Grandeur et décadence du capital social
Grandeur et décadence du capital social
- Michael Gove, secrétaire d'État à la Justice (Paul Clarke, Wikipedia)
Grandeur et décadence du capital social
Emanuele Ferragina, Sciences Po – USPC
Certains commentateurs ont vu le Brexit comme le résultat d’un accroissement de la ligne de fracture qui traverse aujourd’hui la société britannique ; ce que Will Hutton a qualifié de société « du eux et du nous ».
En effet, le débat sur la cohésion sociale dans la société britannique a mobilisé pendant plus de deux décennies des chercheurs comme des décideurs politiques, autour de la notion – discutée – de capital social. Nous observons que cet évènement se produit alors que le concept de capital social se situe à un tournant dans la rhétorique politique.
Le capital social, ce n’est pas ce que vous connaissez, mais qui vous connaissez ! C’est Robert Putnam qui a diffusé cette idée dans le monde académique, reformulant un vieux débat sur l’importance des liens sociaux dans le fonctionnement des institutions démocratiques.
Capital social et néolibéralisme
Pourtant, après 20 ans sur le devant de la scène, nous constatons que le concept de capital social, au moins dans la version popularisée par Putnam, a largement perdu de son attrait. Nous en venons à cette conclusion en analysant la relation à double tranchant instaurée entre d’un côté le capital social et de l’autre le néolibéralisme.
Dans une période caractérisée par la crise et la montée des inégalités économiques, l’élan politique nécessaire pour soutenir le capital social semble en complet décalage avec l’application du programme politique néolibéral.
D’un côté, la diffusion du néolibéralisme a grandement contribué à la popularisation du concept de capital social, mais d’un autre, il pourrait bien avoir provoqué sa déchéance. Pour illustrer l’engouement puis le déclin de l’idée de capital social, nous emploierons la métaphore des deux paraboles superposées, celle de la théorie du capital social et celle du discours politique qui s’y réfère. La parabole est constituée de trois périodes retraçant le cycle de vie du capital social dans un cadre analytique et politique : une phase ascendante, un sommet (vertex) et enfin une phase de déclin.
Robert Putnam, un auteur populaire
La montée en puissance de la théorie débute avec les travaux de James Coleman, et l’intégration du capital social dans la théorie du choix rationnel. C’est ensuite au début des années 90 que Robert Putnam transforme le capital social d’un concept scientifique en une notion populaire reprise au niveau mondial, ainsi que le montre le nombre de citations de Putnam dans la littérature scientifique.
Remarquons par exemple que son ouvrage Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community a un nombre de citations plus important que l’ouvrage de Joseph Stiglitz Globalization and Its Discontents ou The Three Worlds of Worlds of Welfare Capitalism de Gøsta Esping-Andersen.
Après avoir dépeint le déclin de l’engagement citoyen américain au travers de l’image du Bowling Alone – les Américains jouent de plus en plus seuls au bowling, après avoir longtemps pratiqué en groupe, en convivialité – Putnam apparaît dans le magazine People, il est interviewé plusieurs fois sur ses propres pratiques citoyennes vertueuses et même invité à Camp David pour converser avec le président Clinton.
Il défend l’idée que la démocratie américaine court un grand danger si la société civile, le ciment relationnel qui relie les individus s’affaiblit. Après tout, qui pourrait affirmer que des liens sociaux vivaces et plus d’engagement citoyen ne soutiennent pas la démocratie ?
L’argumentaire de Putnam fait écho à La démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Pourtant, à la différence du philosophe français du XIXe siècle, Putnam a éludé le fait que le capital social ne peut pleinement s’épanouir quand des inégalités structurelles persistent dans la société.
Comme de nombreux auteurs l’ont montré, la réduction par Putnam des relations sociales en quelque chose d’équivalent au capital financier implique que participation communautaire et participation sociale soient des formes d’activité économique. Or le mot capital est directement lié au développement d’un système économique basé sur l’individualisme et la compétition, valeurs qui semblent opposées au modèle de citoyenneté que les théoriciens du capital social et les décideurs politiques ont défendu dans leurs discours.
Un concept apprécié en Grande-Bretagne
En dépit de cette contradiction frappante, l’appel de Putnam au renouvellement de la démocratie américaine a également gagné l’Europe. En Grande-Bretagne, l’appel à un engagement plus actif de la société civile – de la Third Way (« troisième voie » promue par Tony Blair et inspirée par le sociologue Anthony Giddens ; elle positionne le Parti travailliste entre la gauche et la droite) à la Big Society du parti conservateur (« la grande société » portée David Cameron qui milite pour l’engagement citoyen et soutient la philanthropie dans l’idée de réduire d’autant l’intervention publique) – a été plus fort que partout ailleurs.
Nous utilisons ici le cas britannique en appui de notre réflexion, pour trois raisons :
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la Grande-Bretagne est le premier pays (avec les États-Unis) où le néolibéralisme a été intégré dans un programme politique cohérent et démocrate,
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la Third Way est le premier projet politique social-démocrate fortement influencé par le néolibéralisme, et
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à la fois le New Labour et les conservateurs ont produit un discours utilisant le capital social pour promouvoir un nouvel espace politique au sein de la société civile.
