Ondes de choc en Eurasie après trois ans de guerre totale en Ukraine

19/02/2025

A l'occasion de la sortie de L'Etude du CERI Regards sur l'Eurasie. L'année politique 2024 (n° 277-278), Anne de Tinguy, qui a dirigé l'ouvrage, nous a accordé un entretien qui fait le point sur la situation en Ukraine et qui s'interroge sur les récentes proposoitions de Donald Trump pour régler le conflit entre Moscou et Kiev.

Il y a maintenant trois ans que la Russie a lancé une guerre totale contre l’Ukraine. L’issue de ce conflit est-elle en vue ?

La Moldavie, dans l’ombre de la guerre en Ukraine.

Entretien avec Florent Parmentier

Incontestablement, peu d’observateurs auraient misé, au début de la présidence française de l’Union européenne en janvier 2022, sur l’obtention du statut de pays candidat pour la Moldavie dès le mois de juin de la même année, en même temps que l’Ukraine. Le rôle de la présidente Maia Sandu, dans ce cadre, a été particulièrement important : elle a exprimé une solidarité sans ambiguïté avec Kiev et elle a accueilli dès les premiers jours du conflit un grand nombre de réfugiés en provenance du sud et de l’est de l’Ukraine. De ce point de vue, il est évident que la guerre en Ukraine a constitué une accélération du processus d’intégration européenne, qui a poussé les capitales européennes à exprimer politiquement leur solidarité.

 

Pour en savoir plus

Anne de Tinguy : Commençons par examiner la situation telle qu’elle était avant l’investiture du président Trump le 20 janvier. Fin 2024, près de trois ans après le début de cette guerre que vous avez raison de qualifier de totale et qui est terriblement meurtrière, aucun des deux belligérants n’est victorieux. L’agresseur russe a réussi à faire évoluer le rapport de forces en sa faveur. Depuis novembre 2023, ses forces progressent à nouveau quasi continûment dans le Donbass. Pour autant, l’issue de la guerre n’apparaît pas jouée. Vladimir Poutine est loin d’avoir atteint ses objectifs qu’il rappelle régulièrement : démilitarisation, « dénazification » (c’est-à-dire changement de régime) et neutralité de l’Ukraine, reconnaissance internationale des territoires occupés. Aucun signe ne montre qu’il serait prêt à y renoncer et les forces russes ne semblent pas en mesure de remporter une bataille décisive. Leurs avancées dans le Donbass sont limitées - elles représentaient 17,6% du territoire ukrainien en novembre 2023, elles en représentent 18,1% en décembre 2024 -, elles se font au prix de combats longs et intenses ainsi que de pertes très importantes en hommes et en matériels et elles n’ont pas permis à la Russie de contrôler la totalité des oblasts qu’elle a annexés et intégrés à la Fédération de Russie. Début janvier 2025, ses forces contrôlent 66% de l’oblast de Donetsk et 72% de ceux de Zaporijiia et de Kherson.

L’Ukraine non plus n’a pas atteint ses objectifs : elle n’a pas réussi à chasser l’ennemi de son sol et à retrouver ses frontières de 1991. Depuis l’échec de la contre-offensive lancée en juin 2023, elle est sur la défensive, affaiblie par de sérieux problèmes humains et matériels. Pâtissant d’une infériorité numérique qui découle d’une démographie aggravée par la guerre, l’armée manque d’hommes, elle peine à recruter et les mesures prises (dont en avril 2024 l’abaissement de l’âge légal de la mobilisation de 27 à 25 ans) ne suffisent pas à surmonter les difficultés. En dépit de l’aide militaire très importante de ses alliés occidentaux, elle souffre par ailleurs d’une pénurie de munitions et d’armements : en 2024, pendant des mois, le rapport de feu lui a été très défavorable. Aux yeux de nombreux observateurs, cette situation est notamment liée au fait que les Occidentaux, dont beaucoup ont des capacités limitées et qui en outre redoutent une escalade avec la Russie, ont « fait le nécessaire pour empêcher la défaite de l’Ukraine mais pas assez pour lui permettre de remporter la victoire » (Timothy Garton Ash).

Pour autant, soutenus par ses alliés occidentaux, l’Ukraine continue à résister. La fatigue, réelle, de la société ne signifie pas renoncement. La part des Ukrainiens prêts à accepter des concessions territoriales en échange de la paix a fortement augmenté en un an, passant de 14% en octobre 2023 à 38% en décembre 2024, mais à cette date la moitié de la population (51%) continue à être opposée à toute concession territoriale et 57% se déclarent « prêts à endurer la guerre aussi longtemps que cela est nécessaire » (enquêtes de l’Institut de sociologie de Kiev). Cette résistance, manifeste sur le front du Donbass, se traduit aussi par des opérations spectaculaires : frappes ciblées dans la profondeur du territoire russe, offensive en août 2024 dans la région russe de Koursk, interventions en Crimée et en mer Noire qui ont contraint la Russie à reculer. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui, depuis des mois, affirme sa volonté d’un « cessez-le-feu immédiat », bouleverse la donne.

