La Moldavie, dans l’ombre de la guerre en Ukraine. Entretien avec Florent Parmentier
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Florent Parmentier est secrétaire général du CEVIPOF, chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC et spécialiste de la Moldavie.
Peut-on dire que la guerre en Ukraine a accéléré le processus d’intégration européenne de la Moldavie ?
Florent Parmentier : Incontestablement, peu d’observateurs auraient misé, au début de la présidence française de l’Union européenne en janvier 2022, sur l’obtention du statut de pays candidat pour la Moldavie dès le mois de juin de la même année, en même temps que l’Ukraine. Le rôle de la présidente Maia Sandu, dans ce cadre, a été particulièrement important : elle a exprimé une solidarité sans ambiguïté avec Kiev et elle a accueilli dès les premiers jours du conflit un grand nombre de réfugiés en provenance du sud et de l’est de l’Ukraine. De ce point de vue, il est évident que la guerre en Ukraine a constitué une accélération du processus d’intégration européenne, qui a poussé les capitales européennes à exprimer politiquement leur solidarité.
Un détour par l’histoire permet de mieux comprendre la portée de cette accélération. Après la chute de l’URSS et l’indépendance de la Moldavie, ce pays était éligible pour le Programme européen TACIS (Technical assistance for the Commonwealth of Independent States). Or si l’accord est conclu en 1994, il n’est finalement ratifié par les Etats-membres qu’en 1998 ! L’intégration européenne de la Moldavie s’est ensuite inscrite dans le cadre du Pacte de stabilité de l’Europe du Sud-Est en 2001, mais avec deux conditions liées : ne pas parler d’adhésion ni du conflit avec la Transnistrie. Ni la Politique européenne de voisinage, lancée en 2004, ni le cadre plus étroit du Partenariat oriental de 2009, qui regroupe six Etats (Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie), ne prévoyaient d’élargissement. Le nombre de visites ministérielles et présidentielles en provenance des Etats-Unis et des partenaires européens s’est considérablement accru depuis le début de la guerre, avec pour point d’orgue la tenue du deuxième sommet de la Communauté politique européenne en juin 2023. Ainsi, la Moldavie peut à présent bénéficier d’un niveau d’interaction avec les Européens inédit jusqu’alors.
Les résultats du référendum du 20 octobre dernier et la réélection de Maia Sandu à la présidence de la République mettent au jour les réelles divisions internes du pays. Que pouvez-vous nous dire sur ce sujet ?
Florent Parmentier : A l’automne, la vie politique moldave a en effet été marquée par la tenue de l’élection présidentielle et d’un référendum sur l’Union européenne organisé lors du premier tour. Plus précisément, le référendum portait sur l’inscription dans le préambule de la Constitution de la réaffirmation de l’identité européenne de la Moldavie, de l’irréversibilité de sa trajectoire européenne et de son intégration dans l’UE.
Elue une première fois en 2020, Maia Sandu s’est présentée pour un nouveau mandat avec un message clair en faveur de la poursuite du rapprochement avec l’Union européenne dans ce contexte de guerre en Ukraine. Si son message politique de 2020 était de moins s’occuper de géopolitique afin de se concentrer sur les réformes internes, celui de 2024 est radicalement géopolitique, à savoir s’éloigner autant que possible de la Russie pour se rapprocher des Européens. Afin de marteler ce message et d’inscrire cette orientation dans la durée, elle a souhaité, en décembre 2023, organiser le référendum le même jour que le premier tour. De la présidentielle
Les résultats du référendum ont suscité beaucoup d’inquiétude dans le camp de la présidente : ce n’est qu’au bout de la nuit qu’une majorité pour le « oui » s’est dessinée, l’emportant finalement avec 50,4% des suffrages. Il aura donc fallu attendre les votes de la diaspora, favorables au « oui » à 77%, pour s’assurer de la victoire du camp pro-européen. Les résultats électoraux révèlent de vrais clivages sur le territoire moldave. Dans la région autonome de Gagaouzie, peuplée de russophones, seuls 5% des électeurs ont voté en faveur du « oui » au référendum. Dans d’autres régions, le « oui » a été très faible, à l’instar d’Ocnita (21%), de Donduseni (27,2%) et de Briceni (28,6%). A titre de comparaison, même les électeurs moldaves de Transnistrie ont davantage voté pour le « oui ». Le soulagement final s’est accompagné de réelles inquiétudes au sujet des ingérences russes, constantes depuis l’indépendance du pays mais renforcées depuis février 2022. Le soir du 20 octobre, Maia Sandu, arrivée en tête avec 42,5% des suffrages, a déclaré que la Moldavie avait été confrontée à « une attaque sans précédent contre la liberté et la démocratie le jour de l’élection et ces derniers mois », avançant le chiffre du vol de 300 000 votes. Au centre de ce scandale : Ilan Shor, sulfureux homme politique moldave faisant l’objet de différentes enquêtes pour corruption et fraudes. Vivant actuellement à Moscou, fort du soutien de l’appareil d’Etat russe, il a lancé en avril 2024 en coalisant plusieurs partis le bloc électoral Victoire (Pobeda) et il a soutenu plusieurs candidats pendant cette campagne. Qualifié pour le second tour, l’ancien procureur général Alexandr Stoianoglo, soutenu par le Parti des socialistes, a obtenu 26% des suffrages mais il pouvait espérer un meilleur report que son opposante.
