, les pays nordiques, le Royaume-Uni) ; ce sont les Etats-Unis, au point d’équilibre entre ces deux groupes, qui détermineraient sans doute l’issue du débat.
Ces deux hypothèses, extrême défaite russe, véritable ouverture de Poutine, sont néanmoins des cas d’école, surtout le dernier, qui est à l’opposé de toute l’attitude du président russe jusqu’à présent.
On dit souvent que les Américains sont les grands gagnants et les Européens les perdants du conflit. Pouvez-vous nous expliquer cette phrase ? Etes-vous d’accord avec cette assertion ?
Gilles Andréani : C’est indéniable sur le plan économique : à l’heure où nous parlons, aux Etats-Unis, la crise s’éloigne et l’inflation semble sur le point d’être contrôlée. L’Europe devrait éviter une crise majeure mais les perspectives économiques y restent plus incertaines. Le coût des sanctions et de la hausse des prix de l’énergie est plus élevé pour l’Europe, à un moment où les Etats-Unis s’installent dans une politique anti-concurrentielle de soutien massif à leur industrie. Cependant, ce n’est pas en se désengageant de notre soutien à l’Ukraine mais en trouvant une réponse européenne crédible à cette politique mercantiliste américaine que nous redresserons les choses.
Sur le plan stratégique, la guerre d’Ukraine rend manifeste la dépendance de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis, elle ne la crée pas. Les Etats-Unis s’avèrent plus indispensables que jamais en Europe et contraints d’y engager des ressources considérables (24 milliards de dollars d’aide militaire versés à l’Ukraine depuis un an) alors que, pour eux, l’horizon stratégique qui compte, celui auquel ils voudraient consacrer leur énergie et leurs moyens militaires, c’est l’Asie et la Chine : en ce sens, ils ne tirent pas avantage du conflit mais ils le subissent autant que nous.
A plus long terme, l’installation dans la durée d’une guerre non résolue, même larvée, en Ukraine, avec une Russie en crise, aux perspectives intérieures incertaines, durablement et activement hostile à l’Occident, serait une perspective profondément dommageable pour l’Europe. Celle-ci a beaucoup plus à y a perdre que les Etats-Unis.
Que nous apprend la guerre en Ukraine sur l’autonomie militaire de l’Europe ?
Gilles Andréani : Le projet d’autonomie stratégique de l’Europe visait trois objectifs : une capacité d’intervention militaire propre de l’Europe dans les crises à sa périphérie ; un rééquilibrage de l’Alliance atlantique ; une autonomie industrielle et d’innovation de défense renforcée par-rapport aux Etats-Unis.
Le premier objectif a surtout pâti de la baisse des budgets de défense des Etats européens durant les années 2010 ; les hausses de dépenses militaires annoncées par de nombreux pays européens depuis février 2022 laissent espérer un redressement, mais à l’horizon de plusieurs années, quand ces dépenses auront produit leurs effets.
S’agissant des équilibres au sein des membres de l’Alliance atlantique, si celle-ci a un rôle « naturel », c’est bien de gérer une confrontation majeure, même indirecte, avec la Russie. Que les Américains prennent le leadership dans l’affaire ukrainienne ne doit donc pas surprendre, et penser que l’Europe de la défense trouverait à s’affirmer dans ces circonstances relevait de l’illusion.
Enfin, sur le plan industriel, les fournitures européennes à l’Ukraine favorisent à court terme l’industrie américaine, la seule à disposer de la capacité de remplacer rapidement les armes, souvent européennes, que les Européens livrent à l’Ukraine. A plus long terme toute la question sera de savoir si l’industrie européenne sera en position de profiter des hausses des budgets militaires européens pour se renforcer, en particulier grâce à des stratégies d’alliance et des programmes en commun. C’est loin d’être évident.
Que peut-on espérer de la Chine, mais aussi de l’Inde, deux grandes puissances qui n’ont pas intérêt à ce que la guerre en Ukraine se poursuive ?
Gilles Andréani : Pas grand-chose. Elles n’ont pas intérêt à la poursuite de la guerre, en effet, mais ne voudront pas prêter activement la main à un échec de la Russie, surtout la Chine, qui est dans une situation très différente de l’Inde par-rapport au conflit : le maintien, en dépit de l’agression russe, d’une Ukraine indépendante grâce au soutien de l’Occident serait une très mauvaise nouvelle pour Pékin. Cela démontrerait l’unité de l’Occident et la solidité des réseaux d’alliance de l’Amérique, dont le prestige et la crédibilité militaire seraient renforcés, au moment où, en Asie, les démonstrations de puissance de Xi Jinping entraînent un renforcement des alliances américaines et un réarmement rapide du Japon et des autres membres asiatiques de ces alliances.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Washington D.C., 7 mars 2022, panneau placé devant l'ambassade de Russie sur lequel on peut lire "Voie du président Zelenski". Photo : Anderson Photo pour Shutterstock.
Photo 1 : Bruxelles, 1er mars 2022, manifestants protestant contre la guerre en Ukraine devant le parlement européen. Photo : Alexandros Michailidis pour Shutterstock.