En quoi l'arrivée de Donald Trump au pouvoir pourrait-elle affecter la position des États-Unis vis-à-vis de l'Ukraine et, plus largement, l'issue du conflit ? Que penser de l'annonce de Donald Trump d'un cessez-le-feu immédiat entre Moscou et Kiev ?

Géorgie : l’espoir démocratique en berne

Entretien avec Silvia Serrano

La Géorgie est en effet l’un des Etats issus de l’Union soviétique où régnait un certain pluralisme, avec des partis d’opposition, une presse indépendante, des ONG actives, des universités aux standards européens, toutes institutions aujourd’hui menacées.

Néanmoins, la démocratie géorgienne était imparfaite. Depuis l’indépendance, la seule alternance politique intervenue par les urnes, et non à la suite de mobilisations de rue, a eu lieu en 2012, quand le parti de Mikheil Saakchvili, a reconnu sa défaite électorale et cédé le pouvoir au Rêve géorgien.

Pour en savoir plus

Anne de Tinguy : Après sa prise de fonctions le 20 janvier , Donald Trump ne parle plus d’une paix « en 24 heures » comme il le faisait pendant sa campagne électorale, mais il réitère sa volonté de mettre fin « dans un avenir proche » à ce « conflit ridicule » (termes de sa déclaration du 22 janvier 2025). Le jour de son investiture, il gèle pendant 90 jours les financements de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), dont l’Ukraine est un des bénéficiaires. Et très vite, il prend des initiatives radicales qui marquent un changement de paradigme. La longue conversation téléphonique qu’il a le 12 février avec Vladimir Poutine, sans implication ni ukrainienne ni européenne, est vécue en Ukraine et au sein de l’Union européenne comme un lachâge du pays agressé et une victoire de l’agresseur. Avant même l’ouverture de négociations qu’il annonce comme immédiates, Donald Trump fait en effet à la Russie des concessions essentielles que son secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, confirme le lendemain à Bruxelles : il juge « irréalistes » à la fois l’objectif de retour aux frontières d’avant 2014 (c’est-à-dire celles de 1991) et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et il exclut que des troupes américaines participent sur le terrain ukrainien à un dispositif garantissant le cessez-le-feu. Pour les Ukrainiens, qui résistent à l’agression russe avec détermination depuis trois ans, et les Européens, directement concernés, cette relation Trump-Poutine et ces propos sont ce qu’Emmanuel Macron a appelé un « électrochoc ».

 

 

On ne peut que souhaiter un retour à la paix. Mais le projet de cessez-le-feu annoncé par Donald Trump ne peut que soulever de très vives inquiétudes, aggravées par sa vision brutale et transactionnelle des relations internationales qui est au cœur de sa rhétorique sur moult autres sujets (Groenland, Panama, Canada, Gaza, etc.). Ses premières initiatives vont à l’encontre de la politique menée après le 24 février 2022 par l’administration Biden et par l’Union européenne basée sur le refus d’accepter la violation du droit international, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats. Si la volonté de Donald Trump de mettre fin à la guerre débouche sur un accord négocié avec Vladimir Poutine sans l’aval de l’Ukraine et sans la participation des Européens et sur une suspension sans condition de l’aide militaire des Etats-Unis, premier fournisseur d’armes à l’Ukraine, un arrêt des hostilités aura des conséquences immédiates sur les capacités de l’Ukraine à se défendre. .