De la conversion du Parti travailliste de Blair…
Durant les années 1990, le Parti travailliste s’est progressivement éloigné de l’idéologie sociale-démocrate en remettant en cause l’objectif de réduction des inégalités économiques. Il a défendu et encouragé la modernisation de l’État pour créer les conditions favorables au développement du capital social parmi la population britannique. C’était le nouvel étendard du New Labour.
Ce changement peut être considéré comme un moment clé : les discours politiques faisant référence au capital social sont alors nombreux, la phase ascendante de la parabole se dessine. L’idée est que pour accompagner la période de modernisation et de transformation, on privilégie les valeurs portées par certains corps intermédiaires (associations par exemple) parce qu’elles donnent un visage humain à une société dominée par la concurrence et soumise au culte de l’efficacité. Dans cette optique, la création de capital social devait contrebalancer la montée de l’individualisme, répondre au besoin d’interdépendance et de relations sociales, fournir du liant pour empêcher que la modernisation ne mène à la désintégration de la société.
D’une façon similaire à Coleman et Putnam, la Third Way de Tony Blair a marqué l’appariement entre capital social et néolibéralisme. Au tournant du siècle s’établit le sommet de la parabole du discours politique faisant la promotion du capital social.
… aux tentatives du Parti conservateur de Cameron
En 2010, le programme conservateur de la Big Society fait aussi écho à ce référentiel. Le Parti conservateur soutient à son tour l’idée qu’une nation est meilleure si les liens sociaux forgent un sens de la coopération et de la participation forts entre les citoyens. En dépit de l’augmentation significative des inégalités économiques, la rhétorique politique fondée sur la théorie du capital social semble une bonne manière de dépasser la contradiction entre l’encouragement à l’engagement citoyen et le programme politique néolibéral.
Cependant, confronté à un contexte de crise économique, il devient difficile de concilier les deux. Par conséquent, l’idée de Big Society n’a pas eu le même attrait que la Third Way auprès du grand public : seulement 11 % (2011) et 9 % (2012) des sondés par YouGov pensent qu’elle pourrait marcher, alors qu’une écrasante majorité, entre 68 % et 73 % pensent le contraire. En complément, un sondage Ipsos-Mori de 2010 montre que 57 % des répondants sont d’accord avec l’assertion que la Big Society servira en fait d’alibi pour couper dans les dépenses publiques (Defty, 2014).
Au-delà, d’autres indicateurs montrent une non-adhésion massive au projet. En dépit d’un discours officiel en faveur de l’engagement citoyen et de la promotion du volontariat, la part de la population travaillant dans le milieu associatif a constamment décliné au Royaume-Uni depuis le début de la crise. L’Office National des Statistiques (2014) et Carla Seddon (2012) ont mesuré que la fraction de la population impliquée dans les activités bénévoles et associatives était passée de 48 % en 2007-2008 à 41 % en 2010-2011.
Plombé par la crise et l’échec de la Big Society
Si l’utilisation généreuse de l’idée de capital social dans le projet politique mis en place au cours du premier mandat de Tony Blair a marqué un apogée conceptuel, la chute de l’enthousiasme pour le programme de la Big Society au cours des dernières années marque l’inflexion à la baisse de la parabole du discours politique. L’engagement citoyen en Grande-Bretagne est en déclin continu, en dépit des efforts pour occulter la tension inhérente entre le néolibéralisme et la création de capital social.
Après des années d’influence décisive sur le discours politique britannique, le capital social est maintenant bel et bien dans une phase descendante. La théorie du capital social (au moins la version de Putnam) ne peut plus cacher le fait que le programme politique néolibéral a en fait agi comme un frein sur la participation citoyenne !
Au moment où la gouvernance néolibérale commence à montrer ses limites ; il devient clair que, pour renforcer les corps intermédiaires et l’engagement social, plus d’égalité et de solidarité sont nécessaires, comme l’avait soutenu Tocqueville. La redistribution et la solidarité semblent en porte à faux avec l’idée de concurrence, l’individualisme et l’efficacité du marché – les référentiels centraux du programme néolibéral. Il existe une tension entre l’individualisation des risques sociaux promus par les partis politiques britanniques au cours des dernières décennies et l’appel à créer du capital social : il devient plus difficile d’accuser les individus pour des problèmes collectifs.
Avant la crise de 2008, la croissance économique avait amorti cette tension inhérente entre l’accroissement des inégalités économiques et la demande de renforcement de l’engagement collectif. Cela a contribué à la transposition de la théorie du capital social dans le discours public. Mais aujourd’hui les limites de la financiarisation comme moteur central de la croissance économique, les difficultés matérielles amplifiées par la crise et les mesures d’austérité mises en œuvre en réponse à ces défis minent la légitimité des politiques néolibérales.
Dans ce contexte, l’incompatibilité entre l’agenda néolibéral et l’objectif de créer du capital social ne peut pas être dissimulée par une simple théorie académique. Pour cette raison, comme Robert Cox l’a affirmé, si la théorie est « toujours pour quelqu’un et dans quelque but », alors la disparition rapide de l’idée de Big Society pourrait aussi indiquer le déclin et l’abandon de la théorie du capital social dans le milieu académique.
Ce texte a été traduit par Bernard Corminbœuf, chargé de la Valorisation de la Recherche à Sciences Po (Observatoire Sociologique du Changement).
Emanuele Ferragina, Assistant professor, sociologue, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.