Appel à candidatures | Université d'été à la Casa de Velázquez
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- Actualité Sciences Po
Université d'été à la Casa de Velázquez
La République avant l'État : repenser les corps politiques dans les mondes atlantique et méditerranéen (XVIIe-XIXe siècle)
Madrid, 29 juin-2 juillet 2021
Coord. : Olivier CHRISTIN (Université de Neuchâtel / Centre européen des études républicaines - Paris Sciences Lettres), Alexandre FRONDIZI (Université de Neuchâtel), Clément THIBAUD (École des hautes études en sciences sociales), Geneviève VERDO (Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne)
Org. : École des hautes études hispaniques et ibériques (Casa de Velázquez), Centre européen des études républicaines (CEDRE, Paris Sciences Lettres), Université de Neuchâtel, École des hautes études en sciences sociales, LabEx Tepsis
Date limite d'inscription : 13 mai 2021
Présentation
L’histoire politique de la période moderne, comme celle du XIXe siècle, a longtemps été frappée au coin du modèle étatique, voire de l’inéluctabilité de l’avènement de l’État-nation. Cependant, depuis les années 1980, nombre de travaux en histoire du droit et des idées politiques dans les mondes atlantique et méditerranéen ont contribué à remettre largement en cause les catégories forgées par ce modèle, que ce soit pour penser le gouvernement dans le cœur des monarchies impériales ou des cités italiennes ou pour décrire la formation même du langage de la politique. L’objectif de cette université d’été, dont le propos appelle un cadre chronologique large, est de présenter un bilan de ces entreprises historiographiques de déconstruction de l’État, et de s’interroger sur ce qu’elles mettent en cause. Il s’agira, à partir de méthodes et de techniques renouvelées, de saisir les formes du gouvernement aux échelles où elles se jouent, de comprendre la formation des catégories d’entendement qui déterminent l’idée même de la politique, de réfléchir à la structure des monarchies impériales et à leur mode de gouvernement, ainsi qu’à la question des communautés et des statuts personnels.
L’ambition de ces travaux serait de constituer une sorte de « boîte à outils » historiographique et conceptuelle susceptible de servir dans des contextes apparemment dissemblables, comme ceux des États de la raison d’État en Italie, de la Révolution anglaise ou des nations qui surgissent après les indépendances latino-américaines, en prenant acte de la circulation des concepts, des réflexions entre eux. On peut, à titre d’exemple chronologiquement liminaire, rappeler que le livre célèbre de Giovanni Botero sur la raison d’État – 1598 pour la version finale – est traduit dans l’année en castillan « por mandado del Rey », que de nouvelles éditions paraissent dès 1603 à Burgos, ou encore que ses Relationi Universali consacrent, aux livres I et IV notamment, de longues analyses au Nouveau Monde et aux formes d’autorité exercées par les Rois d’Espagne. D’une manière générale, les contextes que l’on souhaite évoquer ici sont au fond caractérisés par une même nécessité d’écrire une histoire éloignée des constructions théoriques initiées par Bodin et des récits téléologiques sur la marche inexorable de l’État.
Pour le monde ibérique, la déconstruction de l’État constitue le point de convergence de différentes approches historiographiques. Des historiens modernistes comme Pablo Fernández Albaladejo ont mis en évidence la force du modèle corporatif à l’œuvre dans la Monarchie espagnole, et sa longévité face aux tentatives – peu abouties – d’imposition d’une monarchie « administrative » souvent assimilée par l’historiographie à un tournant « absolutiste » qui se serait produit sous l’égide des Bourbons. De leur côté, des historiens de la période des indépendances comme François-Xavier Guerra ou José Carlos Chiaramonte ont remis en cause le paradigme national comme prélude au bouleversement révolutionnaire, contribuant ainsi à réinscrire les territoires américains dans le cadre impérial et à en accroître l’intelligibilité. Un tel changement de perspective a nourri, en amont de la rupture révolutionnaire, des travaux sur la nature même de ces monarchies impériales. En mettant l’accent sur leur caractère agrégatif et polycentrique, ceux-ci ont relativisé le clivage traditionnel entre métropole et colonies et en ont tiré d’intéressantes conclusions sur la nature du gouvernement. En aval, les historiens des révolutions et du XIXe siècle se sont également interrogés sur le type de régime issu du démantèlement des empires, sur la question du sujet de la souveraineté et sur les variantes hispaniques du libéralisme et du républicanisme.
Les historiens s’inscrivant dans le courant de l’histoire critique du droit ont eu un rôle décisif dans cette entreprise de déconstruction historiographique de l’État. Bartolomé Clavero et Antonio Hespanha, pour ne citer qu’eux, ont démontré dans leurs travaux que le gouvernement des monarchies ibériques relevait d’une logique essentiellement juridictionnelle. Les magistrats des corps de ville tout comme les officiers royaux faisaient office de juges, et leur mission consistait à rétablir chacun dans son droit, conformément à une anthropologie catholique de l’harmonie et de la concorde. Cette exigence de « quiétude » les amenait à choisir, parmi un corpus de normes extrêmement hétérogènes, celles qui étaient le mieux à même de parvenir à ces fins. Partant, ils « disaient » le droit au sens plein du terme, en oracles des normes et dispensateurs de sentences, ce que résume la formule de « justice des juges » due à Marta Lorente.