Au premier rang des nombreuses interrogations que suscite ce qui n’est encore à ce stade qu’un projet de cessez-le-feu figure sa capacité à s’inscrire dans une logique de paix. Dans quelles conditions, s’il se confirme, sera-t-il mis en place ? Quel dispositif permettrait de le faire respecter ? La création d’une zone démilitarisée le long d’une ligne de démarcation, sous l’autorité d’une force de maintien de la paix ou d’observation, est-elle possible et souhaitable ? Quel serait le rôle des Européens et de l’OTAN dans ce dispositif ? Comment faire pour que cette force n’ait pas pour effet de protéger les annexions russes ? Si des négociations s’ouvrent, comme annoncé le 12 février par Donald Trump et Vladimir Poutine, quels en seront les participants et l’ordre du jour ? Vladimir Poutine acceptera-t-il de négocier ? Donald Trump saura-t-il le contraindre à le faire ? Quelles garanties de sécurité ses alliés donneront-ils à l’Ukraine ? Aucune paix ne sera durable si l’Ukraine ne bénéficie pas de garanties de sécurité solides et crédibles. L’OTAN a redit en juillet 2024 lors de son sommet de Washington que « l’avenir de l’Ukraine est au sein de l’Alliance » mais avant même les dernières déclarations de Donald Trump sur le sujet, les Etats membres étaient partagés sur le calendrier de son intégration. Les enjeux sont immenses : un arrêt des hostilités qui aurait pour conséquence de permettre à la Russie de garder en toute impunité les territoires qu’elle occupe et de reconstituer ses forces avant de relancer son offensive contre l’Ukraine, voire contre des pays de l’OTAN, mettrait en péril l’avenir de l’Ukraine, la souveraineté des autres Etats de l’espace postsoviétique et la sécurité européenne. 

L’Ukraine s’est-elle préparée à la politique menée par Donald Trump ?

Anne de Tinguy : Donald Trump ayant déclaré à maintes reprises pendant la campagne électorale qu’il mettrait fin à la guerre en Ukraine « en 24 heures », le message a été très vite entendu à Kiev. Au cours de l’été et de l’automne 2024, Volodymyr Zelensky a pris plusieurs initiatives pour tenter de préparer son pays à un éventuel retour au pouvoir du candidat républicain. Tel est entre autres le but du « plan pour la victoire » qu’il a présenté à l’automne à Joe Biden puis à Donald Trump. Sur plusieurs points, il a assoupli ses positions. Son grand objectif demeure le retour à l’intégrité territoriale de son pays mais le discours sur le calendrier et les moyens de récupérer les territoires occupés a évolué. Volodymyr Zelensky reconnaît, notamment le 19 novembre devant la Rada, que cette récupération pourrait être décalée dans le temps et se faire par des moyens diplomatiques. Parallèlement, il cherche à améliorer les positions de l’Ukraine dans de futures négociations. C’est entre autres l’objectif de l’intervention lancée en août dernier par les forces ukrainiennes sur le territoire russe dans l’oblast de Koursk. Il demande en outre aux Occidentaux d’accroître dans tous les domaines (militaires, économiques, etc.) la pression sur la Russie afin de « la forcer à mettre fin à la guerre ». Redoutant un cessez-le-feu décidé par Moscou et Washington, il insiste aussi sur la nécessité de négociations à 4 : une décision ne peut être prise sans l’aval de l’Ukraine et sans la participation des Européens. Il rappelle d’autre part avec insistance que l’arrêt des hostilités ne peut qu’être conditionné à l’octroi de garanties de sécurité crédibles qui passent, selon lui, par l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Par ailleurs, il ouvre la voie à l’approche transactionnelle si prisée par Donald Trump : en septembre, dans une conversation avec celui-ci, il évoque une éventuelle exploitation par leurs deux pays de minerais rares ukrainiens. Une idée reprise le 3 février par le président Trump. Ces efforts permettront-ils à l’Ukraine de continuer à bénéficier du soutien américain et d’obtenir une paix « juste » ? L’avenir le dira. 

De quelle manière l'agression de l'Ukraine par les forces russes a-t-elle transformé les équilibres internes et externes au Caucase du sud et en Asie centrale ?

Anne de Tinguy : L’agression russe en Ukraine bouleverse les équilibres au sein de l’espace postsoviétique. Formidable accélérateur de la fragmentation de ce qui a été l’empire russe, elle aggrave l’éclatement de cet espace. Elle amplifie la rupture russo-ukrainienne au niveau des Etats comme des sociétés. L’effondrement des attitudes positives des Ukrainiens à l’égard de la Russie, la fin, le 31 décembre 2024, de l’accord russo-ukrainien de transit de gaz russe vers l’Union européenne et la baisse de la population d’origine ukrainienne en Russie en sont des manifestations parmi d’autres. Elle encourage la plupart des Etats de cette région à renforcer leurs politiques multivectorielles qui débouchent sur une recomposition des équilibres au profit, selon les pays, de l’Union européenne, de la Chine, de la Turquie, etc., et au détriment de la Russie. La guerre en Ukraine a ainsi accéléré le bouleversement de l’ordre régional provoqué par le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui s’est conclu en 2020 par la victoire militaire de l’Azerbaïdjan et en 2023 par la dissolution du Haut-Karabakh. Ulcérée de constater que la Russie et l’Organisation du traité de sécurité collective (l’OTSC), dont elle est membre, n’ont répondu à ses appels à l’aide ni en 2020 ni en 2023, l’Arménie a pris ses distances avec la Russie, longtemps perçue comme son grand protecteur, et gelé sa participation à l’OTSC. Parallèlement, elle a accentué son rapprochement avec l’Union européenne, qui avait déjà largement commencé au début de la décennie 2010 mais auquel elle avait dû renoncer en 2013 sous la pression de Moscou. La guerre de 2020 a par ailleurs conforté les positions de la Turquie dans le domaine sécuritaire autrefois réservé de la Russie (soutien militaire à l’Azerbaïdjan qui lui doit sa victoire en 2020, livraison de drones à l’Ukraine et au Kirghizstan, etc.).

