Géorgie : l’espoir démocratique en berne. Entretien avec Silvia Serrano

19/02/2025

Silvia Serrano est professeur des universités à Sorbonne université. Elle travaille sur la sociologie politique des espaces post-soviétiques.

Comment expliquer la régression démocratique et la montée de l'autoritarisme dans une Géorgie pluraliste et indépendante, à la société civile active ?

Silvia Serrano : La Géorgie est en effet l’un des Etats issus de l’Union soviétique où régnait un certain pluralisme, avec des partis d’opposition, une presse indépendante, des ONG actives, des universités aux standards européens, toutes institutions aujourd’hui menacées.

Néanmoins, la démocratie géorgienne était imparfaite. Depuis l’indépendance, la seule alternance politique intervenue par les urnes, et non à la suite de mobilisations de rue, a eu lieu en 2012, quand le parti de Mikheil Saakchvili, a reconnu sa défaite électorale et cédé le pouvoir au Rêve géorgien. En Géorgie, les manipulations du déroulement et des résultats d’élections, dont ces derniers étant en conséquence contestés, constituent la règle et non l’exception. Les normes de l’Etat de droit ont été bafouées par l’ensemble des gouvernements, la justice instrumentalisée. D’ailleurs, Mikheil Saakchvili purge aujourd’hui une peine de prison qui s’apparente à une vengeance politique.

Dans un contexte de fragilité démocratique, toute la population géorgienne ne perçoit pas encore l’ampleur de la régression, même si la majorité considère que le pays évolue dans la mauvaise direction1. La loi « sur la transparence de l’influence étrangère » n’est pas encore appliquée et l’impact des mesures répressives adoptées ces derniers mois ne sont pas encore utilisées massivement contre des opposants. Même si elle subit des attaques de plus en plus fortes, il reste encore une presse d’opposition. Les autorités présentent les textes liberticides, tels que les lois encadrant les ONG ou les médias, comme conformes aux pratiques des pays démocratiques, voire copiés de législations existantes en Europe ou aux Etats-Unis. Elles ont compris que l’usage indiscriminé de la violence contre les manifestants pacifiques pouvait retourner l’opinion contre elles, si bien que les dispersions des rassemblements ne sont pas systématiques, les forces de l’ordre sont souvent discrètes tandis que la répression s’exerce hors caméra.

Enfin, pour beaucoup de Géorgiens, la démocratisation n’a pas été associée à une amélioration de leurs conditions de vie. Alors que le pays a été celui de l’ex-Union soviétique dont l’économie avait le plus régressé dans les années 1990, les politiques d’inspiration néolibérales menées par les gouvernements successifs, notamment après la Révolution des roses de 2003, ont creusé les inégalités et ont contraint des centaines de milliers de personnes à l’émigration. L’affaissement global des normes démocratiques, y compris en Europe et aux Etats-Unis, tend également à légitimer les tendances illibérales.

Pourquoi les forces pro-européennes n'ont-elles pas pu transformer les élections législatives du 26 octobre dernier en un véritable référendum pour l'intégration européenne ?

Silvia Serrano : La première réponse tient aux conditions mêmes dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Le Rêve géorgien détenait toutes les cartes lui assurant une victoire électorale : accaparement des ressources, pressions sur les fonctionnaires, manipulations et irrégularités. Après l’échec des fortes mobilisations du printemps 2024 qui n’ont pu empêcher l’adoption d’une loi inspirée de la loi russe sur les agents de l’étranger, l’opposition, persuadée d’être majoritaire dans l’opinion, avait misé sur sa victoire aux élections législatives de l’automne. Elle a probablement fait preuve d’une certaine naïveté en pensant que le Rêve géorgien abandonnerait aisément pouvoir. 

La seconde réponse tient aux faiblesses structurelles de la scène partisane. L’opposition était divisée entre quatre listes, dont certaines étaient elles-mêmes formées de plusieurs partis, sans dirigeant fort, sans programme précis et sans stratégie à moyen terme. Les efforts déployés par la présidente de la République Salomé Zourabichvili et par d’autres pour rassembler autour d’un engagement européen n’ont pas suffi à compenser ces fragilités. 