Cette lecture juridictionnelle du gouvernement a donné aux historiens du politique et des institutions les outils intellectuels pour contester le paradigme étatique partout où il était à l’œuvre, pour remettre en cause le tournant centralisateur et absolutiste des réformes bourboniennes et pour repenser la nature des régimes politiques et l’exercice de l’autorité dans les nations issues des révolutions atlantiques. La démarche anthropologique et conceptuelle propre à l’histoire critique du droit a répondu à ce type d’entreprise : la mise en évidence de la cité (ou république) comme sujet politique de premier plan dans la crise des monarchies ibériques comme dans les constructions politiques ultérieures a attiré l’attention des historiens sur les cadres pluriels de la souveraineté et sur la force du modèle confédéral ; le rôle primordial des cabildos dans l’exercice du gouvernement a été souligné, ainsi que la force des logiques corporatistes et communautaires, autant d’éléments auxquels le paradigme juridictionnel permettait de donner sens.
De la même manière, ce paradigme a permis de réviser de fond en comble la façon dont les principes du libéralisme se sont acclimatés dans les mondes ibérique et italien. Concevoir la république comme corps et le gouvernement comme juridiction permet ainsi de lire la représentation politique comme incarnation de la communauté et non comme médiation, ce qui revalorise et enrichit la compréhension d’éléments comme le mandat impératif, les pétitions, les assemblées ou les pronunciamientos. La prise en compte de la non-dérogation des lois permet, en second lieu, de considérer le constitutionnalisme comme un processus consultatif ou juridictionnel, bien loin du sens que lui confère le libéralisme classique. La conception orthodoxe de la séparation des pouvoirs est également mise à mal, ce qui permet de redonner une intelligibilité aux expressions prétendument illibérales de la modernité que sont, entre autres, le caudillisme, l’unanimisme, ou la pratique récurrente des facultés extraordinaires.
Au-delà de la question du gouvernement, ces nouvelles propositions historiographiques ont amené les chercheurs à s’interroger sur les types de sociétés régies par le gouvernement juridictionnel. François-Xavier Guerra avait précocement souligné que les principes dits « modernes » s’implantaient dans des sociétés fortement traditionnelles, corporatistes, hiérarchiques et entièrement structurées par la religion. Si ce binôme tradition/modernité a été largement critiqué et relativisé, il avait le mérite de mettre l’accent sur un problème susceptible d’être transformé en chantier de recherche : à quelles sociétés (au pluriel) avait-on affaire dans les monarchies ibériques et leurs extensions impériales avant les indépendances, et dans quelle mesure celles-ci furent-elles transformées par les révolutions atlantiques ? Autrement dit, quels étaient les principes de cohésion de ces communautés et comment se sont-elles recomposées à l’aune du principe de la souveraineté du peuple ?
Considérées sous l’angle du droit, ces questions renvoient à celle du statut des personnes et des communautés, juridiquement défini, et pris dans des dynamiques complexes de réclamations, gratifications et désir d’ascension. L’époque républicaine, marquée par la militarisation et le surgissement de nouveaux langages politiques, ajoute de la complexité à cette grammaire des corps et des statuts et au problème récurrent du gouvernement des hommes. La multiplication des travaux sur l’administration de la justice à l’époque républicaine, au croisement de l’histoire sociale et de l’histoire du droit, rend bien compte de ces questionnements qui étaient ceux des administrateurs de l’époque avant de devenir ceux des historiens.
Poser la question des corps politiques et de leur gouvernement dans les mondes atlantique et méditerranéen permet ainsi d’interroger à nouveaux frais les formes de continuité entre les périodes moderne et contemporaine et de repenser dans son entièreté un XIXe siècle débarrassé de sa gangue étatique, voire nationale. Une compréhension fine du cas ibérique est en effet susceptible d’éclairer d’un jour nouveau des phénomènes comparables, mais peut-être moins repérés pas l’historiographie, que ce soit en France, en Italie, ou dans le monde anglophone.
Car toutes proportions gardées, les mêmes interrogations traversent aujourd’hui la recherche sur la formation et la circulation des républicanismes dans l’Europe moderne, en-deçà et au-delà d’une coupure révolutionnaire dont le caractère matriciel est fortement contesté. Il serait aujourd’hui illusoire de vouloir opposer à toute force et dans tous les contextes une liberté des anciens et une liberté des modernes, un républicanisme néo-romain de la vertu et un républicanisme libéral des droits qui se succéderaient chronologiquement. Au contraire, s’observent désormais parfaitement les exemples de conciliations, d’hybridations et de chevauchements, jusque dans les textes d’un Sidney notamment. Ces expériences spécifiques, longtemps écartées ou occultées par la tradition historiographie dominante, invitent à réhabiliter elles aussi, comme dans le cas des univers ibériques, des questions, des procédures, des corps, des doctrines, des chronologies longues : la poursuite du Bien Commun ou de l’intérêt général au-delà des intérêts de l’État ou du Prince ; la place des aspirations et des injonctions religieuses dans la manière de penser la communauté ou le peuple ; le rôle conféré à la vertu ; la poursuite de formes idéales de représentation-incarnation. On pourrait ici mentionner, à des titres divers, les travaux de Quentin Skinner, Philipp Pettit, Rachel Hammersley, Keith Baker ou encore, sur un autre plan, de Dale van Kley. C’est en cela que la comparaison avec l’Italie, la France, la Suisse et, même, l’Angleterre ne sont pas concession à une mode intellectuelle, mais bien exigences scientifiques.
En définitive, le défi lancé par cette université d’été est celui de faire dialoguer, via les républicanismes classiques et chrétiens, logiques juridictionnelles du gouvernement monarchique et pratiques républicaines post-révolutionnaires. Elle souhaite poser les bases d’une histoire longue de la cité républicaine.
[18/03/2021]