La dislocation est aussi socio-politique. Parce qu’elle provoque un durcissement de la répression dans plusieurs Etats de la région, la guerre en Ukraine aggrave le fossé entre les régimes autoritaires - la Russie (Vladimir Poutine est au pouvoir depuis 25 ans), l’Azerbaïdjan (le président Aliev a été réélu en février pour un cinquième mandat avec 92% des voix), le Bélarus (Alexandre Loukachenko a été réélu pour un 7e mandat le 26 janvier avec près de 90% des voix), les pays d’Asie centrale – et les Etats qui ont fait le choix de la démocratie - l’Ukraine, la Moldavie et semble-t-il aussi l’Arménie- avec le soutien de l’Union européenne.

La Russie réagit à ces transformations en luttant pour garder ou reconquérir ses positions dans ce qu’elle considère être sa sphère d’influence. Ces derniers mois, la Géorgie et la Moldavie ont été particulièrement visées. Les fortes pressions qu’elle exerce depuis longtemps sur Tbilissi pour dissuader le pays de se tourner vers la communauté euro-atlantique (on se souvient de la guerre de 2008) se sont accentuées depuis le début de l’invasion de février 2022. Silvia Serrano le montre dans son article. En Moldavie, l’année 2024 s’achève sur une confirmation du choix européen du pays . Mais la victoire des pro-Européens lors du référendum sur l’adhésion à l’Union européenne et de l’élection présidentielle n’est pas aussi nette que le prédisaient les enquêtes d’opinion et les sondages. Cette situation semble être en bonne partie le résultat d’une forte ingérence russe, analysée par Florent Parmentier. La Russie, désignée dans la Stratégie nationale de sécurité moldave de 2023 comme « une menace existentielle » pour le pays, continue à s’employer à entraver sa voie européenne. En 2024, elle pèse sur les processus politiques par le biais d’opérations de désinformation (narratifs anti-européens, instrumentalisation de la peur de la guerre, etc.), d’intimidation, de corruption électorale (mise en place d’un système d’achats de voix à grande échelle) et par des cyberattaques. 

De quelle façon le conflit en Ukraine a-t-il provoqué une reconfiguration géopolitique dans la région, notamment en ce qui concerne les relations entre les pays de la région et l'Union européenne ? 

Anne de Tinguy : La reconfiguration est liée à la fois à l’accentuation de l’éclatement de l’espace postsoviétique que nous venons d’évoquer, au fait que la guerre a changé le regard de l’Union européenne sur la question de l’adhésion, à une nouvelle division du continent européen et à l’aggravation de la confrontation entre la Russie et l’Occident.
L’invasion russe a eu de profondes répercussions sur la politique de l’Union européenne à l’égard de l’ex-URSS. Elle a notamment ouvert la voie à l’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, ce que ne prévoyait pas jusque-là le Partenariat oriental, comme le souligne Laure Delcour. En s’attaquant à l’Ukraine, la Russie a ainsi provoqué une nouvelle division de l’Europe. La frontière de l’espace postsoviétique avec le reste du continent européen passe désormais entre l’Ukraine et la Moldavie d’un côté et la Russie et le Bélarus de l’autre. La Communauté politique européenne, créée en 2022 qui a tenu son 5e sommet le 7 novembre dernier et qui regroupe tous les Etats du continent européen sauf la Russie et le Bélarus, est le miroir de cette nouvelle division.