Enfin, la question de l’opportunité tactique d’une « géopolitisation » des enjeux électoraux a pu être posée au sein de l’opposition et discutée dans les manifestations. Alors qu’à l’étranger, les porte-paroles et les partisans de l’opposition, pour gagner des soutiens européens, présentaient les élections comme un choix vital entre Europe ou Russie, en Géorgie-même, certains auraient préféré un autre cadrage. Certes, l’ambition européenne est soutenue par une très large majorité de Géorgiens, elle a été inscrite dans la constitution et l’octroi du statut de candidat en décembre 2023 a été accueilli par des foules en liesse. Cette aspiration européenne constitue assurément un horizon idéel et elle possède une dimension identitaire mais elle n’est pas dénuée d’ambiguïté quant à sa traduction politique. Si le choix est posé en termes exclusifs (l’Europe ou la Russie), beaucoup craignent de s’aliéner Moscou sans que Bruxelles ne puisse en assumer les conséquences. C’est la raison pour laquelle le Rêve géorgien est longtemps parvenu à être perçu comme pragmatique plus qu’anti-européen auprès de son électorat. 

Que peuvent faire les États Unis et l'Union européenne pour contrer l’évolution du pays et le rapprochement de Tbilissi et de Moscou ?

Silvia Serrano : Les Etats-Unis ont adopté des sanctions personnelles contre des proches du pouvoir, y compris contre l’oligarque Bidzina Ivanichvili, le créateur du Rêve géorgien et réel détenteur du pouvoir, ils ont mis fin au partenariat stratégique. Ces mesures, qui ne sont toutefois pas liées à la crise politique géorgienne mais à la situation politique intérieure des Etats Unis depuis l’élection de Trump, risquent d’avoir beaucoup d’impact, notamment l’interruption des financements USAID. 

L’Union européenne a coupé des aides destinées à la Géorgie et a pris des mesures symboliques sans grand impact, telles que la suspension de l’exemption de visa pour les diplomates géorgiens dans l’Union européenne. La faiblesse des réactions européennes s’explique entre autres par les divisions en son sein. La plupart des Etats n’ont pas reconnu le nouveau parlement ni le nouveau président, tandis que le Premier ministre hongrois Viktor Orban s’est rendu à Tbilissi au lendemain des élections. La Hongrie et la Slovaquie ont bloqué au Conseil européen les sanctions contre les responsables des violences contre les manifestants. 

En réalité, le cas de la Géorgie constitue un défi pour l’Union européenne. Le statut de candidat a été octroyé en raison de la nouvelle donne géopolitique, alors même que le pays s’éloignait de sa trajectoire de démocratisation et que les autorités ne souhaitaient probablement pas l’adhésion. Cependant, cette perspective a suscité de fortes attentes au sein de la société, auxquelles il est difficile de rester sourd alors même que les leviers pour y répondre positivement sont limités. Pire, les mesures qui peuvent être prises aujourd’hui par les Européens pour contrer la dérive autoritaire de Tbilissi risquent de pénaliser au premier chef ceux-là même qui dans la société géorgienne espéraient le plus en l’Europe. 

Les autorités ont beau jeu d’accuser les Européens d’ingérence dans les affaires intérieures et de vouloir punir les Géorgiens d’avoir mal voté. Tous ne croient pas aux mensonges éhontés selon lesquels, par exemple, le mariage pour tous constitue l’une des conditions de l’adhésion, mais beaucoup risquent d’imputer à l’Europe la responsabilité des conséquences douloureuses de l’arrêt des financements européens pour soutenir le développement économique du pays.

Vous évoquez les lignes de fracture qui divisent la société géorgienne, entre les plus jeunes et les plus âgés, entres les villes et les campagnes. Dans quelle mesure ces fractures internes expliquent-elles la polarisation du pays ?

Silvia Serrano : Les fractures au sein de la société géorgienne sont bien réelles, mais elles sont difficiles à objectiver. Par exemple, dans le cadre d’élections contestées, la carte du vote ne renseigne pas tant sur les intentions des électeurs que sur les lieux où les manipulations sont les plus aisées. Dans une petite ville ou en zone rurale, les pressions incitant les fonctionnaires à voter Rêve géorgien seront plus faciles à mettre en œuvre qu’à Tbilissi ou à Batoumi. Pourtant, des protestations ont eu lieu aussi en province, dans des bourgades où elles étaient totalement inédites et en effet, la présence des jeunes est massive dans les rassemblements, quoi que non exclusive.