Quant à Maia Sandu, elle a été en mesure de remporter le second tour le 3 novembre avec une marge confortable (55,3% des voix), avec une participation en légère augmentation (54,3% pour 51,4% deux semaines plus tôt). Pourtant à y regarder de plus près, sur le territoire même de la Moldavie, c’est son adversaire Alexandr Stoianoglo qui est arrivé en tête (51,2% des voix). Ici encore, la Gagaouzie a très fortement rejeté Maia Sandu (3% des voix seulement au second tour), ainsi que le district de Taraclia, peuplé d’une forte minorité bulgare (elle y obtient moins de 6% des voix).
La polarisation observée risque de resurgir avec force à l’élection des législatives prévues dans la première moitié de 2025. Les développements de la guerre en Ukraine, la présidentielle roumaine (mai 2025) ou le démantèlement de l’USAID, autant que les recompositions de l’offre politique moldave, seront à surveiller de près au cours des prochains mois.
Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine sur la Moldavie et plus précisément en matière de sécurité alors que la Transnistrie est instable et que des troupes russes y sont stationnées ?
Florent Parmentier : La guerre en Ukraine a engendré de nombreuses conséquences pour la Moldavie, en particulier sur le plan sécuritaire. Au-delà de l’accueil des réfugiés, qui a mis à rude épreuve les ressources et les infrastructures du pays, le pays a reçu sur son territoire des débris de missiles russes et de défense anti-aériennes. Les différentes vulnérabilités du pays, qu’elles soient politiques, économiques ou énergétiques, sont apparues au grand jour. Pour la première fois depuis l’indépendance, la Stratégie nationale de sécurité adoptée en 2023 mentionne explicitement la Russie comme adversaire principal. Pendant la campagne présidentielle de l’automne 2024, la question de la guerre en Ukraine a d’ailleurs fait l’objet d’un clivage politique clair, une variante à l’opposition traditionnelle entre « pro-européens » et « pro-russes ». Les partisans de Maia Sandu voyaient dans sa politique d’alignement sur les Occidentaux un moyen de se protéger contre une éventuelle agression russe. A l’inverse, pour ses opposants, sa politique mène directement à la confrontation avec Moscou, que la Moldavie peut difficilement s’aliéner selon eux. Ainsi, la position de neutralité, définie par la Constitution moldave, majoritairement soutenue par l’opinion publique, est désormais ouvertement discutée par plusieurs partis politiques qui souhaitent la remettre en cause.
Naturellement, la question de la Transnistrie occupe une place essentielle dans les débats de sécurité. Cette région séparatiste de l’est de la Moldavie accueille sur son sol des troupes russes depuis l’indépendance (1991), ainsi que d’importants stocks d’armes. Elle a fait sécession à la suite d’une série d’affrontements ayant eu lieu entre janvier et juillet 1992 qui a débouché sur un cessez-le-feu, sans qu’une solution politique ne puisse être trouvée depuis. Pendant trois décennies, le conflit a trouvé une forme de stabilité, l’absence de solution politique s’accompagnant d’un risque limité de reprise des affrontements.
En la matière, la guerre en Ukraine a changé les perspectives : contrairement à certaines attentes, les troupes transnistriennes, qui se situent à seulement quelques dizaines de kilomètres d’Odessa, n’ont pas franchi la frontière ukrainienne le 24 février 2022. Un sentiment d’inquiétude domine à Tiraspol depuis le début de la guerre : le risque humanitaire est aujourd’hui plus réel qu’une offensive en provenance d’un territoire qui n’est pas relié à la Russie ni aux territoires ukrainiens occupés par la Russie. Le sort de la Moldavie dépend de ce point de vue en bonne partie de la situation d’Odessa.
Propos recueilis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Chisinau, 21 mai 2023, rassemblement pour l'adhésion de la Moldavie à l'Union européenne. Crédit : snob pour Shutterstock.
Photo 1 : 27 octobre 2024, les candidats à l'élection présidentielle Maia Sandu et Alexandr Stoianoglo se serrent la main avant le second tour de l'élection présidentielle. Crédit : Dan Morar pour Shutterstock.
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