La guerre a par ailleurs aggravé la confrontation entre la Russie et l’Occident. La dégradation de leurs relations ne date pas de 2022 ni même de 2014, mais elle s’est fortement accentuée depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie du 24 février 2022. « La Suède n’est pas en guerre mais la paix ne règne pas non plus » a déclaré le Premier ministre suédois le 12 janvier 2025. La formule vaut pour l’Union européenne. Refusant d’accepter la violation du droit international et de l’intégrité territoriale d’un Etat souverain et considérant la Russie comme « une menace existentielle » pour l’Europe, les Occidentaux s’opposent à Moscou en se positionnant résolument aux côtés du pays agressé, en soumettant la Russie à un régime de sanctions et en s’efforçant de contrer ses attaques hybrides. Vladimir Poutine mène lui une politique ouvertement offensive. Dans son narratif sur cette guerre, au mépris des faits, il accorde une place centrale aux Occidentaux en inversant les responsabilités. Niant celles de la Russie dans le déclenchement des hostilités et affirmant que les Occidentaux considèrent les Ukrainiens comme de la « chair à canon » utilisée pour faire de leur pays une « anti-Russie », il présente ce conflit comme « une guerre par procuration » que l’Occident mène contre la Russie. Ce récit accompagne les attaques hybrides que la Russie multiplie depuis 2022 : manipulations de l’information, cyberattaques, sabotages, instrumentalisation des migrations, ingérences dans les processus électoraux (dont la Roumanie lors de l’élection présidentielle de novembre 2024), etc. La Russie cherchant en outre à instrumentaliser cette guerre pour peser sur l’ordre international, le champ de cette confrontation s’est élargi. A Moscou, la guerre en Ukraine, est perçue, selon l’expression d’Isabelle Facon, « comme une opportunité » qui permet d’accélérer « la désoccidentalisation de l’ordre international » et ce faisant de renforcer les positions de la Russie dans le monde. Ses relations avec ceux des Etats du Sud - désignés à Moscou comme la « majorité mondiale » - qui ne souhaitent pas prendre position sur ce conflit contribuent à limiter l’isolement international qu’elle subit du fait des sanctions occidentales. 

Vous écrivez que le dispositif d'influence de Moscou s'est réorienté vers l'Afrique subsaharienne. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

Anne de Tinguy : A partir des années 2000, le projet de puissance de la Russie se fonde progressivement à la fois sur le postulat que le monde est en pleine transformation du fait de sa désoccidentalisation au profit des pays émergents et sur la conviction d’un antagonisme durable avec l’Occident. Cette analyse, qui prend au fil du temps une place accrue dans sa politique étrangère, conduit la Russie à redéployer sa présence dans le monde. Moscou multiplie les initiatives en Asie-Pacifique, opère un grand retour au Moyen-Orient, porte un intérêt renouvelé à l’Afrique et à l’Amérique latine, des régions où l’URSS avait longtemps été très présente, mais dont elle s’était largement désintéressée après 1991. Ce redéploiement est de plus en plus lié aux tensions avec l’Occident qui, à partir de 2014 et encore davantage de 2022, deviennent un élément structurant de son action extérieure et l’amènent à rechercher des partenariats alternatifs. Au cours de la décennie 2010, en particulier à partir de 2014, la Russie accorde à l’Afrique une importance croissante. En quelques années, elle marque à nouveau ce continent de son empreinte, ce qu’illustre en octobre 2019 le sommet Russie-Afrique de Sotchi, auquel participent 54 chefs d’Etat et de gouvernement. Son expansion sur ce continent se fait largement par la voie d’une part d’une coopération sécuritaire – entre 2014 et 2019, elle signe 19 accords de coopération militaro-technique avec des pays africains – et d’autre part par l’implantation d’un dispositif d’influence informationnelle et la diffusion de narratifs, étudiés par Maxime Audinet, qui sont destinés à légitimer sa présence sur ce continent comme en Ukraine et à discréditer les positions des pays occidentaux, notamment de la France. Ainsi les médias d’Etat RT et Spoutnik, évincés en 2022 de l’espace européen, sont réorientés vers l’Afrique où ils diffusent activement un récit anticolonial qui étaye l’analyse russe de la désoccidentalisation du monde. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photographie de couverture : Le président des États-Unis Donald Trump avec le président russe Vladimir Poutine, 12 février 2025. Crédit : Below the Sky pour Shutterstock.
Photo 1 : 
Kiev, 5 janvier 2025 - Rassemblement commémoratif des Ukrainiens pour les prisonniers de guerre de la garnison de Marioupol. Crédit : Vitaliy Holovin pour Shutterstock.
Photo 2 : 
Affiche du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev dans un centre commercial dans la banlieue de Bakou, septembre 2024. Crédit : Alexanderstock23 pour Shutterstock.
Photo 3 : 
Bucarest, 30 décembre 2024, les partisans de Calin Georgescu, vainqueur du premier tour de l'élection présidentielle, annulés par le CCR, manifestent devant la Cour d'appel de Bucarest. Crédit : LCV pour Shutterstock.

Lire l'Etude du CERI n° 277-278, Regards sur l'Eurasie. L'année politique 2024

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