En outre, l’opinion publique peut basculer sous la force de l’événement de manière assez imprévisible. Ainsi, ce n’est pas le résultat des élections contestées qui a massivement fait sortir les manifestants dans la rue, mais la déclaration, le 28 novembre, du Premier ministre Irakli Kobakhidze qui annonçait le report de l’ouverture des négociations avec l’Union européenne à 2028… alors même que le gel du processus avait été annoncé dès juin 2024 par les Européens eux-mêmes. Quand les photos des visages tuméfiés de manifestants passés à tabac ont circulé sur les réseaux sociaux fin novembre et début décembre, beaucoup, y compris parmi les électeurs du Rêve géorgien, ont été scandalisés par l’usage disproportionné de la violence contre des jeunes gens pacifiques qui avaient l’âge de leurs enfants. A contrario, il n’est pas exclu que si la mobilisation se poursuit, une part grandissante de la population, inquiète de l’instabilité qu’elle génère, appelle de ses vœux un retour à l’ordre. Les lignes de fracture ne sont donc pas figées.

Il est toutefois clair que la société géorgienne a beaucoup changé ces dernières décennies. Elle est plus ouverte, plus diverse et moins contrainte par des normes sociales rigides. Certains publics sont déboussolés par les modes de vie des jeunes générations travaillés par des processus globaux : émancipation hors du cadre familial, mise en cause des modèles genrés inégalitaires, développement d’une culture alternative, etc. Face à ces évolutions, la promotion de la « tradition » présentée comme un rempart contre une décadence encouragée par l’Occident peut rassurer. C’est la carte que joue Bidzina Ivanichvili en reprenant la rhétorique de la guerre civilisationnelle portée par Vladimir Poutine ou, en Géorgie même, par des groupes d’extrême-droite. 

Le pouvoir géorgien dit redouter l'extension de la guerre sur le sol géorgien, un argument de poids pour qui se souvient de 2008 où ni l'Union européenne ni l'OTAN n'ont su protéger la Géorgie et empêcher Moscou de porter atteinte à l'intégrité de son territoire ?

Silvia Serrano : En effet, durant la campagne électorale, le Rêve géorgien a joué sur la peur de la guerre. Les murs des villes ont été recouverts d’affiches mettant en vis-à-vis des photos des villes ukrainiennes détruites et des villes géorgiennes prospères. Bidzina Ivanichvili a accusé l’Occident de se soumettre à un « parti global de la guerre » qui chercherait à entraîner le pays dans un conflit contre la Russie. 

Or même si une majorité de la population n’adhère pas à ce récit complotiste, l’argument fonctionne. Les Géorgiens se souviennent des conflits des années 1990 (en Abkhazie, en Ossétie du Sud et entre factions géorgiennes) et du précédent dramatique de 2008, quand les tanks russes ne s’étaient arrêtés qu’à une vingtaine de kilomètres de Tbilissi. La défaite militaire expéditive (quelques jours) avait montré la faiblesse de l’armée géorgienne (équipée et entraînée par les Américains et l’OTAN) et fait prendre conscience de l’impossibilité de gagner une guerre contre la Russie. La perte de 20% du territoire géorgien avait également balayé les illusions en matière de garanties de sécurité offertes par le partenariat avec les Occidentaux.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie se fait donc très lourdement sentir en Géorgie. En 2022, certains députés ukrainiens en avaient appelé Tbilissi à la solidarité, et de fait, selon certaines sources, 2 500 ressortissants géorgiens combattraient en Ukraine. Une part des électeurs géorgiens peuvent être reconnaissants au parti au pouvoir d’avoir préservé leur pays d’une possible extension du conflit ukrainien. Cela dit, les attentes en matière de sécurité sont contradictoires. Ainsi, selon une enquête d’opinion conduite en janvier 2025, 74,2% des personnes interrogées soutiennent l’adhésion de la Géorgie à l'OTAN tandis que… 53 % sont en faveur de la neutralité et souhaitent que Tblissi n’adhère à aucune structure politico-militaire internationale.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Tbilissi, 29 juin 2019, Marche contre la Russie. Crédit : Cornelius_brandt pour Shutterstock.
Photo 1 : Tbilissi, 28 avril 2024, rassemblement contre le gouvernement géorgien. Crédit : k_samurkas pour Shutterstock. 
Photo 2 : Tbilissi, 28 octobre 2024, rassemblement  pour protester contre les résultats des élections législatives du 26 octobre 2024. Crédit : Gela Bedianashvili pour Shutterstock.

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